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Keremma (second extrait) 

mardi 11 mai 2010, par François Lunel

C’est un vendredi après-midi, un peu avant Pâques, à la gare Montparnasse. Je l’attends en me demandant pourquoi je l’attends, pourquoi le voyage commence comme ça, dans l’indécision de l’attente plutôt que dans l’action pure, sans accrocs pourrait-on dire.
Des images me reviennent, images d’hommes et de femmes assis en train de parler, à l’abri du vacarme d’une grande ville.
On s’est rencontré à Paris, dans le restaurant d’un grand hôtel où elle travaillait, ses cheveux étaient attachés en chignon, elle portait un nœud blanc dans le dos. J’ai écrit un mot sur la nappe de ma table, un poème d’amour, une virgule dans le temps. Pour elle.

Ailes bleues dans ton dos,

bruit de velours.

Après, on a dîné ensemble, chez un Russe, puis un Italien, chaque fois un lieu nouveau, comme pour brouiller les pistes, déjà...

Un soir, elle m’a embrassé sur la bouche, par surprise. On parlait, puis elle s’est levée et m’a embrassé, dans la bouche, longuement, j’étais suspendu à ses lèvres comme à un grand verre de vin, d’elle à moi, le vin coulait.

On est resté ensemble pendant deux jours et deux nuits, dans une chambre du grand hôtel parisien, à se faire des promesses comme si on devait ne plus jamais se revoir.

Le parfum de sa peau, plus doux qu’une jeune mandarine, m’a hanté longtemps après ces deux nuits-là.
Je n’ai pu l’oublier.

De retour à Bordeaux, je lui ai écrit, plusieurs fois par jour, pendant deux mois.

Ce matin, en me levant,

tu étais partout,

semelles de verre sur un tapis de feuilles,

parterre fragile - givré –

et matin d’hiver.

Dans une lettre, j’ai écrit : « Allons en Bretagne dans une maison au bord de la mer, partons ensemble, je viendrai te chercher à Paris, on prendra le train ».

Aussitôt la lettre reçue, lue, elle m’a appelé, a dit d’accord, et puis plus rien.

Silence.

Une semaine durant, l’attente d’un appel d’elle, l’attente d’un mot, mais rien.

Aujourd’hui, j’attends encore, devant le train immobile, dans une confusion de la pensée et des sentiments immense.
Va-t-elle arriver à temps ? Sera-t-elle avec moi dans ce train, dans cette maison, dans la nuit de cette maison au bord de la mer ?

Deux minutes avant le départ, elle m’appelle.

– Je suis dans le train, viens vite.

Je cours, je saute dans un wagon au hasard.

On se retrouve dans le wagon-restaurant, parmi les autres voyageurs. Elle est belle, elle est avec moi, pour quatre jours, me dis-je, quatre jours sans interruption, pour la première fois. C’est incroyable.
J’essaie de dire quelque chose.

– Tu connais la Bretagne ?

– Un peu… Tu sais ou nous allons ?

– A Keremma. Chez Nika, une amie de Bordeaux. C’est une bonne amie, très riche. Son mari est avocat.

– Tu en as beaucoup des amis comme ça ?

– Oui, c’est grâce aux livres, dis-je. Une fois, il y a même un type qui a voulu me donner sa voiture.

– Vraiment ?

Je la regarde et j’oublie tout, la semaine sans un seul appel téléphonique, ma colère d’alors. On est dans le présent, un présent qui recommence, qui s’ouvre, c’est le présent des amoureux : sans cesse tenté, espéré, malgré les guerres, malgré la destruction généralisée, organisée par l’homme, malgré le désastre ancestral qui défigure jusqu’aux murs de ces villes qu’on traverse.

Dans la soirée, on arrive à la maison, accompagnés par un voisin de l’amie bordelaise, en voiture, la jeune femme et moi, par la baie du Kernic, d’abord Morlaix, puis Saint-Pol de Léon, les dunes de Keremma, entr’aperçues par la fenêtre, et enfin la maison, impeccablement blanche, d’une propreté absolue et cependant abandonnée parmi les arbres, battue par les vents, près de la mer.

On salue notre voisin, puis on entre.

La maison a passé l’hiver seule, inhabitée, dans le noir. Elle respire la mort. Il y a quelque chose à remplir, un appel de la maison qui nous est adressé, une promesse à tenir.

Je conduis la visite, d’abord l’entresol et la cuisine ; on passe d’une pièce à l’autre, on ouvre les fenêtres une à une.

Elle rit, imagine que cette maison est la sienne.

– D’abord, je mettrais des cheminées partout, je ferais des ouvertures là et là… Je repeindrais tout en bleu. Il y aurait des dalles de ciment brut au sol, avec des tapis unis…

Elle parle de la maison de ses parents, au Sénégal, de la chambre où elle s’enfermait, fillette.

– Les maisons de vacances me fascinent, dit-elle. Elles me font peur aussi. Je ne sais pas. Il y a en elles quelque chose, une force qui les excède…

Je l’écoute, j’évoque à mon tour la maison de mes grands-parents, près de Biarritz, les odeurs d’eucalyptus et d’embruns, je raconte comment je m’amusais dans une résidence de luxe à côté de cette maison, comment j’entrais dans les chambres pendant l’hiver, dans ces chambres où des couples s’étaient aimés, disputés, je parle des courses folles avec une cousine de mon âge, des jeux auxquels on se livrait, jeunes adolescents aventureux.

– Chaque hiver, c’était la même chose, quand la résidence fermait, on entrait. C’était comme de pénétrer à l’intérieur d’un navire échoué. Il y avait encore des chaises hautes dans le bar vide, des cendriers sur le comptoir, tout était resté en place.

Elle m’écoute à peine. De m’entendre parler d’une autre femme, fût-elle une cousine perdue de vue, cela la froisse. Avant, non, dans la chambre du grand hôtel, non. Immunisée par la proximité de nos corps et par cette absence d’avenir commun propre aux amants de fortune. J’étais à elle. Mais à présent, tandis qu’on marche dans cette maison à la recherche de nos passés respectifs, l’évocation d’une autre la blesse.

P.-S.

KEREMMA chez Riveneuve Editions juin 2010, livre de poésie de François Lunel.

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