La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Asiatiques > Asies réelles > Isson Tanaka — peintre d’un Japon méconnu

Isson Tanaka — peintre d’un Japon méconnu 

lundi 15 juin 2015, par Julien Bielka

Sur l’île d’Amami-Ōshima (Japon), située entre l’île principale de Kyūshū et Okinawa, on peut voir, près de la ville de Nazé, une modeste maison en bois, bordée de végétation subtropicale.




C’est dans cette maison qu’a vécu le peintre Isson Tanaka (1908 - 1977), à partir de sa cinquantième année. Amami-Ōshima est une île qui appartenait, jusqu’au XVIIe siècle, à l’ancien royaume de Ryūkyū. Il s’agit, d’évidence, d’un autre Japon, avec ses propres croyances animistes (pas de bouddhisme ni de shintoïsme), ses langues (amami du Nord, amami du Sud) et sa flore si différente de celle qui vient spontanément à l’esprit lorsque l’on songe au paysage japonais. Hymne à la beauté de l’île, l’œuvre méconnue [1] d’Isson Tanaka parvient à nous communiquer l’émerveillement qu’il a ressenti devant une telle profusion de formes et de couleurs. Un récent voyage sur l’île d’Amami-Ōshima m’a donné l’occasion de découvrir ce peintre atypique, fréquemment surnommé "le Gauguin japonais".

Isson Tanaka (de son vrai nom Jun Tanaka) naît dans la province de Tochigi, au nord de Tokyo. Son père, le sculpteur sur bois Tōson Tanaka, a vite conscience du talent précoce d’Isson : maturité de sa technique picturale et compréhension profonde de l’esthétique japonaise du wabi-sabi [2]. En 1925, son nom apparaît sur le Registre Japonais des Artistes ; c’en est le cadet. On lit : "19 ans, autodidacte". Il excelle notamment dans le Nanga, un style qui s’inspire de la “peinture de lettrés” chinoise. L’année suivante, il entre à la prestigieuse école des Arts de Tokyo (l’équivalent des Beaux-Arts), département de Nihonga (peinture japonaise). Il arrête ses études quelques mois plus tard, en raison de problèmes d’argent et de santé. En 1938, il part vivre dans la province de Chiba, à l’est de Tokyo. Dans le dénuement, il se consacre à la peinture et petit à petit, délaisse les influences classiques pour puiser son inspiration dans la vie quotidienne. En 1947, sa peinture Shiroi hana (fleur blanche) est exposée [3]. Il commence à se concentrer sur les représentations de fleurs, d’oiseaux, de plantes. En 1958, après un voyage dans le sud de l’archipel (Kyūshū, Shikoku), qui l’éblouit, il décide de s’installer à Amami-Ōshima, où il vit dans la pauvreté, travaillant occasionnellement comme teinturier, gagnant juste assez pour vivre frugalement. C’est dans les vingt dernières années de sa vie que son style va véritablement s’épanouir. Comme la Polynésie pour Gauguin, Amami-Ōshima, île à la nature largement préservée (recouverte de forêts à 80% encore maintenant) est pour lui un révélateur. L’île infléchira radicalement sa manière de peindre, changeant un peintre talentueux mais conventionnel en paysagiste hors-normes, peignant avec une grande méticulosité les beautés séduisantes et bigarrées de son île d’adoption. Il meurt à 69 ans d’une attaque cardiaque, dans un anonymat quasi-complet.

J’ai eu la chance de me rendre à Amami-Ōshima en avril 2015 ; j’ai pu ainsi visiter le Mémorial Tanaka Isson, ouvert en 2001.

Première impression : le musée en lui-même, situé dans le “Amami Park” est architecturalement intéressant ; il s’inspire des entrepôts sur pilotis boregura, typiques d’Amami-Ōshima. À l’intérieur, les œuvres d’Isson Tanaka sont exposées chronologiquement, ce qui nous permet de constater sa maturité précoce, son intérêt ancien pour les fleurs aux couleurs les plus vives, pour les oiseaux, ainsi que la rupture opérée par son installation à Amami-Ōshima. C’est cette dernière période de son œuvre qui retient l’attention. Sur de larges surfaces de papier ou de soie, recourant aux pigments de la peinture traditionnelle japonaise (fabriqués à partir de minéraux, d’ossements d’animaux et de végétation), Tanaka peint dans un souci de réalisme quasi-photographique [4], la nature sauvage de l’île. Palmiers sago, pins, fleurs de datura, bananiers, papayers, oiseaux divers (bécasses et grives d’Amami, pigeons verts de Ryūkyū...), papillons sont représentés avec précision (ses carnets de croquis montrent une attention digne d’un naturaliste). Les couleurs éclatantes et l’atmosphère des peintures font parfois penser à Henri Rousseau, pour le référent “exotique”, mais pas seulement. En effet, un des charmes de sa peinture, justifiant le parallèle avec Rousseau est, selon moi, qu’elle ouvre malgré son réalisme, ou plutôt grâce à lui, sur un monde onirique : “quand je vois les plantes étranges des terres exotiques, il me semble que j’entre dans un rêve”, écrivait le Douanier [5]]. Cette impression, je l’ai en contemplant les œuvres d’Isson Tanaka, qui me confirment qu’“au fond, l’extraordinaire est le réel” (Hélène Berr).

J’ai été ému par le destin singulier de ce peintre promis dans sa jeunesse à une “belle carrière” (comme on dit bêtement), tournant le dos à la facilité, ne cédant jamais sur l’originalité de son art, sortant des sentiers battus et ne cherchant pas à vivre de sa peinture. On apprend dans ce musée que, si la peinture japonaise était sa principale référence, Isson Tanaka aimait Picasso, et en particulier son œuvre tardive (1963 - 1973), pour sa liberté créatrice souveraine, facétieuse et déliée, son indifférence complète aux modes de l’époque. Son excentricité, artistique et géographique, le met à l’écart de toute compétition, de tout carriérisme : l’indépendance même. L’homme ordinaire Isson Tanaka, par simple passion de l’art et de la beauté, a continué à peindre, à l’écart du centre, une œuvre rare (environ trente peintures majeures, auxquelles s’ajoutent des dessins sur papier shikishi) et enchanteresse. Ses peintures rendent l’étonnement, le regard. Elles m’ont rappelé la beauté de la biodiversité de notre planète, et la nécessité d’être digne de ces surgissements gratuits, en commençant par se calmer sur le saccage rentable. Elles constituent également une splendide invitation à découvrir l’extrême-sud du Japon, par cette porte d’entrée sur Okinawa qu’est Amami-Ōshima.


Infos pratiques :

Tanaka Isson Memorial Museum of Art
adresse : 1834 Setsuta Kasarichō Amami-shi 894-0504
numéro de téléphone : 0997-55-2635
site web : http://amamipark.com/isson/ (en japonais)

Pour se rendre à Amami-Ōshima :

Vols depuis Tokyo (Japan Airlines ou Vanilla Air, environ deux heures trente). Est aussi assurée depuis Kagoshima une liaison en ferry (douze heures).

Bibliographie : le très beau catalogue 田中一村 新たなる全貌 ainsi que celui-ci, regroupant toutes ses peintures, ainsi que des extraits de ses carnets de croquis, ses photos...

Remerciements à Kana Matsumura, Emi Nomoto et Gotal.

P.-S.

Quelques œuvres de Isson Tanaka :

Notes

[1Au Japon y compris, malgré la diffusion dans les années 1980 d’une émission consacrée au peintre, sur la chaîne de télévision nationale NHK.

[2Concept esthétique japonais majeur, peu évident à définir ; beauté de l’impermanence, de la pauvreté, de l’imperfection, de la simplicité... voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Wabi-sabi.

[3Isson Tanaka pratiquait aussi la photographie, il avait emporté avec lui sur l’île d’Amami-Ōshima un appareil photo Olympus, avec lequel il capturait paysages et animaux, le plus souvent en gros plan.

[4Rappelons cependant que l’"autodidactisme" tout relatif d’Isson n’avait rien de comparable avec celui de Rousseau et qu’il peignait d’après nature.

[5Voilà, par Jean Dubuffet, un portrait de l’anti-Isson : "Les intellectuels se recrutent dans les rangs de la caste dominante ou de ceux qui aspirent à s’y insérer. L’intellectuel, l’artiste, prend en effet titre qui lui donne pairie avec les membres de la caste dominante. Molière dîne avec le roi. L’artiste est invité chez les duchesses, comme l’abbé. Je me demande dans quelle désastreuse proportion s’abaisserait aussitôt le nombre des artistes, si cette prérogative se voyait supprimée. Il n’est qu’à voir le soin que les artistes prennent (avec leurs déguisements vestimentaires et leurs comportements particularisants) pour se faire connaître comme tels et bien se différencier des gens du commun." (Asphyxiante culture, éditions de Minuit, 1968)

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter