Elle m’a dit : « J’aimerais tant devenir un nuage gorgé d’eau et pleuvoir sur ces craquelures désolées où rien ne pousse. Je me ferai orage et mes trombes verdiront alors ces contrées désertiques. Une fois disloquée, je m’exhalerai des vertes oasis et de nouveau je serai nuage. Alors j’irai vers d’autres craquelures, d’autres déserts, d’autres désolations et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps où je ne m’apaiserai que lorsque toute la planète ne sera plus qu’un immense trou de verdure… ». J’ai dit : « Quand poussera le blé et que tous les arbres plieront sous le poids lourd de leurs fruits, quand les dunes de sable seront à jamais ensevelies sous les rangées de vignobles, que l’herbe grasse squattera les fissures des maisons en pisé, quand les oasis disparaîtront sous les oasis, il y aura alors des princes belliqueux qui voudront tout prendre et de nouveau le sang coulera… Ne vaut-il pas mieux laisser les contrées désertiques dans leur désert ? Il est des désolations plus quiètes que toutes les prairies… ». Elle m’a dit : « Je ne peux me résigner à de si grandes solitudes. Il faudra bien qu’un jour les ruisseaux se décident à féconder les dunes, que les torrents déversent leurs bruyantes cascades dans l’immensité du silence, et peut-être même que les océans seront tentés de venir déferler dans ces espaces sans limites… ». J’ai dit : « Les ruisseaux sont trop frileux pour quitter les montagnes, les océans trop immenses pour conquérir l’immensité. Laisse donc le silence se taire et les cascades amuser les touristes. Ici le regard est trop petit pour de si vastes étendues. Vois-tu, si les mers et les torrents, les ruisseaux et les fleuves s’avisaient de venir ici, le ciel serait dépouillé de ses étoiles comme de sa bourse le voyageur par les bandits de grand chemin. Les brigands, eux, ne volent que leur pitance, et si le désert devient vertitude, il y aura d’autres bandits plus cruels qui nous voleront le ciel, la lune et les étoiles. » Elle a dit : « Je connais le ciel, il les anéantira de sa foudre et les transpercera de ses éclairs. Que peuvent donc les bombes et les missiles contre le courroux céleste ? Ils effleureront à peine le firmament et retomberont aussitôt l’ogive basse d’avoir voulu tutoyer les astres. Laissons venir les forêts et leur fougère, les montagnes et leurs cèdres, les champs et leur terre glaise… Je serai la plus farouche des cerbères et veillerai sur mes vertes contrées comme la mère sur ses enfants… ». J’ai dit : « Laissons la nature faire son œuvre et ne nous approchons pas trop des étoiles au risque de nous brûler. Laissons donc les montagnes, les forêts et les champs sur leurs propres terres, la nôtre de destinée c’est ce désert infini où se sont brisées toutes les conquêtes… Mais enfin veux-tu que ces hommes impétueux qui cheminent sur le sable se mettent à la télé par satellite et l’internet ? Qu’ils déambulent dans les allées blafardes des supermarchés pour acheter du lait en boîte, de la fraise en conserve et du pain sous cellophane ? Veux-tu qu’il y ait sous cette voûte céleste des néons tueurs d’étoiles ? Des panneaux publicitaires plus lumineux que les mirages et des bâtisses plus hautes que le Hoggar ? Je te parlerai de Las Vegas, cette verrue toute de néons qui a violé le désert et défloré la roche… ». Elle a dit : « Les crépuscules sahariens sont plus scintillants que tous les néons et les aubes plus rouges que tous les panneaux. Je ne connais pas de violeur qui n’ait perdu son âme en voulant déflorer le silence. Laissons venir la ville et elle abdiquera en posant son tintamarre au pied des dunes comme le vaincu ses armes à celui du vainqueur. Vois-tu, cette contrée est de la race des vainqueurs et je les ai vu venir avec leurs grosses machines, leurs provisions d’eau et leurs appareils, s’égarer en moins de temps qu’il n’en faut à un dromadaire pour retrouver sa piste… ». J’ai dit : « Tu méconnais la folie démesurée des hommes à domestiquer les espaces les plus sauvages et leur sauvagerie à détruire tout ce qui respire. Ils ramèneront des machines encore plus grosses, ils déplaceront les puits et les sources, ils construiront des villes le temps d’une nuit sans lune et les dromadaires deviendront des montures de musée. Je te parlerai de ces bédouins séduits par les néons et les buildings, devenus les rois de rutilantes cités, immenses, impersonnelles et caniculaires. Des pays sortis du néant où l’on chevauche des bolides qui pissent le diesel sur l’ocre du sable. » Elle a dit : « Le désert est plus puissant que leurs bolides et ses étoiles plus luisantes que leurs néons. Les bédouins se méprennent, sais-tu, bientôt ils pleureront leurs kheïmas et leurs montures. Et les gratte-ciel qu’ils édifient pour défier l’espace les encageront vite dans leurs prisons climatisées. Ils ont, paraît-il, construit une île ! Mais comment peut-on à ce point violer la mer ? Tu verras, ils se lasseront vite de leurs propres turpitudes car le désert finit toujours par triompher… ». J’ai dit : « Ils ont vendu et leur pétrole et leur âme aux vachers qui les ont séduits avec leurs gadgets. Le désert a tourné le dos à ses légendes et les preux chevaliers sont devenus des contes pour enfants depuis que les princesses ont troqué leurs atours lumineux contre les tailleurs de chez machin et les tchadors sertis de diamant. Ils ramèneront la verdure ici mais ce sera leur verdure, leurs résidences aux clôtures électriques où trônent des chiens bavant de haine… » Elle a dit : « Rentrons, le froid m’effleure l’épaule et je n’ai pas prévu de rester si longtemps avec toi. » Nous avons marché en prenant soin de ne pas piétiner nos rêves et le gigantesque disque solaire nous tournait le dos pour tirer sa révérence. La ville se réveillait d’une longue canicule et sur le seuil des maisons, les hommes humblement faisaient leurs ablutions en prêtant l’oreille au muezzin qui raclait sa voix pour lancer son appel. Elle n’a rien dit et, de mes doigts, j’ai effleuré les siens. Nos silhouettes s’élançaient gigantesques sur la rocaille repue de tant de chaleur. Je me taisais de crainte de briser le silence lourd porteur de mille promesses. Elle serra ses doigts fins dans les miens et devant nous, un gosse poursuivant un chien efflanqué me parut le plus beau spectacle du monde. La pénombre descendit lentement son voile pourpre sur les maisons basses et le muezzin libéra enfin sa voix chevrotante. Je n’osai lui dire qu’elle avait raison, que les hommes sont fous, qu’ils sont capables de transformer cette contrée paisible en un effroyable eldorado, un rodéo où les bolides viendraient souiller cette quiétude bénie du ciel. Nous arrivâmes à son quartier et la nuit devint bien noire. De son doigt, elle effleura mes lèvres et partit de sa démarche de colombe. Je marchai au hasard des lumières diffuses des échoppes et j’eus mal rien qu’en imaginant ces immenses espaces transformés en parkings gardés où des petites frappes armés de gourdins viendraient racketter les clients des hypermarchés. Je pénétrai dans une gargote et mangeai la plus délicieuse omelette-frites de ma vie.