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La maladie de maman 

lundi 20 juin 2005, par Nicolas Bonneau

Ça arrive toujours le vendredi. Enfin peut-être pas, y’a pas de raison que ça surgisse plus le vendredi qu’à un autre moment, mais dans mon souvenir ça se passe toujours un vendredi.
Le vendredi, c’est la veille du week-end, un moment un peu joyeux, une promesse de liberté. Pas que j’aime pas l’école, mais quand même.
Maman finit plus tôt le vendredi, et donc elle vient me chercher à l’école et je peux profiter d’elle plus longtemps, au lieu de traîner à la garderie ou chez mes grands-parents. Elle sort du boulot à midi. À cinq heures, je rentre à la maison, je me souviens plus comment, à vélo peut-être, ou Maman vient me chercher, oui c’est ça, elle vient me chercher. Sauf quand elle peut pas. Alors je rentre tout seul, après un passage chez mes grands-parents qui habitent juste à côté. J’entre doucement dans la maison, par la porte du garage et je sens qu’elle est là, j’ouvre la porte de sa chambre et je la vois, étendue sur le lit, blanche comme une morte on dirait paralysée. J’entre. Je lui fais un bisou. Elle bouge presque pas. Il y a une lumière jaune dans la chambre, à cause des rideaux jaunes aussi et du soleil qui descend. Elle tourne la tête vers moi, elle n’arrive pas à sourire. Ni à parler. Je la laisse. Je sors. Je ne suis pas triste. C’est comme ça. C’est comme ça régulièrement. Elle a la maladie.
Dans ma famille, on l’appelle comme ça, la maladie, y’a pas d’autres noms. C’est une maladie de filles, toutes les femmes de la famille en sont atteintes, plus ou moins. Pas les garçons. C’est injuste, mais c’est comme ça. Ça prend sans prévenir, une paralysie de tout le corps. Un truc génétique, on pense. Ça existe peut-être ailleurs, mais jamais personne n’en a entendu parler. Le médecin du cabinet médical est impuissant, il a eu beau faire toutes les analyses possibles, il n’a rien trouvé, aucun remède. Ça reste mystérieux et c’est bien comme ça. Peut-être que ça à un rapport avec les règles, il dit, les mensualités, les périodiques, le sang qui s’écoule, la lune, une malédiction, un sort jeté. On sait pas vraiment et c’est bien comme ça. Ça reste en famille, notre secret à nous, bien gardé, quelque chose que les autres n’ont pas.
C’est moi qui prépare à manger, et puis Maman se lève, ou si elle n’a pas la force, je lui apporte de la soupe dans son lit. Un bon petit garçon, je suis. Ça peut durer toute la nuit cette faiblesse.
Le lendemain c’est samedi, Maman va mieux. Moi aussi. On en parle jamais beaucoup.
- Ça va mieux ? je demande.
- Oui, merci mon chéri.
Et elle m’embrasse sur la tête, ça s’arrête là. On évite de prononcer le nom, au cas où ça la ferait revenir.
Le samedi y’a pas de devoirs, on se promène avec Maman, ou on fait les courses, ou je vois des copains. Après je joue, je joue à la ferme, je prends tout mon temps pour bien tout installer, la ferme et les animaux, le tracteur et la moissonneuse. Avec ma boîte de lego, je construis des outils pour aller dans les champs. Une fois que tout est bien en place, comme dans une image, alors j’arrête et je range. Je veux pas être agriculteur, c’est simplement de regarder qui m’intéresse. Je me demande ce qu’ils font, les enfants dans leur maison en ville. Est-ce qu’ils construisent aussi des fermes les enfants des villes, est-ce qu’ils ont aussi des vaches et des chèvres en plastique et des moissonneuses batteuses ?
C’est le soir maintenant, je me couche. Avec un livre ou une Bd. Maman n’aime pas trop que je regarde la télé, elle dit que ça abrutit. J’ai un poste de radio aussi, que je plaque contre mon oreille sous les couvertures pour pas que Maman entende.
- Je sais que tu dors pas, éteins cette radio, galopin...
C’est Maman, elle s’inquiète pour moi.
Demain c’est dimanche. J’aime pas. Le dimanche, c’est la veille du lundi. Et le lundi, c’est l’école qui revient. Le dimanche, c’est triste, il fait toujours gris. Il ne se passe jamais rien, ou alors pire on va voir les oncles et les tantes qui parlent fort et font des blagues et on reste à table pendant des heures et après on fait juste une ballade à pied dans le village en regardant les maisons et les jardins des autres et en parlant de ceux qui sont dedans. Mes cousins sont tous plus âgés et eux ont le droit de sortir avec leur mobylette faire les fous. J’aimerais avoir un cousin de mon âge. Ou même une cousine. J’aimerais moi aussi faire les fous.
Le dimanche matin, c’est Grasse Mat’. Maman dit que c’est le seul jour de la semaine où elle peut dormir et qu’elle veut pas que je vienne dans son lit la réveiller, qu’elle veut en profiter et que si je viens elle en profitera pas. Elle dit qu’elle a parfois envie d’être seule. Bon.
Moi, je dors toujours avec la porte entre ouverte. J’aime pas quand elle est fermée et pas quand elle est grande ouverte. Dans le couloir devant la porte de ma chambre il y a un portemanteau avec pleins de manteaux dessus. Des manteaux de toutes les couleurs, des anoraks blancs et rouges, des blousons, et aussi des manteaux de Maman avec des poils. Le matin dans mon lit, je regarde les manteaux. Ça fait tout un tas de drôles de formes. Des formes qui bougent, des formes qui se transforment. Je vois des ombres, des monstres qui se transforment en loups. Alors moi forcément, j’ose pas sortir de mon lit, j’ai pas le courage, alors je reste là à les regarder bouger. Et puis quand vraiment l’heure est trop avancée, je me lève.
- Maman...
- Oui.
- Il est tard, tu te lèves pas ?
- Si.
- Je peux venir ?
Et là elle dit oui et je viens me blottir dans ses draps tout chauds et là elle me prends dans ses bras et me couvre de bisous. Elle me fait des bisous papillons ou des bisous esquimaux. Je sais pas où elle a appris tous ces bisous.

On est vendredi encore et aujourd’hui on sort plus tôt parce que Madame Chevaux, l’institutrice rencontre les parents des tout petits. Maman n’est pas là. Je rentre tout seul.
- Elle doit avoir "la maladie", je pense.
Je pousse la porte du garage et je vais à la chambre comme d’habitude. La porte est fermée. J’ouvre sans faire de bruit pour pas la réveiller. Maman ne dort pas comme d’habitude, elle n’est pas toute blanche et paralysée comme d’habitude. À la place, il y a un Monsieur sur Maman, il est tout nu avec une moustache et un t-shirt rouge et il avance et recule sur Maman. Maman est dessous, elle gémit comme quand elle a la maladie. Pareil. Elle est toute nue aussi, je crois. Je reste là, plusieurs secondes qui me paraissent des heures, je me dis qu’elle va bien finir par savoir que je suis là. Et puis je comprends, c’est ça la maladie de Maman, c’est ça qui la rend malade et toute blanche et paralysée. Je veux intervenir, la sauver, je veux bouger, ne plus regarder le Monsieur sur Maman. Je ne peux pas.
- Maman, c’est moi...
Ça s’arrête, le Monsieur s’arrête et Maman me regarde.
- Qu’est ce que tu fais là ?
- On a fini plus tôt.
- Va dans ta chambre.

Je suis dans ma chambre et sur mon lit. Je regarde les manteaux qui ne bougent pas. La porte d’entrée s’ouvre et j’entends le Monsieur qui marche sur l’allée. Il démarre sa voiture.
Maman vient me rejoindre. Elle s’assoit à côté de moi. On dit rien.
- C’était qui ? , je demande.
- Un ami.
- Vous faisiez quoi ?
- Ça ne te regarde pas.

- Je suis sorti de l’école plus tôt.
- Je sais.
T’as pas la maladie, alors ?
- Non.
Maman a l’air bête, elle ne sait pas quoi dire.
On reste là.
Alors je prends mon courage dans mes deux mains et je demande :
- Et Papa ?

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