Vous me payez et ne me regardez pas quand je vous rends la monnaie. D’ailleurs, me regardez-vous seulement lorsque je trie vos œufs ? Lorsque je vous tends votre boîte ? Vous seriez incapable de me reconnaître si j’étais loin de mon étal. Les autres marchandes et moi sommes interchangeables, nous qui vous servons chaque semaine depuis des années. Pensez-vous que nous ne sommes que ça ? Nous sommes des femmes qui menons des combats, éduquons nos enfants, faisons vivre la communauté. Lorsque je sors d’ici, je ne suis plus qu’une main qui contribue à votre petit-déjeuner continental. Je suis quelqu’un d’entier avec des rêves et des ambitions. Ma vie ne se limite pas à vos vingt-quatre œufs hebdomadaires.
Mais pour vous, ma vie se restreint au marché.
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La nuit est tombée. Notre salle de spectacle est la plus grande au monde. Elle n’a ni mur ni plafond, ni fosse ni estrade, ni loge ni parterre. Notre opéra est en plein air, illuminé par les étoiles, et peut accueillir le monde entier. Les spectateurs prennent place dans des chaises en plastique. Vous êtes là, vous aussi. Vous ne pouviez pas passer à côté du dernier phénomène. Les journalistes des quatre coins du globe viennent nous interviewer, nous filmer lors des répétitions.
Mais vous, vous ne me reconnaissez pas.
Le maestro nous guide, nous entamons O Fortuna. Le sol vibre sous la force des instruments, la puissance des voix. Je ne cesse de frotter les cordes de mon violoncelle. Les larmes gonflent mes paupières, j’ai la chair de poule. Je suis transportée, loin, si loin du marché, des œufs, de votre indifférence. Ce soir, je suis une autre, je suis une étoile et je brille jusqu’à vous aveugler. Vous applaudissez, vous nous acclamez.
Mais vous ne me reconnaissez toujours pas.
Moi, je sais qui vous êtes.