Tokyo vous appartient : voici assurément le meilleur résumé de Tokyo Totem, ouvrage atypique (bilingue : anglais et japonais), guide d’un genre nouveau consacré à la capitale japonaise. Dès les premières pages, on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un énième guide à la Lonely Planet ; Tokyo Totem ne sera d’aucune utilité pour trouver un restaurant de sushis de cheval. Il s’agit d’un ouvrage collectif réunissant “flâneurs, artistes, designers, anthropologues, architectes, spécialistes des bains publics (!), explorateurs urbains”, pour une quarantaine de courts chapitres, portant sur des sujets originaux et variés. Au fil des 300 pages du livre, le lecteur est invité à “lire la ville” pour mieux y “naviguer”, à approfondir son “sens de l’aventure” et son “sentiment d’appartenance”, à “créer son propre Tokyo” en s’émancipant des clichés et des visions homogénéisantes. Trouver ce genre de partis pris dans un livre sur Tokyo est, sinon unique, du moins très rare. Dès l’introduction, j’étais sous le charme : voilà exactement ce que j’attendais de lire sur ma ville d’adoption, que je pratique sans cesse avec mes pieds depuis une dizaine d’années ! Tokyo, la plus grande ville du monde (le mot “ville” ne convient pas), est un terrain de jeu et d’exploration infini, une manne de lieux propices à la sérendipité. Le mot célèbre de Picasso, “je ne cherche pas, je trouve”, prend ici tout son sens pour le piéton ordinaire. La moindre promenade plus ou moins improvisée apporte une grande quantité d’occasions d’être déstabilisé, étonné, émerveillé. La ville étant par ailleurs l’une des plus sûre du monde, on peut aller sans crainte quasiment n’importe où, à toute heure du jour et de la nuit. Se perdre n’est pas une source d’angoisse, c’est au contraire le meilleur moyen de faire de belles découvertes, des rencontres émouvantes. Cela, Tokyo Totem nous le rappelle.
Tokyo Totem commence par un texte intitulé “Étrangers de tous les pays, unissez-vous !”, écrit par l’artiste hollandais Arthur van Beek. Y est décrit le sentiment de se sentir étranger, lors d’un voyage bien sûr, mais aussi dans son propre pays, dans sa propre langue. Se sentir étranger dans une réalité contingente, absurde, s’y heurter, s’en étonner, l’accepter, puis l’assumer pleinement... Et du coup, dans la limite du respect des autres, envoyer valser les injonctions normatives, ne pas se plier aux “attitudes appropriées” (et on sait qu’au Japon, la norme sociale n’est pas un vain mot)... Ce court texte, illustré par des photos de l’artiste portant un t-shirt de sa confection sur lequel est écrit en japonais “Je ne suis pas d’ici”, se termine par cet appel : “Rentrez à la maison de votre propre étrangeté”. Excellente entrée en matière !
Suit un petit essai de l’historien Christian Frumeaux, “Le noble art de l’exploration subjective”. Il y raconte sa première expérience de Tokyo, lui ayant laissé un goût amer, celui d’une ville trop “générique”, manquant de tumulte, d’agitation, trop peu cosmopolite, une ville dans laquelle la plupart des habitants semblent souffrir d’épuisement chronique (pas faux)...
Il relie ces impressions négatives à ses propres attentes ; sa confusion en tant qu’historien (les bâtiments de plus de cinquante ans font figure de dinosaures, et les temples sont régulièrement détruits et rebâtis à l’identique), son “romantisme désespéré”, le rendant incapable d’accepter le manque apparent de “tempérament individuel”, de spontanéité des Tokyoïtes, leur conformisme réel ou de façade... “Choc culturel” négatif donc, mais qui s’est changé en coup de foudre, pas immédiat, coup de foudre à retardement. “La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin.” (Aragon) L’auteur décrit une promenade en vélo dans le Tokyo nocturne, ses quartiers résidentiels sombres et intimes, la lumière des idéogrammes de néons, les lanternes rouges, les quartiers de hauts buildings et leurs brasiers clignotants sur les toits pour éviter qu’un hélicoptère ou un avion ne les percute... Cette sensation de suspension onirique, qui m’est familière, a été pour l’auteur le point de départ d’un nouveau rapport à la ville.
Ces deux textes subjectifs laissent place à des chapitres plus techniques, tout aussi passionnants, consacrés à la topographie, aux bassins (suribachi), aux parcs, aux “terrains cachés” (présence résiduelle de l’ancienne Edo dans les noms de lieux, les rues en pente, les escaliers)... Le recours à l’histoire permet de mieux saisir certaines “incongruités” topographiques d’une ville dont le tracé urbain demeure largement imperceptible. Aujourd’hui, des applications pour smartphone mettent à disposition de l’utilisateur des plans anciens, couplés à un GPS, permettant de constater l’évolution de l’urbanisation depuis l’époque Edo (1600-1868), et de rêver à ce que devait être Tokyo : une ville d’eau vallonnée, d’une beauté troublante, déjà immense et surpeuplée, laissant voir au loin le mont Fuji (aujourd’hui souvent caché par les immeubles). Les plans de Tokyo fascinent ; ils permettent de prendre conscience du devenir d’une ville chaotique, labyrinthique, sans plan d’urbanisme général, une ville flexible qui s’est développée par additions et altérations. L’ouvrage cite l’application Tokyo Jisou Maps (pour iOS), mais il en existe d’autres, moins chères, voire gratuites : Konjaku Sampo, Kochizuburari. Le chapitre “Une ville au-delà du temps”, écrit par l’architecte Joris Berkhout, approfondit ces questions, qui font de Tokyo “la ville du changement perpétuel” (ces dix dernières années, certains quartiers ont changé du tout au tout, je pense aux abords de la tour Skytree, à Shimokitazawa, au quartier de la gare de Nippori, entre autres).
Plus loin, on lit avec le sourire des textes moins techniques, plus légers, sur les “totems” de la vie de tous les jours. Par exemple, les konbini, ces supérettes omniprésentes, ouvertes 24h/24. On en dénombre une pour 2000 habitants ; de chez moi à la station la plus proche (500 mètres environ), j’en trouve quatre - autant dire qu’ils font partie intégrante du quotidien. Un autre s’intéresse aux sentô, les bains publics (texte écrit par Greg Dvorak : le voilà, notre spécialiste des bains) ! Même s’ils tendent à disparaître, on en trouve encore beaucoup, c’est une expérience intéressante que je recommande à tous, même si cela peut paraître un peu intimidant. Attention tout de même : les sentô tokyoïtes sont les plus chauds du pays, avec des eaux à 46-47 degrés en moyenne, il faut y aller doucement. On s’y baigne entièrement nus, dans une grande salle commune ; l’auteur rappelle qu’en japonais, une relation franche, sans duplicité, se dit hadaka no tsukiai (littéralement une “relation nue”).
L’iconographie, abondante, enchante. Pas de temples en contre-plongée, de gratte-ciel surexposés, de foules traversant le grand carrefour de Shibuya. À la place, beaucoup de détails qui font le quotidien de la vie à Tokyo : photos et dessins de vélos, enseignes, plots, plaques, escaliers, distributeurs automatiques (les “armoires à boissons” qui avaient attiré l’attention de Jacques Roubaud dans son poème Tokyo infra-ordinaire), végétation dans les ruelles, trains, câbles électriques... Toutes ces images donnent une impression d’adéquation, de “c’est ça !” (c’est enfin ça), que l’on retrouve si rarement dans les représentations de la ville (à part dans le film Café lumière de Hou Hsiao-Hsien). J’y aurais juste fait quelques ajouts : les vieilles galeries couvertes et leurs boui-bouis, les love hotels à l’architecture improbable, les tampons encreurs illustrés des gares JR, les parcs et terrains de foot sous les autoroutes, les différents masques hygiéniques, les corbeaux éventreurs de poubelles, les gros chats placides de Yanaka, les boîtes à oracles, les boutiques de friandises et de jouets rétro, les toits libres d’accès, les slips rouges de Sugamo, les oden (sorte de pot-au-feu) dans les supérettes dès l’arrivée de l’automne, le lamune et le soda float, les logos récurrents (dont celui en camembert rouge des voitures Akabou, que j’aime particulièrement), les passages à niveau, les ponts surélevés pour les piétons, les gants blancs des chauffeurs de taxi, les camionnettes qui vendent des patates douces grillées, les capsule hotels pour légumes (distributeurs de légumes), la poésie des noms de stations... J’aurais peut-être mis aussi l’accent sur le particulier, l’insolite, l’unique : la crypte aux renards de Koishikawa, les maisons en poupées russes de Ningyocho, les passages secrets d’Ameyoko, les toilettes à la 2001 de la gare de Shinagawa, la yourte sur le toit à Shinjuku, le gigantesque temple délabré, qui fait peur, du côté de Kappabashi, les stickers aux inscriptions bizarres à Shibuya... Les bâtiments plus que curieux comme l’immeuble “navire de guerre” à Shinjuku, le gaudien El Dorado à Waseda, la Happening Tower à Akebonobashi, les Reversible Destiny Lofts à Mitaka... Ah et puis, j’aurais inséré un CD avec “les sons de Tokyo” (on est en permanence envahis de messages, de petites musiques), à écouter pendant la lecture...
Par ailleurs, j’ai été heureux de trouver dans ce guide, en plus des essais et des photos, des mangas, des collages, des poèmes, dont un m’a beaucoup plu :
JOURNAL DU RESPONSABLE DES VÉLOS
vélo
vélo
vélo
vélo
vélo
vélo
vélo
vélo (a)
moto
plot
plot (b)
ivrogne (c)
plot
(les notes concernent respectivement une méthode d’organisation de l’espace de travail en entreprise, l’aspect économique du camping urbain et les problèmes d’alcool des employés de bureau - le nom de l’auteur du poème n’est pas indiqué clairement)
Le premier contact avec Tokyo m’avait fait l’effet d’une semi-hallucination, j’avais ressenti une perte de repères à la fois intense et douce. D’évidence, l’immense et confuse capitale japonaise se laisse lire difficilement, d’où l’intérêt d’un livre comme Tokyo Totem, qui aide son lecteur à trouver son chemin, à le baliser de repères, de “totems”. Loin de détruire le charme de la ville (Tokyo est sans doute une ville “laide”, du moins par rapport aux standards européens, elle n’en pas moins un charme unique, vraiment très spécial), il invite à expérimenter, à créer ses agencements, à tracer ses propres lignes (big up à Gilles D.) dans la ville sans fin.
Chaque contribution aide à voir Tokyo différemment, et à en faire des expériences diverses. Dans ce sens les quarante-six contributeurs sont autant de “guides” d’un Tokyo pluriel, composite, impossible à totaliser. La grande qualité de Tokyo Totem est qu’il donne envie de partir immédiatement dans les rues (“Jetons les livres et sortons dans la rue”, écrivait Shuji Terayama), de les pratiquer selon son désir, son intuition, ses caprices, en tant qu’individu et pas en tant que consommateur passif et conditionné. Investir, s’approprier les signes, ici et maintenant, là où tout se joue, se noue et s’imbrique de façon changeante. Construire la ville autant que se laisser construire par elle, jouer dans le labyrinthe, avec ce livre inspirant, vivement recommandé.
Julien Bielka (remerciements à Mariekko)
Tokyo Totem - A Guide to Tokyo
publié le 30 octobre 2015 par Flick Studio
Couleur, 320 pages
Anglais, japonais
Contributeurs :
Anna Berkhof, Anneke Abhelakh, Arne Hendriks, Arthur van Beek, Atsushi Miura, Aukje Dekker, Bastian Boss, Charlotte van Zanten, Chris Berthelsen, Christiaan Fruneaux, Christian Dimmer, Daniel Ruigrok, Daphne Mohajer va Pesaran, David Bauer, David Labi, David Orkand, Edwin Gardner, Fritzi Ponse, Gabriel Verret, Gavin H. Whitelaw, Greg Dvorak, Inara Nevskaya, Jan Rothuizen, Jasper van den Berg, Jephta Dullaart, Jonathan M. Hall, Joris Berkhout, Julian Worrall, Kohei Fukazawa. Maiko Arrieta Aoki, Manar Moursi, Mara Duer, Maren Godzik, Niklas Fanelsa, Norihisa Minagawa, Thijs Middeldorp, Thekla Boven, Tomoko Kubo, Will Robinson, Willemien Dorresteijn, Yasutaka Yoshimura, Yi Zhang.
Plus d’informations ici : http://www.tokyototem.jp/tokyo-totem-a-subjective-guide-to-tokyo/