De même que Moby Dick cache Herman Melville, et la compagnie singulière de Don Quichotte avec Sancho Pança dérobe la figure de Cervantès, de même qu’une multitude d’images, tissés de l’étoffe dont on fait les rêves, recouvre le mystère d’un bourgeois qui écrivit Macbeth, Hamlet et le Roi Lear, pour les lecteurs adolescents la figure de Stevenson repose dans le tombeau d’une île au trésor, traversée par des pirates colorés et rauques ; une île qui ressemble un peu à celle de Robinson. Et en vérité Robert Louis Stevenson enfouit la fin prématurée de son existence dans une île du Pacifique, Samoa - mais c’était une île d’adulte, avec des colonisateurs qui asservissaient les indigènes.
D’un autre côté, presque indépendamment, se dessine une ville labyrinthique et nocturne, une trame sombre de rues où surgit soudain, baigné du brouillard des réverbères, le visage violent d’un mal dissimulé. Stevenson a créé la plus célèbre incarnation de l’homme double ; il a ouvert le chemin des replis urbains du monde victorien : Dorian Gray, Sherlock Holmes et les créatures de Chesterton emboîtèrent le pas à Mister Hyde. Cependant le cinéma a achevé d’établir la légende manichéenne du bon docteur et de son mauvais génie.
Des amis bien intentionnés de l’écrivain disparu avaient pris soin de sa réputation, aménageant sa correspondance et corrigeant ses derniers textes. L’intérêt des critiques fut inégal et ne tarda pas à fléchir : pouvait-on vraiment prendre au sérieux un écrivain qui s’était aventuré à écrire des histoires de pirates pour la jeunesse, en s’emparant d’un genre de la littérature populaire ? On raconte même qu’une encyclopédie de la littérature anglaise oublia de le mentionner. Pourtant de nombreux lecteurs continuaient à le lire, des écrivains notamment : certains, comme Nabokov, admirèrent l’essayiste brillant, d’autres, comme Calvino ou James, le romancier du Maître de Ballantrae ; d’autres encore préféraient l’écrivain voyageur, des Cévennes aux plaines américaines ; et depuis longtemps beaucoup plaçaient en avant le conteur de nouvelles qui avait enthousiasmé Conan Doyle.
Voici donc que la postérité littéraire de Stevenson se fragmente, formant une société de textes divers, de configurations disparates. Et la dualité de l’homme séparé (par exemple quand Stevenson s’imagine mi-écrivain, mi-aventurier dans une lettre à Marcel Schwob) apparaît comme une remise en ordre, une simplification de ce puzzle. Les romans proposent un entrecroisement de récits et de narrateurs, qui traduisent l’éclatement des points de vue. Mais toujours les récits laissent l’obscurité en arrière-plan, et les personnages sortent des ténèbres créées autour d’eux. Le noir ou l’humour noir les nimbe. Car la littérature n’est qu’une parole détachée sur la nuit : Tusitala, le conteur d’histoires, tente de donner des visages à l’inconnu, à l’informulé. Sur le théâtre du rêve, l’informe se matérialise en images plus fortes et plus violentes que les images qui se prétendent réalistes. Ainsi a surgi Hyde, qui est peut-être le double, mais aussi le fils innommable dont les traits ne peuvent se décrire. Dans le fameux Chapitre sur les rêves, qui fascina Borges, Robert Louis Stevenson remémore les terreurs nocturnes d’une enfance, et évoque la vie duelle d’un rêveur professionnel, qui écrit et vend ses cauchemars, faisant commerce de ses rêves. Mais qui est réellement celui qui écrit le rêve ? L’homme conscient, ou cet autre compagnon qui lui dispute sa place à l’heure nocturne ?
La dernière étape de l’errance de Stevenson a, semble-t-il, l’irréalité d’un rêve. Mais Samoa était une île bien réelle, comme le domaine à défricher, la clan rassemblé avec l’aide de Fanny, et les inextricables manigances des blancs qu’il allait décrire en une précision maniaque. Celui que les Samoans nommèrent Tusitala, le raconteur d’histoires, paraissait à certains visiteurs un inquiétant aitu, un démon construisant sa demeure de pionnier au bord d’une jungle maléfique. Les textes qu’il proposait déroutaient et effrayaient ses éditeurs par la crudité de leur noirceur. Il y a d’abord cette "vilaine histoire brutale, violente, poussée au noir, pleine de situations étranges et de caractères frappants" dont il parle dans une autre lettre à Marcel Schwob : son dernier roman achevé, et publié sous le titre The Ebb-Tide (Le creux de la vague). Le récit débute par la présentation de trois loques échouées sur une plage de Tahiti, trois ratés lamentables, laids comme des personnages de Zola. Mais il ne faudrait pas croire que Stevenson cède à l’esthétique naturaliste qu’il a constamment dénoncée : car bientôt nos personnages, promus co-aventuriers minables, sont entraînés dans un périple vers une île inconnue, où règne le pêcheur de perles, Attwater. Mais qui est Attwater ? - par-delà ses effrayantes métamorphoses qui, contrairement à celle de Jekyll, n’exigent aucun filtre ? Vers le même moment Stevenson rédige l’une de ses dernières nouvelles, que ses éditeurs feront paraître sous une version falsifiée : Ceux de Falesa. Dans cet ultime chef d’oeuvre, la description impitoyable de petits trafiquants blancs des mers du Sud et de leurs rapports avec les indigènes se transforme en une descente "au coeur des ténèbres" d’une île devenue le théâtre fantastique de l’épreuve : John Wiltshire devra affronter son rival-double en franchissant la jungle d’où émanent les démons ; et le démon prendra la forme de cette femme qu’il doit faire sienne.