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La Première émotion (1894) 

lundi 24 mars 2008, par Octave Mirbeau (1848 - 1917)

C’était un vieux homme, un peu voûté, très doux, très silencieux, très propre, et qui, jamais, n’avait pensé à rien.

Sa vie était réglée mieux qu’une horloge, car il arrive que les horloges, quelquefois, s’arrêtent et se détraquent. Lui, jamais ne s’arrêtait, ni ne se détraquait. Jamais il n’avait connu la hâte d’une avance, l’émoi d’un retard, la fantaisie d’une sonnerie folle, dans son âme.

Il s’appelait M. Isidore Bûche, était employé au ministère de l’Instruction publique. Chose curieuse et unique, il conservait, vieillard, la même place, les mêmes appointements, le même bureau, le même travail, que, jeune homme, lorsqu’il était entré dans la carrière administrative. Un avancement l’eût dérangé dans ses habitudes ; il était incapable d’en supporter l’idée, si l’idée lui en était venue. Mais il ne lui venait jamais aucune idée. L’intrusion, dans son existence, de quelque chose de nouveau, eût été pire pour lui, l’eût davantage effrayé que la mort.

M. Isidore Bûche se levait à huit heures, hiver comme été, allait à son bureau, par les mêmes rues, sans s’attarder jamais devant une boutique, sans se retourner derrière un passant, sans baguenauder à suivre la marche alerte d’une femme, ou à contempler la joie d’une affiche sur un mur. Et, par les mêmes rues aussi, le soir, à six heures, il s’en revenait chez lui, du même pas mesuré, mécanique, toujours pareil. Frugalement, il prenait, dans sa chambre, un repas innommable que lui montait sa concierge, ressortait, achetait chez la même marchande, avec les mêmes gestes, Le Petit Journal qu’il emportait, sous le bras gauche, pour le lire, dans son lit, jusqu’à neuf heures. Après quoi, il s’endormait. II était bon, et ça lui était facile, n’ayant personne à aimer ; ni femme, ni enfant, ni parent, ni ami, ni chien, ni pauvre, ni fleur ! Il était bon, j’entends qu’il ne disait pas de mal de ses chefs ; n’avait jamais dénoncé un collègue ; supportait, sans jamais répondre, les bourrades et les insultes. Par un singulier euphémisme, on disait de lui : « Ah ! quel brave homme que le père Isidore Bûche ! » Le dimanche, toute la journée, il travaillait - car ses appointements étaient modestes -, il travaillait à mettre au clair les comptes d’une vieille dame propriétaire, à Clichy, de cinq maisons d’ouvriers. Il avait soixante ans et jamais il n’avait pensé à rien.

* * *

Jamais il n’avait pensé à rien. Et, pourtant, un jour, tout à coup, il s’étonna de voir dans l’air en allant à son bureau, quelque chose de très haut et qu’il ne connaissait pas. Il ne connaissait ni le Louvre, ni Notre-Dame, ni l’Obélisque, ni l’Arc de Triomphe, ni le Panthéon, ni les Invalides ; il ne connaissait rien. Il avait passé auprès de ces divers monuments sans les regarder, sans les voir, et, par conséquent, sans se demander pourquoi ils étaient là, et ce qu’ils signifiaient. Il avait cependant, de leur présence médiate, un soupçon vague. Ces façades ouvragées, ces dômes, ces flèches, ces masses carrées de pierre, ces cintres ouverts sur le rêve du ciel, ces squares, ces horizons, ces trouées de rues, tout cela se fondait dans l’énorme néant qu’étaient, pour lui, la ville, la nature, toutes les choses, tous les êtres, en dehors de son bureau, de sa chambre, des huissiers du ministère, de sa concierge et du Petit Journal ; mais ce quelque chose de soudain, d’inhabituel, qui barrait le ciel, qui déroutait ce néant, il ne pouvait pas ne pas le voir, et, le voyant, il ne pouvait pas ne pas y penser. Le Petit Journal lui apprit que c’était la Tour Eiffel.

Alors, son esprit travailla.

Tous les matins, avec des angoisses torturantes, il se demanda ce que c’était réellement que cette Tour Eiffel, à quoi elle pouvait servir et pourquoi elle s’appelait Eiffel. Ce fut le seul moment de sa vie où, dans son cerveau, s’agita une sorte d’intellectuel tumulte. Il eut la conscience d’une vie probable au-delà de la sienne, d’une vie possible par delà celle de sa concierge, conscience vacillante et trouble où s’ébauchèrent des formes embryonnaires et des mouvements larveux correspondant à ces formes, et des bruits inharmoniques correspondant à ces mouvements. Mais cela lui faisait mal à la tête de songer à tant de choses. Avec une terreur, il disait, le matin, aux huissiers du ministère : « J’ai encore vu la Tour Eiffel ! » Et le soir, avec la même terreur avivée par des ressouvenirs bibliques, il répétait à sa concierge : « J’ai encore vu la Tour de Babel ! » En lisant le Petit Journal, il avait, maintenant, des distractions. Plusieurs fois, il s’était arrêté dans la rue, devant une affiche ; et il avait été surpris, un jour, par l’étrangeté du regard d’un passant. Et pressentant l’approche de quelques fantaisies indéterminées, un besoin sourd de s’évader, hors des cloisons de sa chambre, par delà les plafonds crasseux de son bureau, il s’effraya. Mais cet extraordinaire bouleversement de son être s’apaisa bientôt, la crise s’évanouit. Peu à peu, il recommença à ne plus rien dire, à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre, à ne plus s’arrêter devant une affiche, à ne plus sentir la commotion d’un regard humain. Il retrouva le tic-tac régulier de son horloge intérieure. Et la Tour Eiffel se confondit avec le Louvre, Notre-Dame, l’Obélisque, l’Arc de Triomphe, le Panthéon, les Invalides, dans la brume intraversable dont s’enveloppaient la mort de son esprit et la mort de ses yeux. Il recommença de ne penser à rien.

* * *

Il recommença de ne penser à rien. Et, pourtant, il lui arriva une chose inattendue et stupéfiante.

Une nuit, il rêva !

II rêva qu’il péchait à la ligne, au bord d’un fleuve.

Pourquoi ce rêve ? Jamais il n’avait pêche à la ligne.

Pourquoi un rêve ? Jamais il n’avait rêvé.

Ses nuits étaient aussi vides de rêves que de pensées ses jours. Il dormait comme il vivait : le néant. Le jour et la nuit, c’étaient les mêmes ténèbres morales qui se continuaient.

Cela lui parut un événement grave, un événement terrible, l’introduction d’un rêve dans sa vie nocturne, aussi grave et aussi terrible qu’avait été l’introduction d’une pensée dans sa vie diurne. Mais il ne chercha pas à s’expliquer le pourquoi de ce nouveau mystère.

La nuit suivante, il rêva encore.

II rêva qu’il péchait à la ligne. Oui, il se voyait assis, sur une berge, parmi des herbes odorantes et fleuries. Il tenait à la main une longue gaule de roseau. De l’extrémité de la gaule, pendait un mince crin brillant qui traversait l’épaisseur d’un bouchon rouge, flottant sur l’eau. De temps en temps, le bouchon sautillait sur la surface immobile et dure comme un miroir. Il tirait, de toute la force de ses deux poings réunis, au manche de la gaule. Le crin se tendait, la gaule ployait, et il restait ainsi des heures, faisant des efforts acharnés pour amener l’invisible poisson. Alors, il se réveillait en sueur, à bout de force, haletant et, quelques minutes, dans le noir de la chambre qui s’illuminait de fantastiques, de phosphoriques carcasses de poisson, il gardait l’effroi de cette gaule ployée, de ce crin tendu, et de cette immobile surface d’onde que ne troublait aucun éclair d’ablette, aucun sillage de brochet, aucun remous autour du bouchon rouge.

Durant plusieurs mois, ce rêve le poursuivit, chaque nuit.

 Je n’en prendrai donc jamais ? se disait-il avec épouvante.

Car, tout le jour, il pensait à son rêve. Et il aurait bien voulu ne plus penser à rien.

* * *

II aurait bien voulu ne plus penser à rien. Et, pourtant, à force de penser à ce rêve, il prit la passion de la pêche à la ligne.

Pour aller à son bureau, M. Isidore Bûche fit des détours, longea les quais, et s’attarda à regarder des pêcheurs. Lorsqu’il s’en revenait, le soir, il s’arrêta, devant un magasin, où étaient exposés, à la vitrine, des lignes, des gaules, des accessoires variés et charmants, dont il ne connaissait pas l’usage et qu’il eût voulu posséder. Il trouva un émotionnant plaisir à considérer la carpe, en carton doré, qui se balançait en haut de la devanture, pendue à un fil de soie. Et il se répétait, le cœur battant, les veines tout envahies par des ondes de sang plus chaud : « Je n’en prendrai donc jamais ! »

Un samedi soir, il s’enhardit, entra dans le magasin, fit de fastueuses emplettes, et rentra chez lui, en proie à une agitation insolite. Cette nuit-là, il ne dormit point. Le lendemain, au petit jour, il s’achemina, muni de gaules, de lignes, d’épuisettes, les poches bourrées de boîtes, de trousses, il s’achemina vers la Seine, qu’il longea jusqu’à Meudon. À Meudon, il choisit une place où l’eau lui sembla profonde, où l’herbe était douce. En préparant sa ligne, suivant les indications qu’on lui avait données au magasin, il se disait : « Voyons !... Voyons !... Je n’en prendrai donc jamais ! » Puis il lança sa ligne à l’eau...

Le matin était en fête, l’eau chantait doucement sur la rive, dans une touffe de roseaux. Sur la berge, des promeneurs flânaient et cueillaient des fleurs.

M. Isidore Bûche suivait, sur la surface tranquille du fleuve, le bouchon rouge et bleu. Il avait les lèvres serrées, le cœur mordu par l’angoisse. Quelque chose de dur et de brûlant enserrait son crâne, classiquement couvert d’un large chapeau de paille.

Tout à coup, le bouchon frissonna, et, autour du bouchon, de petites rides apparurent sur l’eau, s’élargirent...

 Oh ! oh ! fit M. Isidore Bûche, très rouge...

Le bouchon glissa plus fort sur l’eau, et disparut dans un léger bouillonnement.

 Oh ! oh ! fit-il, très pâle.

Et il sentit une secousse... Et, ayant tiré, il vit le crin se tendre, la gaule ployer ; son cœur battit comme une cloche de Pasques... Une sueur froide roula sur ses tempes... et il tomba, sur la berge... mort !

P.-S.

Le Journal, 8 juillet 1894

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