Le portrait du Cheikh avait perdu son sourire sardonique. La pluie rendait tout, à peu près tout, mélancolique, avais-je noté à cette vision fugace au croisement des deux avenues. À la sortie de l’aéroport l’on pouvait choisir entre la Syrie et l’Iran, l’avenue Hafez Al Assad et l’avenue Imam Khomeiny avec Rafic ne Hariri un rien énigmatique qui dominait le carrefour, accroché au pont de l’autoroute. En fait, rien n’avait changé depuis ma dernière visite et le portrait était le même qu’à l’habitude. Mais l’orage venu de l’Europe avait effacé cette fois-ci le compte en chiffres électroniques des jours passés depuis l’assassinat du Premier ministre.
B. en pleine nuit avait un air de Paris au mois d’Août. À 2h30 du matin aux abords de Khaldé la ville n’était peuplée que de quelques touristes, le nez en l’air humectant l’humidité que brassait les lourdes bannières du mouvement Amal qui pendaient aux lampadaires. À cette heure l’endroit était le plus animé de toute la ville, l’aéroport étant peut-être, non pas une destination en soi mais le simple relais entre le Vieux continent et les ors du golfe persique, l’Arabia Felix et les tentations de l’Afrique. C’est bien, et c’est rare un aéroport ouvert toute la nuit. Je dirai même, exotique, le mouvement las d’autochtones chargés de sacs d’emplettes griffés italien (Arrivée, Rome, AZ826, 2h20) aux côtés de bonnes éthiopiennes excitées (Départ, Addis-Ababa, ET409, 2h10) avec l’immanquable blonde naturelle (naturelle, j’insiste) et en jeans taille basse arrivée via Budapest (MA 240, 3h05) ou de Prague (OK296, 2h20). Avec en prime, bloquant Talhouitet El Ghadir à la sortie, trois bus éthérés remplis d’Espagnols endormis de l’Unifil qui manoeuvraient de manière presque à la sauvette. Bienvenue à B. en 2009.
J’ai mis trente ans à aimer, à vrai dire non pas la cité, mais la rue qui faisait sa gloire sur quelques courts kilomètres à l’Ouest, comme si le tout m’avait empêché d’apprécier la partie. Je veux parler de Hamra, cette chaussée qui enflamme encore l’imagination du Bédouin de la Mer Morte ou du provincial Syrien. On trouve une « Hamra » à Amman aussi bien qu’à Damas, et ailleurs aussi dans la région peut être, et qui évoque l’originale, la rue « Rouge » de B., ou parait-il des jeunes femmes vêtues à la dernière mode d’occident défilaient devant des vitrines quasi parisiennes quand elles ne croisaient pas leurs jambes dénudées dans des tavernes quasi new yorkaises. C’est un peu, c’est beaucoup comme si l’on pense encore trouver les modèles de Lautrec à la sortie du Métro Pigalle en tenue paillettes. Le rouge de la rue en fait n’avait rien à voir avec les lumières des quartiers ici et la rose humide, rose Amsterdam et Kyoto liquide. L’appellation venait de la latérite qui recouvrait l’endroit lorsque l’on trouvait encore de la vigne et des mûriers à B. Quant à la ville que Hamra illustre, du moins sa moitié Ouest, je ne m’en étais épris que le temps d’un siège, autant dire un moment d’égarement.
Il faisait 25° Celsius et le taxi s’était emparé de mon bagage avant que j’aie pu me changer. On roulait la fenêtre ouverte, coude sur la portière et Marlboro au bec dans la Mercedes de vingt années. Cela faisait le Liban type, cliché même, comme le douanier qui écornait du pouce le passeport comme s’il comptait une liasse de billets. Rien n’avait changé depuis mon premier contact, il y a trente ans, mais les Libanais aiment jouer sans relâche le rôle qu’ils se sont une fois pour toutes attribué.
Pavé mouillé par la dernière pluie de la soirée, lumières dédoublées, Hamra était vide hormis quelques émiratis fêtards. Marouche était fermé vu l’heure qu’il était, me dit le réceptionniste qui tirait sur sa cigarette en compagnie du portier, XXIe siècle oblige, à l’entrée du Plaza. Nous étions à quelques pas de l’ancien cinéma Strand en face duquel l’on trouve maintenant le restaurant de sushis sur tapis roulant. Le XXIe siècle est ingrat à B.
B. cinephile, une ville au coeur d’acétate dont les repères topographiques, les monuments les plus célèbres étaient des salles de cinéma. Longtemps elles ont donné leurs noms aux endroits adjacents, ont servi d’étoiles guidant le navigateur des ruelles et avant la guerre, étaient aussi nombreuses, j’imagine, que les milices armées qui avaient fleuri par la suite. Les salles disparues, le souvenir reste.
Hamra tirait sa renommée en partie du chapelet de temples argentiques qui égrenaient le boulevard. L’Etoile, le Saroula, le Hamra, le Piccadily, le Commodore, le Pavillion, le Strand déjà cité avec tout au bout le Versailles, le coin des mauvais garçons ainsi exilés avec leurs boissons au jellab. Les quartiers alentour avaient leurs salles à elles, deux à jusqu’à trois films au même programme, romances égyptiennes et opéras hindi aux chansons interminables. Le Plaza, l’Aida, le Yasmine à Zarif ou à Talet el Khayat, Mousseitbé. Le Schéhérazade sur la Corniche Maazra, le cinéma Concorde qui dominait son voisin l’hôtel Bristol non pas de par sa taille mais par sa notoriété. Les Beyrouthins allaient plus souvent en ville au cinéma qu’à l’hôtel, logique. le Centre Ville était doté du Rivoli, du Capitole, de l’Opéra, Alain Delon disputait la place des Martyrs au gladiateur Maciste et les productions occidentales régnaient sur le souk. Mais le record à l’affiche était tenu par « Boot Polish », production indienne nominée à Cannes en 1955, et ancrée sur ces rivages aussi solidement que l’était « Emmanuelle » sur les Champs-Elysées à une époque ou dans un autre domaine de l’art, « La cantatrice chauve » rue de la Huchette à Paris. De nos jours, le Rivoli, c’est Virgin Mégastore, l’Edison qui était face à l’Université américaine est devenu, je ne sais, magasin de donut ou la franchise des hamburgers Hardee’s. « Krispy Kreme » ou « Edison », que doit-on lancer à la fenêtre du taxi service ? Mais je n’ai pas à baigner dans une nostalgie que je n’avais pas connue.
C’était avant Lee, de son prénom Bruce. À la terrasse du café l’Express (ex cinéma l’Etoile) les jeunes vendeurs de chewing-gum ne se lassaient pas de me dévisager. La ressemblance est lointaine, mais cela suffisait à leur curiosité. Le cinéma du Holiday Inn par contre avait encore en 1979, ses affiches de « Toute la ville danse » avec le septième mercenaire Horst Buccholz dans le rôle de Johann Strauss. La dernière projection avait été peut-être interrompue le 13 avril quatre ans auparavant, lorsque la guerre civile avait débuté avec l’incident du bus à Ain El Remaneh. Bien sûr, personne n’avait pensé à changer les affiches. Pourquoi valser quand on peut faire du rock et la ville dansait alors sur un autre air. On se disputait dans les étages supérieurs de l’hôtel encore inachevé à qui la meilleure vue pour son fusil à lunette.
Sur Verdun, le multiplex Dunes (sans rapport avec David Lynch) avait récemment ouvert près du nouveau Holiday Inn, le vrai hôtel, celui où l’on peut demander une chambre sans avoir à lober des grenades à l’étage au dessus et régler avec sa carte d’American Express sans être pris pour un employé des services de renseignements US. C’est là où les mauvais garçons viennent maintenant pour déguster leurs glaces, mais pour Ben & Jerry’s, accords de Doha ou pas, il faudrait se rendre à Achrafieh.
C’est peut-être pour cela que j’ai mis du temps à aimer le quartier. Hamra a perdu le nez mutin de sa jeunesse, cette assurance des jeunes filles bien avantagées qui donne à leur maintien, ce l’on ne sait de suffisant. Avec le temps, c’est devenu une femme avec des pattes d’oie que l’on devine et un rien de mélancolie dans le regard, ah, et le budget crème de nuit revitalisante qui ne suit pas. La ville n’a plus d’yeux que pour Gemaizeh la coquette et pour le Centre-Ville qui sent l’emballage plastique, une odeur d’aérosol Pledge, produit d’entretien ménager ici abondamment employé par des financiers plumeaux à la main et en chemisette. Hamra est la maîtresse délaissée, reine de beauté à la pré-retraite et c’est tant mieux ainsi, diluant à petites doses ses couleurs à la météo des années.
La boîte de nuit était restée ouverte. Trois mètres de large avec une entrée qui occupait toute la façade. L’escalier menait à un sous sol mais malgré les étoiles en plâtre qui perdaient leurs pointes sur le fond bleu de la peinture abîmée, je n’arrivais pas à deviner même en sourdine une quelconque musique. Le barman devait dormir avec le portier et un client improbable, tous les trois la tête dans les coudes sur le bar devant des bières dont la date optimale de consommation avait expiré. « Tico Nightclub », je n’avais pas vérifié et je n’avais surtout pas envie le cas échéant de les réveiller. Jusqu’en 1982, à Raouche existait encore un endroit semblable, une discothèque portant le nom de « La révolution » en arabe. Le nom devait attirer une clientèle de Nassériens déçus, d’exilés radicalisés d’Iraq, de militants de la banlieue Shiite cultivant leur spleen pré-hezbollahite. Ehud Barak déguisé en blonde y avait peut-être dansé dans les bras du Palestinien Ali Hassan Salameh, (dit « Le prince rouge ») sur « The City of New Orleans » chanté par Arlo Guthrie mais je m’arrête. Nous sommes en 2009, et autant imaginer Vladimir Putin au Casino du Liban parmi les coiffes platinées de ses longilignes compatriotes, trahi par sa montre Blancpain modèle homme bien sûr. Nous sommes au XXIe siècle et le rouge de Hamra n’est plus celui des bannières des années 70.
Il n’avait pas recommencé à pleuvoir et le taxi stationné à la hauteur de Red Shoe m’apostrophait de son Ya Habib avec la conviction des petites heures de la nuit. Moustache grise et prestance comme il sied aux taxis de B. mais Hyundai neuve de Corée du Sud. Je lui répondis d’un geste négatif, Barbar se devait d’être ouvert à cinquante mètres avec son poulet en brochette à l’ail. « Barbar est ouvert » était une bonne nouvelle pendant la guerre. Barbar est maintenant ouvert 24 heures sur 24 et c’est toujours une nouvelle bienvenue.
J’avais oublié les chats.
Que Barbar soit ouvert ou pas, la nuit Beyrouthine est remplie de chats. Pas de ceux que l’on rencontre communément ailleurs, des chats livrés à eux-mêmes et qui peuplent les gouttières de l’Europe de Paris à Pest, ou qui, par exemple, disputent à Phnom Penh le quai Sisowath aux rats puissants des berges du Mékong. À Hamra, ce sont des chats domestiques, de Siam ou de Perse, exotiques à souhait et au pelage quotidiennement lustré par le kit kat, mais qui profitent du sommeil de leurs maîtres pour tâter du bitume et guetter l’aventure au seuil des enseignes désertes. Après minuit, les princesses quittent le palais par une porte dérobée et vous lancent au passage le regard mauvais que les célébrités réservent au flash inopportun des photographes.
À côté de l’étincelant Sky Suites, une cour de félins de bonne famille se donnaient sans succès des airs de durs autour d’une guérite militaire oubliée par le dernier budget de la défense nationale. Les chats avaient reculé puis s’étaient dispersés à regret à mon approche. À l’intérieur se trouvait un homme en treillis, silhouette trapue vautrée sur une mauvaise chaise en plastique et le fusil posé sur les cuisses. Le buste et le visage étaient noyés dans l’ombre et je dus me contenter des belles bottes exposées à la lumière comme sujet furtif de contemplation.
En d’autres temps, j’avais dépensé un mois de solde pour des « rangers » équivalents. Des « Jungle boots », dites du Vietnam, mais en fait le modèle Okinawa amélioré, de troisième génération, et avec des semelles dites de Panama.
Bonjour, dus-je dire au bout de trente secondes.
L’homme ne répondait pas. Il ne bougeait pas dans son sommeil et l’on n’entendait pas sa respiration.
Dans une demi-heure, les guirlandes vert fluo qui épousent le minaret de la rue Gandhi vont faiblir au moment exact où l’appel à la prière va retentir. Ou c’est un effet de mon imagination peut être. La voix du muezzin va couvrir sans distinction les immeubles, fraîchement ravalés (« à louer appartements refait neufs »), en cours de ravalement (« Ouverture prochaine, vendeuses demandées ») ou à l’abandon dans une pose affectée. Je sais, c’est inévitable, la pose est celle de la patiente sous anesthésie qui attend le scalpel du chirurgien plastique. Celle de la belle dormant au bloc opératoire. Au réveil, dans quelques années, quelques mois, Hamra va être identique à telle rue réhabilitée à Varsovie ou à Bratislava. Là, il n’est que quatre heures et le souffle chaud du muezzin va courir le long des chaussées repavées de neuf, toujours mal contenues par des trottoirs qui n’en finissent pas de s’effriter. Cela fait cliché, sur des ruelles alanguies à l’aube.
Mais c’est joli. Et dans trente minutes, Hamra aura ajouté sous ses yeux un nouveau cerne à peine visible.