En ces temps de nationalisme où l’on confond un hymne et la dignité d’un peuple, où l’apprentissage du français n’est plus, pour les étrangers, la voie d’accès à une culture, un esprit mais a tout d’une fourche caudine – les réflexions de Robert Lafont, cet historien de la littérature qui s’est intéressé à la tradition occitane et à la poésie baroque, ce poète de langue d’oc, cet homme engagé dans les mouvements populaires de son temps, ont un intérêt majeur.
Dans l’Etat et la langue, paru aux éditions Sulliver, il s’attache en un style maîtrisé et alerte, à mettre au jour ce que tant de siècles et d’institutions pérennes se sont ingénié à occulter : parler français dans l’Hexagone n’alla pas de soi. Il parcourt ainsi l’histoire des relations entre pouvoir politique et langue depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. Voici l’auteur en son avant-propos :
« la question qui n’avait cessé de se poser à moi, (...) : combien y a-t-il de langues et de littératures dans l’Etat hexagonal ? Sans négliger toutes celles qu’on dit « régionales » ou « immigrées », je ne pouvais que réduire le problème à la dialectique conflictuelle majeure, qui apparaît sur une carte comme dans l’histoire et dans le sentiment des Français. Il y a en France un Nord et un Midi, un oïl et un oc.
Ma tâche était de les mettre à niveau. Ne vous étonnez pas vous qui avez appris, comme moi, à l’Ecole primaire et obligatoire que tout ce qui n’est pas en France le français, particulièrement ce qu’on parle au Midi, n’est que « patois » à chasser de la classe et de la Nation avec la férule, le signal, le sabot ou le mépris. Vous qui avez peut-être appris, comme moi, au lycée, dans un manuel condescendant qu’il a existé en oc des troubadours, signalés en petits caractères au bas d’une page consacrée aux trouvères, qui avaient eux choisi la « bonne langue » comme on apprend à former les lettres « de la bonne main ».
Non, ne vous étonnez plus. Nous sommes maintenant à l’échelle culturelle et scolaire de l’Europe, où l’occitan n’est plus au « banc du fond ». Ce dont ce livre tente de vous faire prendre acte en vous racontant la grande dévoration, sans pour autant marchander la place à la dévoreuse. »
Le socle antique
Les cités grecques qui ont régné sur l’espace méditerranéen du VIIIe au IIe siècle avant notre ère étaient de deux types, précurseurs des états à venir sur le continent européen : les Etats ouverts, commerciaux, maritimes, essaimeurs et intérieurement conflictuels annoncés par Athènes et sa fédération qui inventa la démocratie ; et les Etats clos, continentaux, totalitaires et à la hiérarchie rigide dont Sparte est le meilleur exemple.
Chaque cité, Athènes, Thèbes, parle sa langue et l’y attache à un genre inventé par l’un de ses écrivains. Après les catastrophiques querelles intestines de ces cités, il semblait évident que la citoyenneté démocratique n’avait su accoucher que d’un chaos. L’Etat macédonien réussit à résoudre la contradiction des cités libres : un libéralisme marchand associé à un chauvinisme étroit. Alexandre sut asseoir l’hégémonie de son peuple de part et d’autre du Pont-Euxin et unir Orient et Occident d’un point de vue administratif. Cependant, les contacts induits par ces conquêtes n’eurent que peu d’influence sur les langues puisque l’araméen, langue d’échanges à Babylone, s’imposa en Perse ; sauf que la langue d’Etat du conquérant et administrateur grec se répandit sur l’Empire : la koinè, ou grec commun, langue d’Athènes qui s’imposera sur les autres dialectes en même temps qu’un alphabet unique et qu’une fixation générale des procédés de composition et de dérivation.
Ainsi est apparu en Europe ce projet d’un empire territorial qui impose une langue oecuménique après que ses armées ont passé.
La langue latine, pour sa part, a subi plusieurs snobismes de la langue haute : l’un étrusque qui lui fit perdre l’accent tonique attaché au mot, l’autre grec. Rome fut très tôt hellénisée – par les Etrusques eux-mêmes. Si le pouvoir romain (l’épigraphie le confirme) s’écrit en latin, la rue romaine, elle, était largement ouverte à l’influence de la prestigieuse culture grecque. De nouveau la langue latine, enrichie de milliers d’hellénismes, change de prononciation. La littérature latine qui naît alors, politiquement suscitée, est une littérature essentiellement orale qui célèbre Rome à la grecque. Pour cinq siècles, la situation linguistique de Rome est gelée par le pouvoir romain : un latin populaire et un latin d’Etat.
« Nous sommes réduits à recevoir le latin dans sa forme rigide éternisée et à imaginer seulement la dégringolade qui déplaça cette fixité en langues romanes. Les écrivains latins ont écrit dans un langage qu’on ne parlait pas tout à fait et toujours moins autour d’eux. »
Par la conquête romaine, le latin est en contact avec de nombreuses langues souvent très anciennes comme le punique et l’araméen, le numide, le gaulois et l’ibère, l’égyptien – à quoi font exception les zones hellénisées où les cadres d’occupation romaine parlent grec comme ils vivent à la grecque.
Quoique l’affirmation du pouvoir romain s’inscrive en latin au fronton des monuments, et que les cadres de la société provinciale se mettent au latin d’école, c’est le latin de garnison, ou sermo vulgaris, qui est utilisé par la masse. Cette diglossie aura pour conséquence la disparition des langues européennes (gaulois, ligure, ibère, vascon) infériorisées.
D’empereur en empereur, hormis l’intrusion de plus en plus importante des cultes orientaux dont le christianisme, le latin garda sa pureté littéraire et cicéronienne : l’église catholique prit la langue de l’Empire. Mais Constantin eut l’idée de faire de Constantinople sa capitale. De là découlent un schisme entre christianisme (grec) d’Orient et (latin) d’Occident, ainsi que les ferments (diarchie puis tétrarchie) de la ruine de l’Empire. Les Germains, qui utilisaient leurs dialectes dans l’usage tribal, furent fascinés par l’Empire à tel point qu’ils servirent, rappelle Robert Lafont, de « rempart à la latinité devant sa concurrente » byzantine. L’Empire dont les Germains héritèrent fut béni par l’Eglise : le latin classique s’imposa en Occident « comme seule langue écrite, normée, officialisée. Il garde pour lui seul le nom (d’origine grecque !) de l’écriture : grammatica. Les autres langages n’existent plus en droit. Aucune autre langue, parmi celles qu’invente l’usage, n’aura accès à son statut. »
Féodalité et couvaison des langues transalpines
Le déferlement germanique en nombreux dialectes conserva le latin écrit et le latin oral (en mutation structurelle). Il s’agit pourtant d’un monde fait de déchirures : l’une qui coupe en deux la Mare Nostrum entre Afrique nord-occidentale et Europe ; l’autre qui s’est faite sur l’Adriatique entre l’Est qui conserve l’usage du grec et l’Ouest qui est dans les pas catholiques ; la dernière est celle qui coupe les Gaules en deux selon la très ancienne dépression occupée par les forêts et les marécages de la Brière à la Dombes où les Romains ont même fait construire une capitale transalpine, Lugdunum.
Au nord de cette ligne se sont arrêtés les Ostrogoths (ou « Goths riches »), alors que les Wisigoths (ou « Goths instruits », hellénisés à Byzance) ont un empire qui va du Rhône à l’Espagne et prennent Toulouse pour capitale. La Gaule barbare et la Gaule romaine se jouxtent donc dès le VIe siècle, celle-là conservant un souvenir du celte gaulois et une installation du germanique plus forts que celle-ci. Entre le VIIe et le XIe siècle, lors de la formation des deux langues distinctes oïl et oc, deux descentes des Francs interviennent, la première de Hlodovig (Clovis) qui tue Alaric II (roi des Wisigoths) et la seconde de Charles Martel qui tue l’émir Ar-Rahmàn et repousse le pouvoir wisigothique jusqu’en Espagne. La troisième descente franque aura lieu en 1209 pour punir la liberté de moeurs et la tolérance religieuse que répandait au Midi le catharisme venu d’Orient. La croisade albigeoise eut pour effet de recoller les deux Gaules sous le sceptre des Francs renommés Français.
En deux siècles, l’empereur Charles créa les bases du système féodal en pensant reconstruire l’Empire : reprise de l’institution romaine du comes (les futurs ‘comtes’) associée à la coutume germanique de les pourvoir de bénéfices (les futurs ‘fiefs’). En dépit de l’échec politique et social de cette entreprise, l’empereur Charles comprit qu’aucune langue n’était prête à remplacer le latin :
« Là où les pouvoirs barbares ont installé un germanisme qui n’avait pas été touché par la latinisation officielle ou qui lui avait résisté, là où leur emprise sociale a été assez forte, leur usage linguistique était destiné à rester ou devenir maître. (...) Par contre là où les Germains n’ont été que des aristocraties régnantes peu nombreuses, la latinité a résisté, quitte à emprunter aux envahisseurs un lexique significatif de leur dominance guerrière et sociale. Cela concerne les péninsules italique et ibérique et le Sud de la Gaule transalpine. »
Ainsi distingue-t-on les trois zones linguistiques d’oïl (où les Germains ont imposé leur culture orale indo-européenne faite du culte de grands dieux, du sentiment d’un sombre et implacable destin, de la mémoire de héros guerriers impitoyables), d’oc (marquée par une romanité institutionnelle et linguistique conservée par la présence wisigothe) et la zone burgonde, plus tard appelée franco-provençale (moins germanisée et où le latin conserva des formes plus protégées).
Au Xe siècle se mit définitivement en place une couche de cléricature latinophone maîtresse de tout l’appareil d’acculturation. Culte des saints, développement des couvents, puis des foires : la religion relance le commerce. La découverte, en Galice, de la tombe de celui qu’on croit être saint Jacques irriguera le pays d’oc tout entier : le chemin de Saint-Jacques octroiera un rôle important à cette région ainsi qu’à la maison de Cluny qui en prendra le contrôle. Mais les clunysois arrivant avec le rite romain et la lettre caroline buttaient sur l’Espagne fidèle au rite wisigothique...
Face à Cluny, aux Bourguignons et aux Normands se dresse en maître de l’Espagne un Islam intransigeant. Pendant les vingt ans de cette guerre émergea la catégorie guerrière des chevaliers, organisée autour du rapport de vassal à suzerain, de l’adoubeur à l’adoubé, recouvert des termes d’oncle-neveu, du don de l’épée sacralisé, du rapport de compagnonnage entre jeunes combattants, une tendance de ce monde masculin à l’homosexualité au moins symbolique.
Alors que la doxa est d’affirmer (H. Walter par exemple) que la langue française fut la première des langues romanes à se distinguer du latin grâce à l’influence germanique, et de déclarer que le français est « la plus germanique des langues romanes » (ce qui est vrai) – Robert Lafont démontre que c’est au contraire dans la zone provençale qu’une langue nouvelle a dû se former dès le Xe siècle : la langue d’oc ou occitan. Du fait d’une lacune de l’autorité royale dans le Sud, c’est la haute féodalité des grands centres urbains qui institutionnalisa la langue.
Un nouveau texte
Une laïcisation du trope [1] intervint vers la fin du XIe siècle en domaine d’oc (à la cour de Poitiers) sous l’impulsion des troubadours, littéralement les tropatores, ‘faiseurs de tropes’. Les strophes rythmiques qui accompagnaient la mélodie des couvents abandonnent le latin en quittant l’univers clérical. Les thèmes profanes qui s’imposent alors sont d’abord ceux d’une tradition obscène qui ne se laisse pas contenir dans la misogynie cléricale ordinaire mais laisse clairement poindre « l’autre amour » des chevaliers : la fina amor.
S’il apparaît que l’amour affiné est celui privé du coït, c’est aussi que les dames suzeraines sont des prototypes ou archétypes qui permettent l’expression de l’état amoureux à l’intérieur du service courtois. Cependant, il serait abusif de réduire ce service d’amour à l’héritage homosexuel des chevaliers, car les femmes, sous le nom de trobairitz, prennent aussi la parole, peut-être à l’instigation d’hommes, pour enfin dire le désir et sa satisfaction. Raison pour laquelle Lafont affirme que « le trobar a inventé deux fois la femme : d’abord en lui donnant le rôle de la domna, ensuite en lui accordant le droit au plaisir. Cette invention réussit à doubler d’une Europe courtoise l’Europe militaire de la féodalité, sous le nom de chevalerie qui associe les deux. » Si l’origine précise de la langue des troubadours n’a pu être découverte, il s’agit probablement de la contribution de tout le domaine d’oc à sa stabilisation : « l’Occitanie commence à exister par la langue de sa poésie avec l’accord des divers pouvoirs qui l’occupent. »
La Lettre de Paris à la conquête de la France
De façon convaincante, Robert Lafont dénonce, en Suger d’abord — qui inventa le nationalisme d’essence parisienne par sa promotion de l’art gothique contre l’art roman, par la capétianisation de la Chanson de Roland et la fabrication de faux effaçant l’usurpation d’Hugues Capet – puis dans le monde universitaire français, les vols dont la littérature et la langue d’oc furent les victimes.
La Chanson de Roland que nous lisons depuis nos études dans le texte d’Oxford est en fait une oïlisation normande, conçue par le camp anticapétien, d’un poème occitan de Navarre. Il en est de même de l’épopée Fierabras écrite d’abord en occitan (le texte est conservé). Ce moment de ‘bascule linguistique’ est estimé vers 1155-1160, précisément lorsque la croisade albigeoise bat son plein et que le chauvinisme des fleurs de lys est à son sommet.
Au début du XIIIe siècle, la langue du nord de la Gaule romane se distingue difficilement de sa branche d’outre-Manche devenue langue d’Etat. Concrètement, la France linguistique, celle du ‘francien’, est restreinte à la région de Paris puisqu’au nord elle bute sur la zone picarde, à l’est sur la Champagne et la grande Bourgogne, au sud sur la zone franco-provençale. C’est le pouvoir du roi qui imposa l’usage de ce dialecte francien dans l’ensemble de la zone d’oïl : d’abord en refoulant le latin auprès des scribes de la province, puis en leur imposant de ne plus utiliser leurs dialectes.
La littérature ‘française’, qui n’a en 1180 qu’un seul poète, Garnier de Pont-Sainte-Maxence, ne peut se prévaloir, en guise d’innovation, que d’une satire animale du monde des chevaliers et de la chanson de geste : Le Roman de Renart, lequel est précisément l’envers des moeurs chevaleresque et des raffinements courtois dont l’Occitanie, puis la littérature normande et, à la même date, le Champenois Chrétien de Troyes sont les hérauts.
« Le ‘Moyen-Âge français’, on voit comment l’Institution, qui se confirme des études médiévales du XIXe siècle, l’a fabriqué, chargeant Normandie et Angleterre, Picardie, Artois et Champagne sur le char du Roman de la Rose et de Rutebeuf, versant au fossé de la grande route nationale tous les chefs-d’oeuvre occitans qui ont alerté l’Europe à la fina amor ou à paratge [2]. Enfermement en oïl et gonflement de l’oïl, effacement de l’oc : l’Institution est menteuse comme un moine de Saint-Denis ou un arracheur de dents du Lendit. »
Du point de vue de la langue, les historiens du français ont remarqué que sa conquête administrative des terres du royaume ménage une bande de résistance au nord de l’occitan tout au long du XIVe siècle : il s’agit du franco-provençal à l’Est. Jusqu’au milieu du XVe siècle au moins cependant, tout le pays d’oc campe dans sa langue écrite, ce dont le Limousin est, au contact et au refus de l’émergence de l’oïl, le meilleur exemple. Au rebours de l’opinion commune chez les philologues selon laquelle les grammairiens corrigeront, dès le XIIIe siècle, les défauts ravageurs d’un français en perte d’identité romane et près d’être un « latin défiguré » — Robert Lafont considère qu’il s’agit en fait d’une sorte de péché de naissance du français dont les conséquences (e muet, homophonies, etc.) se font encore sentir aujourd’hui. Face à cette langue, au Sud, le sort du latin a été totalement différent : « il aboutissait vers le XIe siècle à une langue claire, à accent tonique non menacé, à vibrations vocales abondantes ». En examinant la langue des troubadours, il constate que le lexique fixé en fait une langue de genre littéraire et de culture sociale, déjà codifiée par les grammairiens : preuve d’une véritable koiné occitane aux XIVe-XVe siècles.
Mutations littéraires
Après la guerre de Cent Ans, l’Aquitaine tomba dans l’escarcelle française, puis ce fut le tour de la Bourgogne, de l’Artois et de la Franche-Comté. A Paris, jaillit du milieu scolaire et goliardesque d’où Rutebeuf était sorti ce François Villon qui fut le principal poète français, en ce qu’il nouait dans l’adjectif ‘le royaume avec la capitale’. Mais cette éclosion ne vaut pas encore domination. L’Institution littéraire a besoin d’une langue, d’un nom, d’une manière où elle se reconnaisse, d’un pouvoir qui la soutienne :
« La langue est maintenant constituée, centralisée sur un francien travaillé de latinerie. La manière est assurée : c’est ce croisement de virtuosité formelle, de goût classificatoire issu des temps précédents, autour des thèmes amoureux hérités des troubadours, et de mythologie gréco-latine amenée par les nouvelles modes italiennes. Le nom a été trouvé par les poètes eux-mêmes : la ‘Rhétorique’. »
Au Sud, pendant ce temps, Toulouse était progressivement réduite au français, comme la Provence, qui subissait la guerre que se faisaient la France et l’Empire de Charles-Quint. Par l’édit de Villers-Cotterêts (1539), François 1er rendait obligatoire qu’on écrivît les actes juridiques en français, décision plaisamment présentée par les thuriféraires du nationalisme parisien comme une main tendue vers le peuple.
En dépit de ce vernis de francisation, Lafont constate que les Français du XVIe siècle commençant parlent dialecte, même les intellectuels s’ils ne jargonnent pas ‘parisien’. Il en veut notamment pour preuve la rencontre de l’écolier limousin dans le Pantagruel, qui répond spontanément en limousin lorsqu’on le questionne.
La Renaissance
Le demi-siècle de François 1er vit le Collège de France fixer un humanisme moins basé sur le latin que sur le grec : la scolastique qui pesait depuis quatre siècles sur l’Europe et sur l’éducation dispensée par Paris fut remplacée par l’hellénisme.
Hormis Rabelais et Marot, le XVIe siècle est marqué par la Pléiade dont le portrait fait par Robert Lafont est peu amène : il s’agit « d’une coterie de jeunes gens décidés à s’emparer du pouvoir littéraire qui se situe maintenant au Louvre ». Du Bellay pille sans le dire (Sébillet, Sperone Speroni), Ronsard est convaincu d’être le Pindare français : il propose à la ‘brigade’ des jeunes gens de se mettre au ciel, à l’instar des poètes alexandrins du IIIe siècle, sous le nom de Pléiade : il s’y trouve en compagnie de du Bellay, Baïf, Pontus du Tyard, Belleau et Jodelle. Ce dernier, qui devait être le Sophocle ou l’Euripide de la Pléiade, échoue, dévie vers une probable carrière militaire et finit fanatique catholique. Quant à Ronsard, qui les dépasse tous d’une tête, lui qui aura aussi voulu être un Virgile avec sa Franciade, il témoigne de ce que « l’entreprise scolaire de la Pléiade, comme les affabulations nationales des Valois, se développaient sur une sorte de scène irréelle, encore que somptueuse, au-dessus d’un pays concret où les misères sociales rencontraient les fanatismes religieux. (...) Ronsard et sa Pléiade auront institutionnalisé la conquête des faveurs du prince ».
Dans le même temps, alors que la Provence se débat avec le français pour préserver ses particularités linguistiques et son originalité phonologique, la Gascogne francisée devient la maîtresse d’écriture de la France : Monluc, Montaigne, du Bartas, Brantôme, La Boétie sont des Gascons selon l’habitude de leur temps, c’est-à-dire aussi bien Périgourdins que Toulousains. Chez Montaigne, on observe cette moquerie française à l’égard du parler du Midi dès les Essais de 1580, celle d’une langue plus pure face à la barbarie. Déjà le Gascon ridicule, ethnotype destiné à une prometteuse carrière, est tancé par les Français des bords de Loire. Il s’agit d’un Miles gloriosus à la Plaute, tout jactance et volubilité vide, qui a « tout pour parestre » et s’oppose, selon Agrippa d’Aubigné, amer avec ses anciens compagnons d’armes, à l’homme de Loire, homme d’oïl « consommé aux lettres, aux expériences de la Cour et de la guerre ». Le Gascon ridicule (Matamoros) fera rire chez Corneille et jusqu’à la Révolution.
Derniers affrontements
A la mort d’Henri IV, la France est divisée en plusieurs domaines linguistiques où le bilinguisme règne : un français unifié recouvre comme un couvercle les langues pratiquées oralement par le peuple. Toujours est-il qu’on est conscient dans toute la France de la dualité oc / oïl. Même la cour, qui fut gasconne depuis l’accession au trône de Henri de Navarre, fut dégasconnisée par Malherbe.
Pourtant, l’occitan avait dès le XIe siècle rempli les conditions pour qu’une littérature existe :
– une communication orale possible entre l’écrivain et son récepteur : la langue nationale d’En-deçà existait selon deux mesures, l’espace d’oc présent à l’esprit des ‘Francimands’ et des Occitans depuis Clovis ; le pays gascon dont l’aventure commencée sous les Valois s’acheva avec les guerres de religion.
– l’exemple de la réussite d’autres langues dans l’aventure de la construction d’une littérature : l’essor de la poésie française avec la Pléiade, la collusion d’intérêts qui s’est révélée entre les écrivains et les Valois constituait un exemple immédiat.
– la conscience d’un rapport entre une famille ethnique et la langue illustrée par ses écrivains : les Gascons, de Garros à du Bartas, ont clamé la supériorité de leur langue sur toute autre, certes, mais avec plus de pudeur que les Français.
– la pratique d’un système phonographique commun : la norme occitane dut s’incliner devant le modèle français d’écriture, fatale diglossie.
Après Richelieu, quel espace reste-t-il pour une autre littérature en France ? Nous en sommes réduits à chercher çà et là des indices de l’existence — dans l’Illusion comique de Corneille, dans l’itinéraire de l’Illustre théâtre de Molière, voire dans la Carte du Tendre qui ne fit que recommencer le chemin troubadouresque de l’Amant vers la Rose – de feue la littérature occitane classique. La rupture versaillaise mit la lettre au service de l’état : littérature coupée des réalités sociales d’un peuple souffrant de l’excès des impôts, des excès de la soldatesque, du mépris distant d’un pouvoir autarcique ; littérature classique française « qui pose par principe un Homme de tous temps et tous lieux, sans pouvoir excéder les bornes et clôtures de son milieu d’exercice. Le classicisme a en lui cette tromperie fondamentale qu’il dit parler de l’humanité, mais qu’il ne parle en fait que de et pour quelques centaines de personnes. » A ce titre, la Querelle des anciens et des modernes est simple lutte intestine entre ‘gens de Versailles’ et ‘beaux esprits de la Ville’ unis dans une même servilité à l’égard du monarque.
L’absolutisme chassé, le classicisme français restera cependant tout à fait utile, au sein de l’Institution scolaire et universitaire, à l’adoration d’une patrie farouchement jacobine.
Pour ne pas rengainer la rapière...
L’ouvrage de Robert Lafont s’achève là, mais nous sommes bien conscients de ce que l’Etat perpétue son contrôle par la langue. L’universalisme français va du Discours sur l’universalité de la langue française (1784) de Rivarol jusque, par exemple, au devoir de civilisation prôné à l’extérieur par Jules Ferry (au moment de la conquête de l’Indochine) et à l’intérieur par la scolarisation obligatoire en français. Il s’abouche au nationalisme le plus cafard lorsqu’il exige des étrangers désirant s’installer en France qu’ils fassent la preuve de leur connaissance de la langue d’Etat.
L’acculturation forcée et violente des minorités linguistiques sur le territoire métropolitain recoupe sans surprise des revendications politiques et culturelles que l’on peut trouver dérisoires mais qui illustrent combien la mondialisation désormais consensuellement honnie trouve son parangon au sein de l’Etat même. Nous ne serions plus au temps où des affiches avertissaient l’écolier breton qu’il était « Interdit de parler breton et de cracher » ? Voire ! Combien de professeurs ne prennent-ils pas pour une provocation la diglossie d’un de leurs élèves lorsque celle-ci se fait en arabe par exemple ?
Quant à la diversité et aux minorités visibles dont on nous rebat les oreilles, qui ne perçoit, précisément, qu’elles ne sont qu’un moyen supplémentaire de ramener la différence à rien ? Démagogie et populisme oeuvrent de concert pour promouvoir une identité nationale illusoire et méphitique. Les médias qui ont la plus grande diffusion sont la télévision et la radio : or, je ne sache pas que les antennes régionales de France 3, dont au demeurant on nous annonce la disparition prochaine, fassent place à la diversité d’accents présents en France. Et encore, en ne parlant que des vrais Français, ceux qui roulent leurs r en bons Bourguignons, qui les font rocailleux comme dans l’Est, ceux qui font leur clausule d’un con ou d’un fan, ceux qui vocalisent leurs voyelles ou nasalisent leurs nasales à la façon de chez eux qui n’est pas la Voix de son Maître francilien qui, patiemment, depuis des décennies, instille au fond des cervelles, par le déduit auditif, sa norme sonore et parisienne devenue inaccentuée... Non, je ne parle même pas de ces Français qui disent bitroul ou tilifizyoun [3] ou de ceux dont les r ont fondu sous le soleil anhistorique de leurs tropiques. Non, qu’ils se rassurent, ils n’auront jamais l’honneur d’être une minorité audible, sauf dans une possible production du ministère de l’identité nationale. Comme autant de soldats aux doigts alignés sur la couture du pantalon, ceux qui s’expriment à la radio et à la télévision ont, bien malgré eux, les cordes vocales alignées sur la commissure des lèvres qui les ont abreuvés.
L’ethnotype du Gascon ridicule dont parle Robert Lafont est tellement présent sous d’autres incarnations qu’elles s’en absentent des ondes sonores. Que de clichés bien enfoncés dans l’imaginaire auditif : jovialité de l’accent provençal, ruralité de l’accent bourguignon, pittoresque de l’accent du Nord, etc. Sans parler des distinctions sociales ou socioculturelles qui permettent de discriminer, quelle que soit l’apparence, un parler correct (’sans’ accent) d’un autre incorrect (a-normal).
La question de l’accent représente de nos jours l’élément le plus facilement perceptible de l’oppression intérieure. Elle pourrait être un angle d’approche des questions de discrimination aussi efficace que celui des phénotypes (la couleur de la peau notamment) qui est d’ordre génétique et non culturel. Il ne faudrait cependant pas oublier la question de l’éducation à la différence : elle est encore pire lorsqu’elle est faite avec hypocrisie ; pas plus qu’il ne faut oublier le contrôle de la Lettre qui se fait par la mise au pas des médias d’information d’une part, et par le contrôle de la production littéraire de l’autre.
Pour ce qui concerne les médias, hormis les collusions flagrantes avec les pouvoirs politique et économique, les exemples d’atteinte au droit d’informer sont hebdomadaires. Dans La Littérature sans estomac, Pierre Jourde dénonçait l’oppression d’une certaine littérature qui ne propose, tout compte fait, que de l’entertainment consensuel et rémunérateur, flagorneur et conservateur. Bref, qu’un relais aux forces qui oppriment par trop les esprits et les corps. Depuis, l’émergence de l’édition en ligne ainsi que celle des sites d’informations alternatives [4] et des revues électroniques laisse espérer une riposte. La veille internet d’information récemment lancée par l’Etat permet de penser que la question n’est pas saugrenue...