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La Question Juive (1843-2010) 

lundi 8 février 2010, par Karl Marx

(Translate)... Pourquoi évoquer La question juive à propos de la levée médiatique contre une militante au foulard musulman, en liste du Nouveau Parti Anticapitaliste pour les élections régionales françaises de 2010 ? Voici le texte de référence qui permet d’entrevoir que ceux et celles qui appellent le porte-parole du NPA Olivier Besancenot à relire Marx, ne l’ont pas lu eux-mêmes. Sur la question de l’émancipation et de la religion, ils doivent prendre Marx pour Lénine et ignorer que le fondement du NPA (évolution de La Ligue Communiste référée à la IVe Internationale) soit notoirement trotskyste. On ne va pas expliquer ici les affres des textes politiques révolutionnaires et des choix partisans de Lénine, ce qui permettrait néanmoins d’apprendre les différences entre le parti communiste marxiste-léniniste bolchevique, qui installa la dictature du prolétariat, la rupture avec Trotsky pourtant chef de l’Armée Rouge (finalement assassiné au Mexique, sur les ordres de Staline), les Internationales successives, leurs divisions, et les anarchistes. Mais on peut inviter les accusateurs publics à lire ce texte de Karl Marx précisément consacré à la question philosophique matérialiste de l’émancipation au-delà d’un contexte particulier, tout en discutant sur son histoire. En effet, il s’agit de La Question Juive, titre éponyme de l’article publié en 1843 par son ancien professeur, l’hégelien Bruno Bauer, auquel Marx répond la même année, alors qu’il n’a que vingt cinq ans, vivant encore en Allemagne, quand il épouse son amie d’études Jenny von Westphalen. L’essentiel de sa réflexion sur la religion, et la contradiction à propos de l’émancipation (entre individu et citoyen, entre sujet et morale) y est posée comme insoluble, du fait de son intériorisation (ce qui reste d’Hegel) et de la structure de reproduction de l’idéologie entre autre de cette façon, sinon sur un autre plan : celui de la force sociale, quand elle s’intègre en force politique.

Ensuite, il faut lire La conception matérialiste de la question juive, de Abraham Léon. En effet, si le texte de Marx règle entre la chose privée et la chose publique, entre l’individu et le citoyen, celui d’Abraham Léon règle entre la communauté et le sionisme, entre le partage et la domination — entre ce qui appartient à tout le monde et la propriété (égale au nationalisme) pour certains —. Marx instruit la laïcité, Léon instruit la vie (il n’est pas loin de Gramsci, mais autrement car il parle aussi depuis son Étant — l’autre) : c’est le XIXe siècle (Marx) avant la problématique du parti communiste, et le XXe siècle (après La dictature du prolétariat et la réalisation du sionisme).

La réponse de Marx à Bauer est donc un ouvrage important, il pose la possibilité d’une émergence de la communauté dans le communisme — qui la transforme — depuis lequel le parcours de Abraham Léon est concevable en toute cohérence de la vie et de la société. D’ailleurs il se trouve à la base des théories matérialistes de l’émancipation (la libération) moderne de la fin du XXe siècle, car ce texte s’applique aussi bien à la condition féminine qui traverse celle des religions. Ce fut le génie de Simone de Beauvoir d’ouvrir un nouveau front du féminisme, après l’obtention du droit de vote pour les femmes en France (21 avril 1944), en appliquant l’interprétation hégelienne (la dialectique du maître et de l’esclave) et la critique marxiste de l’intériorisation de la religion à celle de la condition féminine (Le deuxième sexe, 1949), et de faire monter l’idée d’une production au foyer. Ce qui conféra la femme domestique à la force sociale, rendant imaginable une lutte de libération sociale cadrée par la dialectique des sexes, à laquelle recourent encore les féministes qui revendiquent l’égalitarisme paritaire aujourd’hui. Puis Frantz Fanon de l’appliquer à la condition émancipée des Noirs (Peau noire, masques blancs, 1952 — situé avec une citation du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire), et des peuples colonisés dans leurs guerres de libération (Les damnés de la terre, 1961), jusqu’à inspirer Malcolm X puis le Black Panther Party (où Jean Genet se reconnut). Texte de Marx souvent cité, mais mal perçu dans son importance, parce qu’on lui attribua à tort de l’antisémitisme. Rééditée chez 10/18 au moment de la Guerre des 6 jours, puis en 1968, la version de 1967 a été mise en ligne gratuitement sur le site des archives marxistes www.marxists.org, version du texte intégral de Marx que nous publions ici, avec l’Introduction de Robert Mandrou que nous plaçons en Postface. En 2006, sans doute pour éclairer l’actualité du conflit israelo-palestinien, une nouvelle traduction par J. F. Poirier, présentée et commentée par Daniel Bensaïd, a été publiée aux éditions La Fabrique, sous le titre Sur la question juive ; elle comprend, comme dans l’ouvrage chez 10/18, le texte de référence de Bruno Bauer.

Ilham Moussaïd, février 2010
La candidate en liste féministe du NPA dans le Vaucluse pour les élections régionales de 2010 s’explique sur ses positions contre le débat sur l’identité nationale et l’islamophobie, contre le capitalisme, contre l’impérialisme, et pour la contraception et l’avortement (déclaration publiée en février 2010).
Source dazibaoueb.fr


A lire le texte de Marx, on comprend en quoi le choix de la candidate Ilhem Boussaïd, si contesté ces jours-ci, n’est ni anti-marxiste ni anti-féministe ; le foulard d’une musulmane déclarée pour la contraception et pour l’avortement ne peut signifier un fondamentalisme religieux, quand les fondamentalismes des trois monothéismes notamment musulman et chrétien sont par définition créationnistes. Bien au contraire, cette situation tendrait à résoudre une intériorisation communautaire par l’intégration de la force sociale (la population productive des "quartiers" laissée pour compte trouvant une représentation inattendue dans une militante qui émerge singulièrement de la diversité communautaire) en force politique (l’émergence électorale d’un parti laïque anti-impérialiste et anticapitaliste), insoumise au code social post-colonialiste, dans le cadre du pacte démocratique en vigueur. S’il y a un petit signe insurrectionnel pour répondre au débat sur l’identité nationale, ce n’est ni violent ni illégal. Il n’est pas indifférent de remarquer qu’il s’agit d’un choix assumé par le Nouveau Parti Anticapitaliste, théorisé et instruit par Daniel Bensaïd... Daniel Bensaïd est mort le 12 janvier 2010. Même s’il ne s’agit pas ici de la traduction de Jean-François Poirier qu’il a commentée, nous lui dédions en hommage cette publication, dans La revue des ressources, de la version de 1968. Sous l’Introduction reportée en post-scriptum, on trouvera les liens utiles vers les références source en ligne, et vers les deux éditions de l’ouvrage de librairie, l’ancien pour les collectionneurs, d’occasion, dans le site Price Minister, et l’actuel neuf, dans le site de l’éditeur.

Il y a plus : l’impossibilité philosophique matérialiste de la désaliénation de l’individu par l’être moral — collectif — (sinon par l’interdit ou l’émancipation générale), instruit que la désaliénation soit une réduction au lieu d’une liberté (qui accroît). Ici passe la prédiction des seuils d’intolérance privés ou publics, communautaires ou laïques, qui installent les systèmes politiques des plus stupides aux plus désinformés, à travers la prescription autoritaire par les usages, ou par la loi, ou par la guerre (des démocraties aux dictatures, et jusqu’aux luttes de libération qui cherchant l’unité s’arment contre la différence, craignant d’être affaiblies).

L. D. & A. G-C.

Karl MARX La question juive / Table des matières :

1. La question juive
2. La capacité des Juifs et des chrétiens actuels de devenir libres, selon Bruno Bauer
(Pour information, le texte intégral de Bruno Bauer est publié à la suite de celui de Karl Marx dans le pdf joint en pied de page)


Karl Marx, Sur la question juive, éd. La Fabrique, Paris, 2006.
Première de couverture de la nouvelle traduction par Jean-François Poirier, présentée et commentée par Daniel Bensaïd.



1. La question juive

Les Juifs allemands réclament l’émancipation. Quelle émancipation réclament-ils ? L’émancipation civique, politique.

Bruno Bauer leur répond [1] : « En Allemagne, personne n’est politiquement éman­cipé. Nous-mêmes ne sommes pas libres. Comment pourrions-nous vous libérer ? Vous êtes, vous autres Juifs, des égoïstes, vous réclamez pour vous, parce que vous êtes juifs, une émancipation particulière. Vous devez travailler, en votre qualité d’Allemands, à l’émancipation politique de l’Allemagne, et, en votre qualité d’hom­mes, à l’émancipation humaine. Et l’espèce particulière de votre oppression et de votre avilissement, vous devez la ressentir, non pas comme une exception à la règle, mais plutôt comme ce qui la confirme. » [2]

Ou bien les Juifs demandent-ils à être assimilés aux sujets chrétiens ? S’ils recon­nais­sent l’État chrétien comme fondé en droit, ils reconnaissent le régime de l’asser­vis­sement général. Pourquoi leur joug spécial leur déplaît-il, si le joug universel leur plait ? Pourquoi l’Allemand s’intéresserait-il à l’émancipation du Juif, si le Juif ne s’intéresse pas à l’émancipation de l’Allemand ?

L’État chrétien ne connaît que des privilèges. Le Juif possède en lui-même le privilège d’être juif. Il a, en tant que juif, des droits que les chrétiens n’ont pas. Pour­quoi réclame-t-il des droits, qu’il n’a pas et dont jouissent les chrétiens ?

En réclamant son émancipation de l’État chrétien, il demande que l’État chrétien renonce à son préjugé religieux. Et lui, le Juif, renonce-t-il à son préjugé religieux ? A-t-il donc le droit de demander à un autre d’abdiquer sa religion ?

L’État chrétien ne peut, de par son essence, émanciper le Juif. Mais, ajoute Bauer, le Juif ne peut, de par son essence, être émancipé. Aussi longtemps que l’État reste chrétien et tant que le Juif reste juif, tous deux sont aussi peu capables, l’un de donner l’émancipation, l’autre de la recevoir.

À l’égard des Juifs, l’État chrétien ne peut avoir que l’attitude de l’État chrétien. Il doit, par manière de privilège, autoriser que le Juif soit isolé des autres sujets ; mais il doit ensuite faire peser sur ce Juif l’oppression des autres sphères, et cela d’autant plus durement que le Juif se trouve en opposition religieuse avec la religion dominante. Mais le Juif ne peut, de son côté, avoir à l’égard de l’État qu’une attitude de Juif, c’est-à-dire d’étranger : à la nationalité véritable, il oppose sa nationalité chimérique, et à la loi, sa loi illusoire ; il se croit en droit de se séparer du reste de l’humanité ; par principe, il ne prend aucune part au mouvement historique et attend impatiemment un avenir qui n’a rien de commun avec l’avenir général de l’homme car il se considère comme un membre du peuple juif et le peuple juif comme le peuple élu.

À quel titre, Juifs, demandez-vous donc l’émancipation ? A cause de votre reli­gion ? Elle est l’ennemie mortelle de la religion d’État. En tant que citoyens ? Il n’y a pas de citoyens en Allemagne. Parce que vous êtes hommes ? Vous n’êtes pas des hommes, pas plus que ceux à qui vous faites appel.

Bauer a donné à la question de l’émancipation juive une position nouvelle, après avoir fait la critique des anciennes positions et des anciennes solutions de la question. Quelle est, demande-t-il, la nature du Juif qui doit être émancipé, et quelle est la nature de l’État chrétien qui doit émanciper ? Il répond par une critique de la religion juive, il analyse l’opposition religieuse entre le judaïsme et le christianisme, il nous explique l’essence de l’État chrétien, et tout cela avec hardiesse, netteté, esprit et profondeur et dans une langue aussi précise que solide et énergique.

Comment Bauer résout-il donc la question juive ? Quel est le résultat ? La for­mu­lation d’une question est sa solution. La critique de la question juive est la réponse à la question juive. Voici le résumé :

Il faut nous émanciper nous-mêmes, avant de pouvoir émanciper les autres.

La forme la plus rigide de l’opposition entre le Juif et le chrétien, c’est l’opposition religieuse. Comment résout-on une opposition ? En la rendant impossible. Comment rend-on impossible une opposition religieuse ? En supprimant la religion. Dès que le Juif et le chrétien ne verront plus, dans leurs religions respectives, que divers degrés de développement de l’esprit humain, des « peaux de serpent » dépouillées par le serpent qu’est l’homme, ils ne se trouveront plus dans une opposition religieuse, mais dans un rapport purement critique, scientifique, humain. La science constitue alors leur unité. Or, des oppositions scientifiques se résolvent par la science elle-même.

Au Juif allemand, notamment, s’oppose le manque d’émancipation politique en général et le christianisme prononcé de l’État. Mais, dans le sens de Bauer, la question juive a une signification générale, indépen­dante des conditions spécifique­ment allemandes. Elle est la question des rapports de la religion et de l’État, de la contradiction entre la prévention religieuse et l’émanci­pa­tion politique. S’émanciper de la religion, voilà la condition que l’on pose aussi bien au Juif, qui demande son émancipation politique, qu’à l’État, qui doit émanciper et être lui-même émancipé.

« Bien, dit-on, et le Juif le dit lui-même ; mais le Juif ne doit pas être émancipé parce qu’il est juif, parce qu’il possède un principe moral excellent et universellement humain ; le Juif prendra plutôt rang derrière le citoyen et sera citoyen, bien qu’il soit juif et doive rester juif. En d’autres termes, il est et reste juif, bien qu’il soit citoyen et vive dans des conditions universellement humaines : sa nature juive et limitée rem­porte toujours et en dernier lieu la victoire sur ses obligations humaines et politiques. Le préjugé subsiste néanmoins bien que sa nature soit débordée par des principes généraux. Mais, s’il en est ainsi, elle déborde au contraire tout le reste. »

— « Ce n’est que dans un sens sophistique et d’après l’apparence que, dans la vie politique, le Juif pourrait rester juif ; par conséquent, s’il voulait rester juif, l’appa­rence serait donc l’essentiel et remporterait la victoire ; autrement dit, la vie du Juif dans l’État ne serait qu’une apparence ou une exception momentanée à l’essence et à la règle [3]. »

Voyons d’autre part comment Bauer fixe la mission de l’État :

« Pour ce qui est de la question juive, la France, dit-il, nous a donné récemment [4], — ainsi qu’elle le fait du reste constamment dans toutes les autres questions politiques depuis la révolution de juillet - le spectacle d’une vie qui est libre, mais qui révoque sa liberté dans la loi et la déclare donc une simple apparence, tandis que, d’autre part, elle réfute sa loi libre par ses actes. » (La Question juive, p. 64.)

« En France, la liberté universelle n’est pas encore érigée en loi, et la question juive n’est pas résolue non plus, parce que la liberté légale - c’est-à-dire l’égalité de tous les citoyens - est restreinte dans la vie encore dominée et morcelée par les privilèges religieux, et parce que la liberté légale reflète cet asservissement de la vie dans la loi : elle contraint à sanctionner la distinction des citoyens naturellement libres en opprimés et oppresseurs. » (La Question juive, p. 65.)

Quand donc la question juive serait-elle résolue pour la France ?

« Le Juif, par exemple, aurait vraiment cessé d’être juif, si sa loi ne l’empêchait pas de remplir ses devoirs envers l’État et ses concitoyens, d’assister le jour du sabbat aux séances de la Chambre des députés et de prendre part au débat public. Il faudrait, du reste, supprimer tout privilège religieux, donc également le monopole d’une église privilégiée ; et si d’aucuns ou même la très grande majorité croyaient encore devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique devrait leur être abandonnée comme une affaire d’ordre absolument privé. » (La Question juive, p. 65.)

— « Il n’y aura plus de religion, le jour où il n’y aura plus de religion privilégiée. Retirez à la religion sa puissance exclusive, et elle n’existera plus. »(La Question juive, p. 66.) - « M. Martin du Nord a vu, dans le projet de ne pas faire mention du dimanche dans la loi, la proposition de déclarer que le christianisme avait cessé d’exister ; au même titre (et ce droit est absolument fondé), déclarer que la loi du sabbat n’oblige plus le Juif reviendrait à proclamer que c’en est fait de l’existence du judaïsme. » (La Question juive, p. 71.)

Bauer exige donc, d’une part, que le Juif renonce au judaïsme et l’homme, somme toute, à la religion, pour être émancipés civiquement. Et, d’autre part, en conséquence logique, il considère la suppression politique de la religion comme la suppression de toute religion. l’État, qui présuppose la religion, n’est pas encore un État réel et véritable. « Évidemment, la représentation religieuse donne des garanties à l’État. Mais à quel État ? A quelle espèce d’État ? » (La Question juive, p. 97.)

C’est ici que nous voyons que Bauer ne considère la question juive que d’un côté.

Il ne suffisait nullement de se demander : Qui doit émanciper ? Qui doit être éman­cipé ? La critique doit se poser une troisième question. De quelle sorte d’éman­ci­pation s’agit-il ? Quelles conditions sont fondées dans l’essence de l’émancipation réclamée ? La critique de l’émancipation politique n’était elle-même que la critique finale de la question juive et sa véritable résolution en la « question générale de l’époque ».

Parce qu’il n’élève pas la question à cette hauteur, Bauer tombe dans des contra­dictions. Il pose des conditions qui ne sont pas fondées dans l’essence de l’émanci­pation politique. Il soulève des questions qui ne rentrent pas dans son problème, et il résout des problèmes qui laissent subsister sa question intacte. Quand Bauer dit des adversaires de l’émancipation juive : « Leur unique faute n’était que de supposer que l’État chrétien était le seul vrai et de ne pas le soumettre à la même critique que celle qu’ils adressaient au judaïsme. » (Ibid...), nous voyons l’erreur de Bauer dans ce fait qu’il soumet seulement à la critique l’ « État chrétien » et non pas l’ « État en soi », qu’il n’examine pas le rapport de l’émancipation politique et de l’émancipation hu­mai­ne et pose donc des conditions qui ne s’expliquent que parce que, manquant de sens critique, il confond l’émancipa­tion politique et l’émancipation universelle humai­ne. Si Bauer demande aux Juifs : Avez-vous, en vous plaçant à votre point de vue, le droit de revendiquer l’émancipa­tion politique ? Nous posons la question inverse : Le point de vue de l’émancipation politique a-t-il le droit de demander au Juif la suppres­sion du judaïsme, et à l’homme la suppression de toute religion ?

La question juive se pose de façon différente suivant l’État où réside le Juif. En Allemagne, où il n’existe pas d’État politique, d’État en tant qu’État, la question juive est une question purement théologique. Le Juif se trouve en opposition religieuse avec l’État, qui proclame le christianisme comme son fondement. Cet État est théolo­gique ex professo. La critique est ici la critique de la théologie, une critique à deux tranchants, la critique de la théologie chrétienne, la critique de la théologie juive. Et tout en restant dans la critique, nous ne sortons pas de la théologie.

En France, État constitutionnel, la question juive est la question du constitution­na­lisme, la question de l’imperfection de l’émancipation politique. Comme l’on conserve en France l’apparence d’une religion d’État, sous la forme insignifiante et contradic­toire, il est vrai, d’une religion de la majorité, la situation des Juifs conserve, vis-à-vis de l’État, l’apparence d’une opposition religieuse théologique.

Ce n’est que dans les États libres de l’Amérique du Nord, du moins dans certains de ces États, que la question juive perd sa signification théologique et devient une question vérita­ble­ment laïque. Ce n’est que dans les pays où l’État existe avec son développement complet que le rapport du Juif et, en général, de l’homme religieux, avec l’État politique, par conséquent le rapport de la religion avec l’État, peut se manifester avec son caractère propre et sa toute pureté. La critique de ce rapport cesse d’être de la critique théologique, dès que l’État cesse de se placer vis-à-vis de la religion à un point de vue théologique, dès qu’il se place au point de vue politique et qu’il agit vraiment en État. La critique devient alors la critique de l’État politique. En ce point, où la question cesse d’être théologique, la critique de Bauer cesse d’être critique. « Il n’existe aux États-Unis ni religion de l’État, ni religion déclarée celle de la majorité, ni prééminence d’un culte sur un autre. L’État est étranger à tous les cultes. » (Marie, ou l’esclavage aux États-Unis, etc., par G. de Beaumont, Paris, 1835, p. 214.) Il y a même des États de l’Amérique du Nord, où « la constitution n’impose pas les croyan­ces religieuses et la pratique d’un culte comme condition des privilèges politiques. » (Ibid., p. 225.) Et pourtant « on ne croit pas aux États-Unis qu’un homme sans religion puisse être un honnête homme ». (Ibid., p. 224.) Et l’Amérique du Nord n’en reste pas moins le pays de prédilection de la religiosité, ainsi que Beaumont, Tocqueville et l’Anglais Hamilton l’assurent d’une seule voix. Les États de l’Amérique du Nord ne nous servent cependant que d’exemple. La question est celle-ci : Dans quel rapport l’émancipation politique achevée se trouve-t-elle vis-à-vis de la religion ? Si, dans le pays de l’émancipation politique achevée, nous trou­vons non seulement l’existence, mais l’existence fraîche et vigoureuse de la religion, la preuve est faite que l’existence de la religion ne s’oppose en rien à la perfection de l’État. Mais, comme l’existence de la religion est l’existence d’un manque, la source de ce manque ne peut être recherchée que dans l’essence même de l’État. Nous ne voyons plus, dans la religion, le fondement, mais le phénomène de la limitation laïque. C’est pourquoi nous expliquons l’embarras religieux des libres citoyens par leur embarras laïque. Nous ne prétendons nullement qu’ils doivent dépasser leur limitation religieuse, dès qu’ils abolissent leurs barrières laïques. Nous ne transfor­mons pas les questions laïques en questions théologiques. Nous trans­formons les. questions théologiques en questions laïques. Après que l’histoire s’est assez long­temps résolue en superstition, nous résolvons la superstition en histoire. La question des rapports de l’émancipation politique et de la religion devient pour nous la question des rapports de l’émancipation politique et de l’émancipation humaine. Nous critiquons la faiblesse religieuse de l’État politique, en critiquant l’État politi­que, abstraction faite de ses faiblesses religieuses, dans sa construction laïque. La contra­diction entre l’État et une religion déterminée, le judaïsme par exemple, nous lui don­nons une expression humaine, en en faisant la contradiction entre l’État et des éléments laïques déterminés, en transformant la contradiction entre l’État et la religion en général en contradiction entre l’État et ses présuppositions en général.

L’émancipation politique du Juif, du chrétien, de l’homme religieux en un mot, c’est l’émancipation de l’État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l’État s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’État, c’est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s’affirmant purement et simplement comme État. S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’éman­ciper d’une façon absolue et totale de la religion, parce que l’émancipation poli­tique n’est pas le mode absolu et total de l’émancipation humaine.

La limite de l’émancipation politique apparaît immédiatement dans ce fait que l’État peut s’affranchir d’une barrière sans que l’homme en soit réellement affranchi, que l’État peut être un État libre, sans que l’homme soit un homme libre. Bauer le concède lui-même tacitement, en liant l’émancipation politique à la condition sui­vante : « Il faudrait, du reste, supprimer tout privilège religieux, donc également le mono­pole d’une église privilégiée ; et si d’aucuns ou même la très grande majorité croyaient encore devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique devrait leur être abandonnée comme une affaire d’ordre absolument privé. » L’État peut donc s’être émancipé de la religion, même si la très grande majorité ne cesse pas d’être reli­gieuse, du fait qu’elle l’est à titre privé.

Mais l’attitude de l’État, de l’État libre surtout, envers la religion n’est que l’attitude, envers la religion, des hommes qui constituent l’État. Par conséquent, c’est par l’intermédiaire de l’État, c’est politiquement, que l’homme s’affranchit d’une barrière, en s’élevant au-dessus de cette barrière, en contradiction avec lui-même, d’une manière abstraite et partielle. En outre, en s’affranchissant politiquement, c’est par un détour, (Umweg) au moyen d’un intermédiaire, intermédiaire nécessaire, il est vrai, que l’homme s’affranchit. Enfin, même quand il se proclame athée par l’intermé­diaire de l’État, c’est-à-dire quand il proclame l’État athée, l’homme demeure toujours limité au point de vue religieux, précisément parce qu’il ne se reconnaît tel que par un détour, au moyen d’un intermédiaire. La religion est donc la reconnaissance de l’homme par un détour et un intermédiaire. l’État est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme. De même que le Christ est l’intermédiaire que l’homme charge de toute sa divinité, de toute sa limitation religieuse, l’État est l’intermédiaire que l’homme charge de toute sa non-divinité, de toute sa limitation humaine.

L’élévation politique de l’homme au-dessus de la religion participe à tous les inconvénients et à tous les avantages de l’élévation politique en général. L’État comme tel supprime par exemple la propriété privée, l’homme décrète, politiquement, l’abolition de la propriété privée, dès qu’il décide que l’électorat et l’éligibilité ne sont plus liés au cens, ainsi qu’on l’a décidé dans bon nombre d’États de l’Amérique du Nord. Hamilton interprète très exactement ce fait au point de vue politique : « La grande masse a remporté la victoire sur les propriétaires et la richesse financière. » La propriété privée n’est-elle pas supprimée idéalement, lorsque celui qui ne possède rien est devenu le législateur de celui qui possède ? Le cens est la dernière forme politique de la reconnaissance de la propriété privée.

Cependant l’annulation politique de la propriété privée, non seulement ne sup­prime pas la propriété privée, mais la présuppose. L’État supprime à sa façon les distinctions constituées par la naissance, le rang social, l’instruction, l’occupation particulière, en décrétant que la naissance, le rang social, l’instruction, l’occupation particulière sont des différences non politiques, quand, sans tenir compte de ces distinctions, il proclame que chaque membre du peuple partage, a titre égal, la souveraineté populaire, quand il traite tous les éléments de la vie populaire effective en se plaçant au point de vue de l’État. Mais l’État n’en laisse pas moins la propriété privée, l’instruction, l’occupation particulière agir à leur façon, c’est-à-dire en tant que propriété privée, instruction, occupation particulière, et faire prévaloir leur nature spéciale. Bien loin de supprimer ces diffé­rences factices, il n’existe plutôt que dans leurs présuppositions ; il a conscience d’être un État politique et ne fait prévaloir son universalité que par opposition à ces éléments. Hegel détermine donc, d’une façon absolument juste, le rapport de l’État politique avec la religion, quand il dit : « Pour que l’État puisse exister en tant que réalité consciente et morale de l’esprit, il faut qu’il soit distingué de la forme de l’autorité et de la foi. Mais cette distinction ne se manifeste qu’autant que l’élément ecclésiastique en arrive lui-même à la séparation. Ce n’est que de cette façon que, par-dessus les églises particulières, l’État a conquis l’universalité de la pensée, le principe de sa forme, et qu’il leur donne l’existence. » (Hegel, Rechtsphilosophie, 2° édition, p. 346.) C’est vrai ! Ce n’est qu’au-dessus des éléments particuliers que l’État se constitue comme universalité.

L’État politique parfait est, d’après son essence, la vie générique de l’homme par opposition à sa vie matérielle. Toutes les suppositions de cette vie égoïste continuent à subsister dans la société civile en dehors de la sphère de l’État, mais comme propriétés de la société bourgeoise. Là où l’État politique est arrivé à son véritable épanouissement, l’homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une existence double, céleste et terrestre, l’existence dans la communauté politique, où il se considère comme un être général, et l’exis­tence dans la société civile, où il travaille comme homme privé, voit dans les autres hommes de simples moyens, se ravale lui-même au rang de simple moyen et devient le jouet de puissances étrangères. L’État politique est, vis-à-vis de la société civile, aussi spiritualiste que le ciel l’est vis-à-vis de la terre. Il se trouve envers elle dans la même opposition, il en triomphe de la même façon que la religion triomphe du monde profane : il est contraint de la reconnaître, de la rétablir et de se laisser lui-même dominer par elle. L’homme, dans sa réalité la plus immédiate, dans la société civile, est un être profane. Là, où lui-même et les autres le considèrent comme un individu réel, il est un phé­no­mène inauthentique. Dans l’État, par contre, où l’homme vaut comme être générique, il est le membre imaginaire d’une souveraineté imagi­naire, dépouillé de sa vie réelle et individuelle et rempli d’une généralité irréelle.

Le conflit dans lequel l’homme, en tant que professant une religion particulière, se trouve avec sa qualité générale de citoyen et avec les autres hommes en tant que membres de la communauté, se ramène à la scission laïque entre l’État politique et la société civile. Pour l’homme considéré comme « bourgeois », la « vie dans l’État n’est qu’une apparence ou une exception momentanée à l’essence et à la règle ». Le « bour­geois », il est vrai, tout comme le Juif, ne reste que par un sophisme dans la vie politique, comme le « citoyen » ne reste que par un sophisme juif ou bourgeois. Mais cette sophistique n’est pas personnelle. C’est la sophistique de l’État politique même. La différence entre l’homme religieux et le citoyen, c’est la différence entre le commerçant et le citoyen, entre le journalier et le citoyen, entre le propriétaire foncier et le citoyen, entre l’individu vivant et le citoyen. La contradiction, dans laquelle l’hom­me religieux se trouve avec l’homme politique, est la même contradiction dans laquelle le bourgeois se trouve avec le citoyen, dans laquelle le membre de la société bourgeoise se trouve avec sa peau de lion politique.

Cette opposition laïque, à laquelle la question juive se ramène finalement, le rapport de l’État politique avec ses présuppositions, qu’il s’agisse des éléments matériels, tels que la propriété privée, ou des éléments spirituels, tels que la culture, la religion, cette opposition de l’intérêt général à l’intérêt privé, la scission entre l’État politique et la société bourgeoise, ces oppositions profanes, Bauer les laisse subsister, tandis qu’il polémique contre leur expression religieuse. « C’est précisément son fondement, c’est-à-dire le besoin qui assure à la société bourgeoise son existence et lui garantit sa nécessité, c’est ce fondement qui expose son existence à des dangers continuels, entretient en elle un élément incertain, et produit ce mélange continuel et toujours changeant de pauvreté et de richesse, de détresse et de prospérité, en un mot le changement (p. 8). »

On peut comparer tout le chapitre : « La société bourgeoise » (pp. 8-9), construit d’après les principes fondamentaux de la philosophie du droit de Hegel. La société bourgeoise, dans son opposition à l’État politique, est reconnue nécessaire, parce que l’État politique est reconnu nécessaire.

L’émancipation politique constitue, assurément, un grand progrès. Elle n’est pas, il est vrai, la dernière forme de l’émancipation humaine, mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine dans l’ordre du monde actuel. Entendons-nous bien : nous parlons ici de l’émancipation réelle, de l’émancipation pratique.

L’homme s’émancipe politiquement de la religion, en la rejetant du droit public dans le droit privé. Elle n’est plus l’esprit de l’État où l’homme, bien que de façon spéciale et limitée et dans une sphère particulière, se comporte comme être générique, en communauté avec d’autres hommes ; elle est devenue l’esprit de la société bour­geoise, de la sphère de l’égoïsme, de la guerre de tous contre tous. Elle n’est plus l’es­sen­ce de la communauté, mais l’essence de la distinction. Elle est devenue ce qu’elle était originellement ; elle exprime la sépa­ra­tion de l’homme, de sa communauté, de lui-même et des autres hommes. Elle n’est plus que l’affirmation abstraite de l’absur­dité particulière, de la lubie personnelle, de l’arbitraire. Le morcellement infini de la religion dans l’Amérique du Nord, par exemple, lui donne déjà la forme extérieure d’une affaire strictement privée. Elle a été reléguée au nombre des intérêts privés et expulsée de la communauté considérée en son essence. Mais, il ne faut pas se faire illusion sur la limite de l’émancipation politique. La scission (Spaltung) de l’homme en homme public et en homme privé, le déplacement de la religion qui passe de l’État à la société bourgeoise, tout cela n’est pas une étape, mais bien l’achèvement de l’éman­cipation politique, qui ne supprime donc pas et ne tente même pas de suppri­mer la religiosité réelle de l’homme.

La division de l’homme en juif et citoyen, en protestant et citoyen, en homme religieux et citoyen, cette division n’est pas un mensonge contre le système politique ni une tentative pour éluder l’émancipation politique ; c’est l’émancipation politique même, la manière politique de s’émanciper de la religion. Évidemment, à des époques où l’État politique comme tel naît violemment de la société bourgeoise, où l’affran­chissement personnel humain cherche à s’accomplir sous la forme de l’affranchisse­ment personnel politique, l’État peut et doit aller jusqu’à la suppression de la religion, jusqu’à l’anéantissement de la religion, mais uniquement comme il va jusqu’à la suppression de la propriété privée, au maximum, à la confis cation, à l’impôt pro­gressif, à la suppression de la vie, à la guillotine. Aux moments où l’État prend parti­cu­lièrement conscience de lui-même, la vie politique cherche à étouffer ses condi­tions primordiales, la société bourgeoise et ses éléments, pour s’ériger en vie géné­rique véritable et absolue de l’homme. Mais elle ne peut atteindre ce but qu’en se mettant en contradiction violente avec ses pro­pres conditions d’existence, en déclarant la révolution à l’état permanent ; aussi le drame politique s’achève-t-il nécessairement par la restauration de la religion, de la propriété privée, de tous les éléments de la société bourgeoise, tout comme la guerre se termine par la paix.

Bien plus, l’État chrétien parfait, ce n’est pas le prétendu État chrétien, qui recon­naît le christianisme comme sa base, comme la religion d’État, et prend donc une attitude exclusive envers les autres religions ; c’est plutôt l’État athée, l’État démo­cratique, l’État qui relègue la religion parmi les autres éléments de la société bour­geoise. l’État, qui est encore théologien, qui professe encore officiellement le Credo du christianisme, qui n’a pas encore osé se proclamer État, n’a pas encore réussi à exprimer sous une forme laïque et humaine, dans sa réalité d’État, la base humaine dont le christianisme est l’expression transcendante. L’État soi-disant chrétien est tout simplement un État inexistant (Nichsstaat) ; en effet, ce n’est pas le christianisme en tant que religion, c’est uniquement le fond humain de la religion chrétienne qui peut se réaliser en des créations vraiment humaines.

L’État dit chrétien est la négation chrétienne de l’État, mais nullement la réalisation politique du christianisme. L’État, qui professe encore le christianisme sous forme de religion, ne le professe pas encore sous la forme d’État, car il conserve à l’égard de la religion une attitude religieuse. En d’autres termes, un tel État n’est pas la réalisation véritable du fond humain de la religion, parce qu’il s’en rapporte encore à l’irréalité, à la forme imaginaire de ce noyau humain. L’État dit chrétien est l’État, imparfait, et la religion chrétienne est pour lui le complément et la sanctification de son imper­fection. La religion devient donc nécessairement un moyen ; et c’est l’État de l’hypo­crisie. Il y a une grande différence entre ces deux faits : ou bien l’État parfait compte, à cause du manque inhérent à l’essence générale de l’État, la religion au nombre de ses conditions ; ou bien l’État imparfait proclame, à cause du vice inhérent à son existence particulière, c’est-à-dire en tant qu’État imparfait, la religion comme son fondement. Dans ce dernier cas, la religion se transforme en politique imparfaite. Dans le premier cas, l’imperfection même de la politique parfaite se montre dans la religion. Le prétendu État chrétien a besoin de la religion chrétienne, pour se com­pléter comme État. l’État démocratique, le véritable État, n’a pas besoin de la religion pour son achèvement politique. Il peut, au contraire, faire abstraction de la religion, parce qu’en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon profane. L’État dit chrétien a tout au contraire une attitude politique vis-à-vis de la religion, et une attitude religieuse vis-à-vis de la politique. S’il ravale les formes politiques à une simple apparence, il ravale tout aussi bien la religion.

Pour rendre cette opposition plus compréhensible, nous allons considérer la construction que Bauer nom donne de l’État chrétien, construction qui est le résultat de son étude de l’État germano-chrétien.

« On a récemment, dit Bauer, pour prouver l’impossibilité ou la non-existence d’un État chrétien, rappelé à plusieurs reprises ces paroles de l’Évangile auxquelles l’État actuel ne se conforme pas et ne peut même se conformer, à moins de vouloir se désagréger complètement. »

— « Mais la réponse définitive est moins facile. Que demandent donc ces paroles évangéliques ?

La renonciation surnaturelle, la soumission à l’autorité de la révélation, l’éloigne­ment de l’État, l’abolition des conditions profanes. Or tout cela, l’État chrétien le réclame et le réalise. Il s’est assimilé l’esprit de l’Évangile ; et, s’il ne le rend pas avec les lettres mêmes dont l’Évangile se sert pour l’exprimer, cela provient simplement de ce qu’il exprime cet esprit en formes politiques, c’est-à-dire en des formes qui sont bien empruntées au système politique de ce monde, mais qui, dans la renaissance religieuse qu’elles sont forcées de subir, sont réduites à de simples apparences. On s’éloigne de l’État, et l’on se sert de cet éloignement pour réaliser les formes de l’État, les formes politiques (p. 55). »

Bauer continue ensuite son exposé : le peuple de l’État chrétien n’est plus un peuple, il n’a plus de volonté propre ; il a sa véritable existence dans le chef auquel il est soumis ; mais ce chef lui est, de par son origine et sa nature, étranger, puisqu’il lui a été imposé par Dieu sans qu’il y soit personnellement pour quelque chose ; les lois de ce peuple ne lui appartiennent pas comme son œuvre mais comme des révélations positives ; son chef a besoin, dans ses relations avec le vrai peuple, avec la masse, d’intermédiaires privilégiés ; et cette masse se décompose elle-même en une foule de cercles distincts, qui sont formés et déterminés par le hasard, qui diffèrent par leurs intérêts, leurs passions particulières et leurs préjugés spéciaux, et qui, en guise de privilège, reçoivent la permission de s’isoler les uns des autres, etc. (p. 56).

Mais Bauer dit lui-même : « La politique, si elle ne doit être que de la religion, n’a pas besoin d’être de la politique, pas plus que le récurage des marmites, s’il est consi­déré comme un acte religieux, ne doit être regardé comme une affaire de ménage (p. 108). » Or, dans l’État germano-chrétien, la religion est une « affaire économique » tout comme une « affaire économique » est de la religion. Dans l’État germano-chrétien, le pouvoir de la religion est la religion du pouvoir.

Séparer l’ « esprit de l’Évangile » de la « lettre de l’Évangile » constitue un acte irréligieux. L’État qui fait parler l’Évangile dans les lettres de la politique, dans des lettres autres que les lettres du Saint-Esprit, commet un sacrilège, sinon aux yeux des hommes, du moins à ses propres yeux religieux. A l’État qui donne la Bible comme sa charte et le christianisme comme sa règle suprême, il faut objecter les paroles de l’Écriture sainte ; car l’Écriture est sainte jusque dans ses paroles. Cet État, aussi bien que les « balayures humaines » sur lesquelles il est édifié, se trouve impliqué dans une contradiction douloureuse, insoluble du point de vue de la conscience religieuse, quand on le renvoie « à ces paroles de l’Évangile auxquelles il ne se conforme pas et ne peut même se conformer, à moins de vouloir se désagréger complètement ». Et pourquoi ne veut-il pas se désagréger complètement ? Devant sa propre conscience, l’État chrétien officiel est un « devoir », dont la réalisation est impossible ; il ne peut constater la réalité de son existence qu’en se mentant à lui-même ; aussi reste-t-il toujours à ses propres yeux un sujet de doute, un objet incertain et problématique. La critique est donc absolument dans son droit quand elle force l’État, qui s’appuie sur la Bible, au désarroi total de la conscience, de façon qu’il ne sait plus lui-même s’il est une illusion ou une réalité, et que l’infamie de ses buts profanes, auxquels la religion sert de voile, entre dans un conflit insoluble avec l’honnêteté de sa conscience religieuse, à laquelle la religion apparaît comme le but du monde. Cet État ne peut échapper à ses tourments intimes qu’en se faisant le recours de l’Église catholique. En face de cette Église, qui déclare que le pouvoir laïque est entièrement à ses ordres, l’État est impuissant, ainsi que le pouvoir laïque qui prétend être la domination de l’esprit reli­gieux.

Ce qui vaut dans l’État dit chrétien, ce n’est pas l’homme, c’est l’aliénation. Le seul homme qui compte, le roi, diffère spécifiquement des autres hommes et est, en outre, un être encore religieux se rattachant directement au Ciel, à Dieu. Les relations qui règnent ici sont encore des relations fondées sur la foi. L’esprit religieux ne s’est donc pas encore réellement sécularisé.

Mais l’esprit religieux ne saurait être réellement sécularisé. En effet, qu’est-il sinon la forme nullement séculière d’un développement de l’esprit humain ? L’esprit religieux ne peut être réalisé que si le degré de développement de l’esprit humain, dont il est l’expression, se manifeste et se constitue dans sa forme séculière. C’est ce qui se produit dans l’État démocratique. Ce qui fonde cet État, ce n’est pas le christi­anisme, mais le principe humain du christianisme. La religion demeure la conscience idéale, non séculière, de ses membres, parce qu’elle est la forme idéale du degré de développement humain qui s’y trouve réalisé.

Religieux, les membres de l’État politique le sont par le dualisme entre la vie individuelle et la vie générique, entre la vie de la société bourgeoise et la vie politique ; religieux, ils le sont en tant que l’homme considère comme sa vraie vie la vie politique située au-delà de sa propre individualité ; religieux, ils le sont dans ce sens que la religion est ici l’esprit de la société bourgeoise, l’expression de ce qui éloigne et sépare l’homme de l’homme. Chrétienne, est la démocratie politique en tant que l’hom­me, non seulement un homme, mais tout homme, y est un être souverain, un être suprême, mais l’homme ni cultivé ni social, l’homme dans son existence accidentelle, tel quel, l’homme tel que, par toute l’organisation de notre société, il a été corrompu, perdu pour lui-même, aliéné, placé sous l’autorité de conditions et d’éléments inhumains, en un mot, l’homme qui n’est pas encore un véritable être générique. La création imaginaire, le rêve, le postulat du christianisme, la souve­raineté de l’homme, mais de l’homme réel, tout cela devient, dans la démocratie, de la réalité concrète et présente, une maxime séculière.

La conscience religieuse et théologique s’apparaît à elle-même, dans la démocratie parfaite, d’autant plus religieuse et d’autant plus théologique qu’elle est, en apparence, sans signification politique, sans but terrestre, une affaire du cœur ennemi du monde, l’expression de la nature bornée de l’esprit, le produit de l’arbitraire et de la fantaisie, une véritable vie d’au-delà. Le christianisme atteint ici l’expression, pratique de sa signification religieuse universelle, parce que les conceptions du monde les plus variées viennent se grouper dans la forme du christianisme, et surtout parce que le christianisme n’exige même pas que l’on professe ce christianisme, mais que l’on ait de la religion, une religion quelconque (voir Beaumont). La conscience religieuse se délecte dans la richesse de la contradiction religieuse et de la variété religieuse.

Nous avons donc montré qu’en s’émancipant de la religion on laisse subsister la religion, bien que ce ne soit plus une religion privilégiée. La contradiction dans laquelle se trouve le sectateur d’une religion particulière vis-à-vis de sa qualité de citoyen n’est qu’une partie de l’universelle contradiction entre l’État politique et la société bourgeoise. L’achèvement de l’État chrétien, c’est l’État qui se reconnaît comme État et fait abstraction de la religion de ses membres. L’émancipation de l’État de la religion n’est pas l’émancipation de l’homme réel de la religion.

Nous ne disons donc pas, avec Bauer, aux Juifs : Vous ne pouvez être émancipés politiquement, sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : C’est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous déta­cher complètement et absolument du judaïsme, que l’émancipation politique elle-même n’est pas l’émancipation humaine. Si vous voulez être émancipés politique­ment, sans vous émanciper vous-mêmes humainement, l’imperfection et la contradic­tion ne sont pas uniquement en vous, mais encore dans l’essence et la catégorie de l’émancipation politique. Si vous êtes imbus de cette catégorie, vous partagez la prévention générale. Si l’État évangélise lorsque, bien qu’État, il agit chrétiennement à l’égard des Juifs, le Juif fait de la politique lorsque, bien que juif, il réclame des droits civiques.

Mais du moment que l’homme, bien que juif, peut être émancipé politiquement et recevoir des droits civiques, peut-il revendiquer et recevoir ce qu’on appelle les droits de l’homme ? Bauer répond par la négative. « Il s’agit de savoir si le Juif en soi, c’est-à-dire le Juif qui reconnaît lui-même être contraint par sa véritable essence à vivre éternellement séparé des autres, est apte à recevoir et à concéder à autrui les droits généraux de l’homme. »

« L’idée des droits de l’homme n’a été découverte, pour le monde chrétien, qu’au siècle dernier. Elle n’est pas innée à l’homme ; elle ne se conquiert au contraire que dans la lutte contre les traditions historiques dans lesquelles l’homme a été élevé jusqu’à ce jour. Les droits de l’homme ne sont donc pas un don de la nature, ni une dot de l’histoire passée, mais le prix de la lutte contre le hasard de la naissance et contre les privilèges, que l’histoire a jusqu’ici transmis de génération en génération. Ce sont les résultats de la culture (Bilding) ; et seul peut les posséder qui les a mérités et acquis. »

Or, le Juif peut-il réellement en prendre possession ? Aussi longtemps qu’il sera juif, l’essence limitée qui fait de lui un Juif l’emportera forcément sur l’essence humai­ne qui devait, comme homme, le rattacher aux autres hommes ; et elle l’isolera de ce qui n’est pas juif. Il déclare, par cette séparation, que l’essence particulière qui le fait Juif est sa véritable essence suprême, devant laquelle doit s’effacer l’essence de l’homme.

« De même le chrétien comme tel ne peut pas accorder des droits de l’homme (pp. 19-20). »

D’après Bauer, l’homme doit sacrifier le « privilège de la foi », pour pouvoir rece­voir les droits généraux de l’homme. Considérons un instant ce qu’on appelle les droits de l’homme, considérons les droits de l’homme sous leur forme authentique, sous la forme qu’ils ont chez leurs inventeurs, les Américains du Nord et les Fran­çais ! Ces droits de l’homme sont, pour une partie, des droits politiques, des droits qui ne peuvent être exercés que si l’on est membre d’une communauté. La participation à l’essence générale, à la vie politique commune à la vie de l’État, voilà leur contenu. Ils rentrent dans la catégorie de la liberté politique, dans la catégorie des droits civiques qui, ainsi que nous l’avons vu, ne supposent nullement la suppres­sion absolue et positive de la religion, ni, par suite, du judaïsme. Il nous reste à considérer l’autre partie, c’est-à-dire les « droits de l’homme », en ce qu’ils diffè­rent des droits du citoyen.

« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1791, art. 10.) Au titre de la Constitution de 1791 il est garanti, comme droit de l’homme : « La liberté à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché. »

La Déclaration des droits de l’homme, 1793, énumère parmi les droits de l’homme, art. 7 : « Le libre exercice des cultes. » Bien plus, à propos du droit d’énon­cer ses idées et ses opinions, de se réunir, d’exercer son culte, il est même dit : « La nécessité d’énoncer ces » (Voir la Constitution de 1795, titre XIV, art. 345.)

« Tous les hommes ont reçu de la nature le droit imprescriptible d’adorer le Tout-Puissant selon les inspirations de leur conscience, et nul ne peut légalement être contraint de suivre, instituer ou soutenir contre son gré aucun culte ou ministère religieux. Nulle autorité humaine ne peut, dans aucun cas, intervenir dans les ques­tions de conscience et contrôler les pouvoirs de l’âme. » (Constitution de Pennsylva­nie, art. 9, § 3.)

« Au nombre des droits naturels, quelques-uns sont inaliénables de leur nature, parce que rien ne peut en être l’équivalent. De ce nombre sont les droits de conscien­ce. » (Constitution de New-Hampshire, art. 5 et 6.) (Beaumont, pp. 213-214.)

L’incompatibilité de la religion et des droits de l’homme réside si peu dans le concept des droits de l’homme, que le droit d’être religieux, et de l’être à son gré, d’exercer le culte de sa religion particulière, est même compté expressément au nombre des droits de l’homme. Le privilège de la foi est un droit général de l’homme.

On fait une distinction entre les « droits de l’homme » et les « droits du citoyen ». Quel est cet « homme » distinct du citoyen ? Personne d’autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court, et pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l’homme ? Qu’est-ce qui explique ce fait ? Par le rapport de l’État politique à la société bourgeoise, par l’essence de l’émancipation politique.

Constatons avant tout le fait que les « droits de l’homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »

En quoi consiste la « liberté » ? « Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. » Ou encore, d’après la Déclaration des droits de l’homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »

La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s’agit de la liberté de l’homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. Pourquoi, d’après Bauer, le Juif est-il inapte à recevoir les droits de l’homme ? « Tant qu’il sera juif, l’essence bornée qui fait de lui un Juif l’emportera forcément sur l’essen­ce humaine qui devrait, comme homme, le rattacher aux autres hommes ; et elle l’isolera de ce qui n’est pas Juif. » Mais le droit de l’homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l’homme avec l’homme mais plutôt sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit de l’individu limité à lui-même.

L’application pratique du droit de liberté, c’est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?

« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de dispo­ser à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.)

Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c’est le droit de l’égoïsme. C’est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».

Restent les autres droits de l’homme, l’égalité et la sûreté.

Le mot « égalité » n’a pas ici de signification politique ; ce n’est que l’égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré comme une telle mo­na­de basée sur elle-même. La Constitution de 1795 détermine le sens de cette égalité : « Art. 5. L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. »

Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8. La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. »

La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de la police : toute la société n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. C’est dans ce sens que Hegel appelle la société bourgeoise « l’État de la détresse et de l’entendement ».

La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la société bourgeoise s’élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l’assurance (Versicherung) de l’égoïsme.

Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’hom­me en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant a son arbitraire privé. L’homme est loin d’y être considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste.

Il est assez énigmatique qu’un peuple, qui commence tout juste à s’affranchir, à faire tomber toutes les barrières entre les différents membres du peuple, à fonder une communauté politique, proclame solennellement (1791) le droit de l’homme égoïste, séparé de son semblable et de la communauté, et reprenne même cette proclamation à un moment où le dévouement le plus héroïque peut seul sauver la nation et se trouve réclamé impérieusement, à un moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société bourgeoise est mis à l’ordre du jour et où l’égoïsme doit être puni comme un crime (1793). La chose devient plus énigmatique encore quand nous constatons que l’émancipation politique fait de la communauté politique, de la communauté civique, un simple moyen devant servir à la conservation de ces soi-disant droits de l’homme, que le citoyen est donc déclaré le serviteur de l’ « homme » égoïste, que la sphère, où l’homme se comporte en qualité d’être générique, est ravalée au-dessous de la sphère, où il fonctionne en qualité d’être partiel, et qu’enfin c’est l’homme en tant que bourgeois, et non pas l’homme en tant que citoyen, qui est considéré comme l’homme vrai et authentique.

Le « but » de toute « association politique » est la « conservation des droits natu­rels et imprescriptible de l’homme ». (Déclar., 1791, art. 2.) - « Le gouvernement est insti­tué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescrip­tibles. » (Déclar., 1791, art. 1.) Donc, même aux époques de son enthousiasme encore fraîchement éclos et poussé à l’extrême par la force même des circonstances, la vie poli­tique déclare n’être qu’un simple moyen, dont le but est la vie de la société bour­geoise. Il est vrai que sa pratique révolutionnaire est en contradiction flagrante avec sa théorie. Tandis que, par exemple, la sûreté est déclarée l’un des droits de l’homme, la violation du secret de la correspondance est mise à l’ordre du jour. Tandis que la « liberté indéfinie de la presse » est garantie (Déclar. de 1793, art. 122) comme là conséquence du droit de la liberté individuelle, elle est complètement anéantie, car « la liberté de la presse ne doit pas être permise lorsqu’elle compromet la liberté publi­que ». (Robespierre jeune ; Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, tome XXVIII, p. 159.) Ce qui revient à dire : le droit de liberté cesse d’être un droit, dès qu’il entre en conflit avec la vie politique, alors que, en théorie, la vie politique n’est que la garantie des droits de l’homme, des droits de l’homme indi­vi­duel, et doit donc être suspendue, dès qu’elle se trouve en contradiction avec son but, ces droits de l’homme. Mais la pratique n’est que l’exception, et la théorie est la règle. Et quand même on voudrait considérer la pratique révolutionnaire comme la position exacte du rapport, il resterait toujours à résoudre cette énigme : pourquoi, dans l’esprit des émancipateurs politiques, ce rapport est-il inversé, le but apparaissant comme le moyen, et le moyen comme but ? Cette illusion d’optique de leur conscience resterait toujours la même énigme mais d’ordre psychologique et théorique.

La solution de ce problème est simple.

L’émancipation politique est en même temps la désagrégation de la vieille société sur laquelle repose l’État où le peuple ne joue plus aucun rôle, c’est-à-dire la puissance du souverain. La révolution politique c’est la révolution de la société bour­geoise. Quel était le caractère de la vieille société ? Un seul mot la caractérise. La féodalité. L’ancienne société bourgeoise avait immédiatement un caractère politique, c’est-à-dire les éléments de la vie bourgeoise, comme par exemple la propriété, ou la famille, ou le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de l’État. Ils déterminaient, sous cette forme, le rapport de l’individu isolé à l’ensemble de l’État, c’est-à-dire sa situation politique, par laquelle il était exclu et séparé des autres éléments de la société. En effet, cette organisation de la vie populaire n’éleva pas la propriété. et le travail au rang d’éléments sociaux ; elle acheva plutôt de les séparer du corps de l’État et d’en faire des sociétés particulières dans la société. Mais de la sorte, les fonctions vitales et les conditions vitales de la société bourgeoise restaient politiques au sens de la féodalité ; autrement dit, elles séparaient l’individu du corps de l’État ; et le rapport particulier qui existait entre sa corporation et le corps de l’État, elles le trans­formaient en un rapport général entre l’individu et la vie populaire, de même qu’elles faisaient de son activité et de sa situation bourgeoises déterminées une acti­vité et une situation générales. Comme conséquence de cette organisation, l’unité de l’État, aussi bien que la conscience, la volonté et l’activité de l’unité de l’État, le pouvoir politique général, apparaissent également comme l’affaire particulière d’un souverain, séparé du peuple et de ses serviteurs.

La révolution politique qui renversa ce pouvoir de souverain et fit des affaires de l’État les affaires du peuple, qui constitua l’État politique en affaire générale, c’est-à-dire en État réel, brisa nécessairement tous les états, corporations, jurandes, privi­lèges, qui ne servaient qu’à indiquer que le peuple était séparé de la communauté. La révolution politique abolit donc le caractère politique de la société bourgeoise. Elle brisa la société bourgeoise en ses éléments simples, d’une part les individus, d’autre part les éléments matériels et spirituels qui forment le contenu de la vie et la situation bourgeoise de ces individus. Elle déchaîna l’esprit politique, qui s’était en quelque sorte décomposé, émietté, perdu dans les impasses de la société féodale ; elle en réunit les bribes éparses, le libéra de son mélange avec la vie bourgeoise et en fit la sphère de la communauté, de l’affaire générale du peuple, théoriquement indépen­dante de ces éléments particuliers de la vie bourgeoise. L’activité déterminée et la situation déterminée de la vie n’eurent plus qu’une importance individuelle. Elles ne formèrent plus le rapport général entre l’individu et le corps d’État. L’affaire publique, comme telle, devint plutôt l’affaire générale de chaque individu, et la fonction politique devint une fonction générale.

Mais la perfection de l’idéalisme de l’État fut en même temps la perfection du matérialisme de la société bourgeoise. En même temps que le joug politique, les liens qui entravaient l’esprit égoïste de la société bourgeoise furent ébranlés. L’émancipa­tion politique fut en même temps l’émancipation de la société bourgeoise de la politique, et même de l’apparence d’un contenu d’ordre général.

La société féodale se trouva décomposée en son fond, l’homme, mais l’homme tel qu’il en était réellement le fond, l’homme égoïste.

Or, cet homme, membre de la société bourgeoise, est la base, la condition de l’État politique. L’État l’a reconnu à ce titre dans les droits de l’homme.

Mais la liberté de l’homme égoïste et la reconnaissance de cette liberté est plutôt la reconnaissance du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels, qui en constituent la vie.

L’homme ne fut donc pas émancipé de la religion ; il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas émancipé de la propriété ; il reçut la liberté de la propriété. Il ne fut pas émancipé de l’égoïsme de l’industrie ; il reçut la liberté de l’industrie.

La constitution de l’État politique et la décomposition de la société bourgeoise en individus indépendants, dont les rapports sont régis par le droit, comme les rapports des hommes des corporations et des jurandes étaient régis par le privilège, s’accom­plissent par un seul et même acte. L’homme tel qu’il est membre de la société bour­geoise, l’homme non politique, apparaît nécessairement comme l’homme naturel. Les « droits de l’homme » prennent l’apparence des « droits naturels », car l’activité consciente se concentre sur l’acte politique. L’homme égoïste est le résultat passif, simplement donné, de la société décomposée, objet de la certitude immédiate, donc objet naturel. La révolution politique décom­pose la vie bourgeoise en ses éléments, sans révolutionner ces éléments eux-mêmes et les soumettre à la critique. Elle est à la société bourgeoise, au monde des besoins, du travail, des intérêts privés, du droit privé, comme à la base de son existence, comme à une hypothèse qui n’a pas besoin d’être fondée, donc, comme à sa base naturelle. Enfin, l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise, est considéré comme l’homme proprement dit, l’homme par opposition au citoyen, parce que c’est l’homme dans son existence immédiate, sensi­ble et individuelle, tandis que l’homme politique n’est que l’homme abstrait, artificiel, l’homme en tant que personne allégorique, morale. L’homme véritable, on ne le reconnaît d’abord que sous la forme de l’individu égoïste, et l’homme réel sous la forme du citoyen abstrait.

Cette abstraction de l’homme politique, Rousseau nous la dépeint excellemment : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solidaire en partie d’un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être, de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante. Il faut qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. » (Contrat social, livre II.)

Toute émancipation n’est que la réduction, du monde humain, des rapports, à l’homme lui-même.

L’émancipation politique, c’est la réduction de l’homme d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale.

L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique.

◊◊


2. La capacité des juifs et des chrétiens actuels de devenir libres selon Bruno Bauer [5]

C’est sous cette forme que Bauer étudie les rapports des religions juive et chré­tienne, ainsi que leurs rapports avec la critique. Ce dernier rapport est leur rapport avec « la capacité de devenir libres ».

Il aboutit à ceci : « Le chrétien n’a qu’à s’élever d’un degré, à dépasser sa religion, pour supprimer la religion en général » et devenir, par conséquent, libre ; « le Juif, au contraire, est obligé de rompre non seulement avec son essence juive, mais encore avec le développement de la perfection de sa religion, développement qui lui est demeuré étranger (p. 71). »

Bauer transforme donc ici la question de l’émancipation juive en une question purement religieuse. Le scrupule théologique, par lequel on se demande qui a le plus de chance d’arriver à la béatitude éternelle, le Juif ou le chrétien, se répète ici sous cette forme plus philosophique : lequel des deux est le plus capable d’émancipation ? On ne se demande plus : qui est-ce qui rend libre, le judaïsme ou le christianisme ?

On se demande, au contraire : qu’est-ce qui rend plus libre, la négation du judaïsme ou la négation du christianisme ?

« S’ils veulent devenir libres, les Juifs ne doivent pas se convertir au christianisme tout court, mais au christianisme dissous, à la religion dissoute, c’est-à-dire à la philo­sophie, à la critique et à son résultat, l’humanité libre (p. 70). »

Il s’agit bien toujours, pour les Juifs, de faire profession de quelque chose, non plus du christianisme tout court, mais du christianisme dissous.

Bauer demande aux Juifs de rompre avec l’essence de la religion chrétienne ; mais cette exigence ne découle pas, il le dit lui-même, du développement de l’essence juive.

Du moment qu’à la fin de la question juive Bauer n’a vu dans le judaïsme que la grossière critique religieuse du christianisme, et ne lui a donc attribué qu’une simple importance religieuse, il faut bien s’attendre à ce qu’il transforme l’émancipation des Juifs en un acte philosophico-théologique.

Bauer considère l’essence idéale et abstraite du Juif, sa religion, comme étant son essence totale. Il conclut donc à juste titre : « Le Juif ne donne rien à l’humanité, quand il fait fi de sa propre loi bornée, quand il renonce à tout son judaïsme (p. 65). »

Le rapport entre Juifs et Chrétiens devient donc le suivant : l’unique intérêt que l’émancipation du Juif présente pour le chrétien, c’est un intérêt théorique, d’un carac­tère humain général. Le judaïsme est un fait qui offusque l’œil religieux du chrétien. Dès que l’œil du chrétien cesse d’être religieux, ce fait cesse de l’offusquer. L’émanci­pation du Juif n’est donc pas en soi une tâche qui convienne au chrétien.

Le Juif par contre, s’il veut s’affranchir, doit faire, en outre de son travail person­nel, le travail du chrétien, la critique des synoptiques, de la vie de Jésus, etc.

« C’est à eux à se débrouiller ; ce sont eux qui détermineront leur destinée ; mais l’histoire ne permet pas qu’on se moque d’elle (p. 71). »

Nous essayons de rompre la formule théologique. La question relative à la capacité d’émancipation du Juif se change pour nous en cette autre question : quel est l’élément social particulier qu’il faut pour supprimer le judaïsme ? Car la capacité d’émancipation du Juif d’aujourd’hui est le rapport du judaïsme à l’émancipation du monde d’aujourd’hui. Ce rapport résulte nécessairement de la situation spéciale du judaïsme dans le monde actuel asservi (Geknechteten Welt).

Considérons le Juif réel, non pas le Juif du sabbat, comme Bauer le fait, mais le Juif de tous les jours.

Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel.

Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même.

Une organisation de la société qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le Juif impossible. La conscience religieuse du Juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société. D’autre part, du moment qu’il reconnaît la vanité de son essence prati­que et s’efforce de supprimer cette essence, le Juif tend à sortir de ce qui fut jusque-là son développement, travaille à l’émancipation humaine générale et se tourne vers la plus haute expression pratique de la renonciation ou aliénation humaine.

Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial général et actuel qui, par le développement historique auquel les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, activement participé, a été poussé à son point culminant du temps présent, à une hauteur où il ne peut que se désagréger nécessairement.

Dans sa dernière signification, l’émancipation juive consiste à émanciper l’huma­nité du judaïsme.

Le Juif s’est émancipé déjà, mais d’une manière juive. « Le Juif par exemple, qui est simplement toléré à Vienne, détermine, par sa puissance financière, le destin de tout l’empire. Le Juif, qui dans les moindres petits états allemands, peut être sans droits, décide du destin de l’Europe. »

« Tandis que les corporations et les jurandes restent fermées aux Juifs ou ne leur sont guère favorables, l’audace de l’industrie se moque de l’entêtement des institutions moyenâgeuses. » (B. Bauer, La Question juive, p. 114.)

Ceci n’est pas un fait isolé. Le Juif s’est émancipé d’une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l’argent est devenu une puissance mondiale, et l’esprit pratique juif l’esprit prati­que des peuples chrétiens. Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus Juifs.

« Les habitants religieux et politiquement libres de la Nouvelle-Angleterre, rap­por­te par exemple le colonel Hamilton, sont une espèce de Laocoon, qui ne fait pas le moindre effort pour se délivrer des serpents qui l’enserrent. Mammon est leur idole qu’ils adorent non seulement des lèvres mais de toutes les forces de leur corps et de leur esprit. La terre n’est à leurs yeux qu’une Bourse, et ils sont persuadés qu’ils n’ont ici-bas d’autre destinée que de devenir plus riches que leurs voisins. Le trafic s’est emparé de toutes leurs pensées, et ils n’ont d’autre délassement que de changer d’ob­jets. Quand ils voyagent, ils emportent, pour ainsi dire, leur pacotille ou leur comptoir sur leur dos et ne parlent que d’intérêt et de profit ; et s’ils perdent un instant leurs affaires de vue, ce n’est que pour fourrer leur nez dans les affaires de leurs con­currents. »

Bien plus ! La suprématie effective du judaïsme sur le monde chrétien a pris, dans l’Amérique du Nord, cette expression normale et absolument nette : l’annonce de l’Évan­­gile, la prédication religieuse est devenue un article de commerce, et le négociant failli de l’Évangile s’occupe d’affaires tout comme le prédicateur enrichi. Tel que vous voyez à la tête d’une congrégation respectable a commencé par être marchand ; son commerce étant tombé, il s’est fait ministre. Cet autre a débuté par le sacerdoce -, mais, dès qu’il a eu quelque somme d’argent à sa disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d’un grand nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle. » (Beaumont, p. 185-186.)

Si nous en croyons Bauer, nous nous trouvons en face d’une situation mensongère : en théorie, le Juif est privé des droits politiques alors qu’en pratique il dispose d’une puissance énorme et exerce en gros son influence politique diminuée en détail. (La Question juive, p. 114.)

La contradiction qui existe entre la puissance politique réelle du Juif et ses droits politiques, c’est la contradiction entre la politique et la puissance de l’argent. La poli­tique est théoriquement au-dessus de la puissance de l’argent, mais pratiquement elle en est devenue la prisonnière absolue.

Le judaïsme s’est maintenu à côté du christianisme non seulement parce qu’il constituait la critique religieuse du christianisme et personnifiait le doute par rapport à l’origine religieuse du christianisme, mais encore et tout autant, parce que l’esprit pratique juif, parce que le judaïsme s’est perpétué dans la société chrétienne et y a même reçu son dévelop­pement le plus élevé. Le Juif, qui se trouve placé comme un membre particulier dans la société bourgeoise, ne fait que figurer de façon spéciale le judaïsme de la société bourgeoise.

Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire.

C’est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif.

Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme.

Le monothéisme du Juif est donc, en réalité, le polythéisme des besoins multi­ples, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine. Le besoin pratique, l’égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l’état politique. Le dieu du besoin pratique et de l’égoïsme, c’est l’argent.

L’argent est le dieu jaloux, d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister. L’argent abaisse tous les dieux de l’homme et les change en marchandise. L’argent est la valeur générale et constituée en soi de toutes choses. C’est pour cette raison qu’elle a dépouillé de leur valeur propre le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature. L’argent, c’est l’essence séparée de l’homme, de son travail, de son existence ; et cette essence étrangère le domine et il l’adore.

Le dieu des Juifs s’est sécularisé et est devenu le dieu mondial. Le change, voilà le vrai dieu du Juif. Son dieu n’est qu’une traite illusoire.

L’idée que, sous l’empire de la propriété privée et de l’argent, on se fait de la nature, est le mépris réel, l’abaissement effectif de la religion, qui existe bien dans la religion juive, mais n’y existe que dans l’imagination.

C’est dans ce sens que Thomas Münzer déclare insupportable e que toute créature soit transformée en propriété, les poissons dans l’eau, les oiseaux dans l’air, les plan­tes sur le sol : la créature doit elle aussi devenir libre ».

Ce qui est contenu sous une forme abstraite dans la religion juive, le mépris de la théorie, de l’art, de l’histoire, de l’homme considéré comme son propre but, c’est le point de vue réel et conscient, la vertu de l’homme d’argent. Et même les rapports entre l’homme et la femme deviennent un objet de commerce ! La femme devient l’ob­jet d’un trafic.

La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent.

La loi sans fondement ni raison du Juif n’est que la caricature religieuse de la moralité et du droit sans fondement ni raison, des rites purement formels, dont s’en­tou­re le monde de l’égoïsme.

Ici encore le statut suprême de l’homme est le statut légal, le rapport avec des lois qui n’ont pas de valeur pour lui parce que ce sont les lois de sa propre volonté et de sa propre essence, mais parce qu’elles sont en vigueur et que toute contravention à ces lois est punie.

Le jésuitisme juif, le même jésuitisme pratique dont Bauer prouve l’existence, dans le Talmud, c’est le rapport du monde de l’égoïsme aux lois qui dominent ce monde et que ce monde met son art principal à tourner adroitement.

Bien plus, ce monde ne peut se mouvoir dans le cadre de ces lois sans les abolir de façon ininterrompue.

Le judaïsme ne pouvait se développer davantage au point de vue théorique, en tant que religion, parce que la conception que le besoin pratique se fait du monde est, de par sa nature, bornée et que quelques traits suffisent à l’épuiser.

La religion du besoin pratique ne pouvait, de par son essence, trouver sa perfec­tion dans la théorie, mais uniquement dans la pratique, précisément par sa vérité, c’est-à-dire la pratique.

Le judaïsme ne pouvait créer de monde nouveau « tout ce qu’il pouvait, c’était d’attirer dans son rayon d’action toutes les autres créations et toutes les autres con­ceptions, parce que le besoin pratique, dont la raison est l’égoïsme, reste passif, et ne s’élargit pas ad libitum, mais se trouve élargi du fait même que les conditions sociales continuent à se développer.

Le judaïsme atteint son apogée avec la perfection de la société bourgeoise ; mais la société bourgeoise n’atteint sa perfection que dans le monde chrétien. Ce n’est que sous le règne du christianisme, qui extériorise tous les rapports nationaux, naturels, moraux et théoriques de l’homme, que la société bourgeoise pouvait se séparer complètement de la voie de l’État, déchirer tous les liens génériques de l’homme et mettre à leur place l’égoïsme, le besoin égoïste, décomposer le monde des hommes en un monde d’individus atomistiques, hostiles les uns aux autres.

Le christianisme est issu du judaïsme , et il a fini par se ramener au judaïsme.

Par définition, le chrétien fut le Juif théorisant le Juif est, par conséquent, le chrétien pratique, et le chrétien pratique est redevenu juif.

Ce n’est qu’en apparence que le christianisme a vaincu le judaïsme réel. Il était trop élevé, trop spi­ritualiste, pour éliminer la brutalité du besoin prati­que autrement qu’en la sublimisant, dans une brume éthérée.

Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu’après que le christianisme, en tant que religion parfaite, eut achevé, du moins en théorie, de rendre l’homme étranger à lui-même et à la nature.

Ce n’est qu’alors que le judaïsme put arriver à la domination générale et extério­riser l’homme et la nature aliénés à eux-mêmes, en faire un objet tributaire du besoin égoïste et du trafic.

◊◊◊


L’aliénation, c’est la pratique du désaisissement. De même que l’homme, tant qu’il est sous l’emprise de la religion, ne sait concrétiser son être qu’en en faisant un être fantastique et étranger, de même il ne peut, sous l’influence du besoin égoïste, s’affirmer pratiquement et produire des objets pratiques qu’en soumettant ses produits ainsi que son activité à la domination d’une entité étrangère et en leur attribuant la signification d’une entité étrangère, l’argent.

Dans la pratique parfaite, l’égoïsme spiritualiste du chrétien devient nécessaire­ment l’égoïsme matériel du Juif, le besoin céleste se mue en besoin terrestre, le subjectivisme en égoïsme. La ténacité du Juif, nous l’expliquons non par sa religion, mais plutôt par le fondement humain de sa religion, le besoin pratique, l’égoïsme.

C’est parce que l’essence véritable du Juif s’est réalisée, sécularisée d’une manière générale dans la société bourgeoise, que la société bourgeoise n’a pu convaincre le Juif de l’irréalité de son essence religieuse qui n’est précisément que la conception idéale du besoin pratique. Aussi ce n’est pas seulement dans le Pentateuque et dans le Talmud, mais dans la société actuelle que nous trouvons l’essence du Juif de nos jours, non pas une essence abstraite, mais une essence hautement empirique, non pas en tant que limitation sociale du Juif, mais en tant que limitation juive de la société.

Dès que la société parvient à supprimer l’essence empirique du judaïsme, le trafic de ses conditions, le Juif est devenu impossible,parce que sa conscience n’a plus d’objet, parce que la base subjective du judaïsme, le besoin pratique, s’est humanisée, parce que le conflit a été supprimé entre l’existence individuelle et sensible de l’homme et son essence générique.

L’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme.

FIN


Édition gratuite publiée par Marxists.org,
d’après la nouvelle traduction de Jean-Michel Palmier,
aux éd. Union générale d’Éditions, col. Le Monde en 10/18, 1968, Paris.


N.B. Il existe une édition électronique réalisée à partir du livre de Karl Marx (1871), La guerre civile en France 1871 (La Commune de Paris), avec une introduction de Friedrich Engels et des lettres de Marx et d’Engels sur la Commune de Paris. Paris : Éditions sociales, 1963, 128 pages. Collection "Les Classiques du marxisme".


Aimé Césaire [6], Discours sur le colonialisme (1950 première publication), lu par Antoine Vitez, célébration critique du bicentenaire de la Révolution française, en 1989, au Festival d’Avignon (long extrait). Mis en ligne par sawadla

P.-S.

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430001b.htm :

La Question Juive
K. Marx

Introduction par Robert Mandrou

Une actualité inquiétante - la renaissance de l’antisémitisme français depuis la guerre des Six Jours en juin 1967 - vient d’inciter les responsables de 10/18 à rééditer un ouvrage, mal connu, du jeune Karl Marx, La Question juive : souvent cité, surtout par les contempteurs du marxisme qui s’apitoient sur le Juif antisémite, ce petit livre vaut d’être lu avec attention et probité. Il éclaire bien la légèreté de cette commisé­ration intéressée ; il montre mieux encore combien le jeune Marx était en 1843 en possession de quelques éléments essentiels de son « système ».

Karl Marx écrivant ces cinquante pages sur le problème de l’émancipation des Juifs répond à un de ses anciens maîtres, Bruno Bauer qui lui a enseigné la théologie à Berlin dans les années 1836-1840. Ce théologien protestant qui a longuement étudié la Vie de Jésus, expulsé de sa chaire en raison de ses audaces critiques en 1841, a publié dans les années suivantes plusieurs écrits particulièrement virulents, et notamment sur ce problème, une étude qui porte le même titre La Question juive. Ce texte de Bruno Bauer est publié ici à la suite de la réponse que lui fait Marx ; la démonstration entreprise par le théologien berlinois n’est au reste pas indifférente à quiconque s’intéresse au renou­vellement que le XIX° siècle apporta au vieil antisé­mitisme chrétien traditionnel. Dans son récent ouvrage consacré aux origines contemporaines du racisme antisé­mite, Léon Poliakov lui fait une place méritée. Surtout, ce texte permet de mesurer la distance qui sépare le maître et le disciple de la veille, celui-ci explicitant avec la plus grande clarté les positions de celui-là, du moins à l’échelle de l’Allemagne et de l’Europe centrale c’est-à-dire dans les États chrétiens où la religion est toujours considérée comme religion d’État, et où les Juifs vivent depuis des siècles séparés du reste de la population. Bruno Bauer a écrit son traité en théologien nourri de pensée hégélienne, Marx répond en historien et sociologue à la fois, attentif à la religiosité autant qu’à la religion même, et soucieux de révéler les illusions de la bonne con­science de la société bourgeoise française.

Il faut nous émanciper nous-mêmes avant de pouvoir émanciper les autres » : cette formule toute simple que Marx reprend de Bauer lui permet d’exposer en clair sa théorie de l’aliénation, telle que la société allemande la peut illustrer. Les Juifs allemands réclament l’abolition des mesures qui les isolent à l’intérieur des villes et des campagnes : quartiers juifs dans les grandes cités, villages peuplés uniquement par eux dans l’Allemagne méridionale notamment. De même que les Juifs français ont obtenu cinquante ans plus tôt l’abolition du péage corporel, la reconnaissance de leur liberté de culte sans restriction, de même les Juifs allemands revendiquent l’égalité civile et les libertés religieuses. Marx démontre comment cette émancipation suppose une société bourgeoise qui a réalisé certaines transformations et abandonné le régime féodal. La société allemande dans la première moitié du XIX° siècle n’en est pas là : « Il n’y a pas de citoyens en Allemagne », écrit-il pour montrer que cette émanci­pation des Juifs ne se comprend pas sans celle de tous les Allemands encore soumis à des États « théologiques » qui confondent la religion et leur pouvoir, et ne peuvent reconnaître une société civile où l’homme serait un « être profane ». Surtout, Karl Marx situe cette revendication des Juifs par rapport à leur condition dans les ghettos de l’Europe centrale. Leur « nationalité chimérique » ne se comprend point autrement que par cette existence séparée : elle rend compte de leurs activités et, bien sûr, de leur conscience propre, à Vienne comme dans l’Allemagne occidentale : même les formu­les apparemment méprisantes employées par Marx dans ses dernières pages s’expli­quent par cette identification des caractères propres aux groupes juifs enfermés dans leurs communautés. Ces termes de dérision (tout comme les invectives souvent signa­lées qui figurent dans sa correspondance, Juifs mielleux ...) relevèrent moins d’une haine de soi-même (Judisches Selbsthass) trop souvent stigmatisée ou des souvenirs d’enfance évoqués naguère par le psychanalyste Arnold Kunzli, que d’une lucidité sans complaisance à l’égard des mythes et des fantasmes suscités par une ségrégation multiséculaire imposée à ces ghettos. Émancipation politique, émancipa­tion humaine, le problème juif doit à ces traits sa spécificité.

Chemin faisant, Karl Marx analyse longuement les contradictions contenues dans les déclarations les plus solennelles de la société bourgeoise : celles de 1791 et 1793 en France comme celles de différents états américains lors de l’Indépendance. Entre la définition générale de la liberté « qui ne nuit pas à autrui » et le principe de propriété privée qui consacre le droit de l’individu à jouir de ses revenus, rentes et produits de ses biens sans se soucier des préjudices infligés à d’autres, Marx met à jour une des plus fortes illusions de la bonne conscience bourgeoise et quelles injustices peut recouvrir l’invocation solennelle et sommaire de la liberté. Leçon utile et toujours oubliée, qui constitue un des plus pénétrants commentaires des grands textes élaborés à la fin du XVIII° siècle. Autant que la longue définition de la laïcité nécessaire de l’État comme étape de l’émancipation humaine, cette critique virulente des faux-semblants révolutionnaires est aussi d’une actualité qui justifierait une réédition.

Au total, ni Bruno Bauer, ni Marx ne peuvent être considérés comme des antisémites, au sens commun du mot ; sans doute ces deux écrits, lus trop vite, ou mal compris, par des commentateurs malveillants, ont pu être utilisés mal à propos, lorsque l’antisémitisme contemporain prend forme au tournant du siècle. Mieux vaut les lire comme des témoignages profonds et percutants sur un problème fondamental hérité de l’Ancien Régime : la ségrégation des Juifs et leur émancipation humaine. En ce sens, La Question juive demeure un grand livre.

(édition numérique de marxists.org).

La question juive (1843) Suivi de La question juive de Bruno Bauer
Version téléchargeable en trois formats (pdf, doc, RTF) d’après l’édition de 1968 chez 10/18 ; réalisation par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie, mise à disposition sur Internet par l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) ; Les classiques des Sciences sociales ; col. « Les auteur(e)s classiques » : Karl Marx (1818-1883) ; http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mak.que

 Présentation de l’oeuvre

 Table des matières


Sur la question juive, suivi de La Question juive de Bruno Bauer, Nouvelle traduction par Jean-François Poirier présentée et commentée par Daniel Bensaïd, 2006. (dans le site des éd. La Fabrique, Paris, 2006).

La question juive, Karl Marx, suivi de La Question juive de Bruno Bauer, Nouvelle traduction par Jean-Michel Palmier, Introduction par Robert Mandrou, édition de 1968, Union générale d’édition, col. Le monde en 10/18 n° 412. (livres d’occasion, dans le site Price Minister).


Karl Marx (fr.wikipedia)

Tous les ouvrages accessibles en texte intégral de Karl Marx traduits en français dans le site Philosophie.fr.

Des extraits de la version anglophone de l’ouvrage de Simone de Beauvoir Le deuxième sexe, dans le site marxists.org (pas de sources libres en français repérables sur Internet).


L’hommage de Daniel Mermet rendu à Daniel Bensaïd, à la Mutualité, le 24 janvier 2010 (publié dans le site de Là-bas si j’y suis) :
Une giraffe dans un champ de mulots

Les entretiens de Daniel Mermet avec Daniel Bensaïd (audio téléchargeable).

Notes

[1Bruno Bauer : Die Judenfrage, Braunchweig, 1843.

[2Les guillemets attachés à ce paragraphe n’existent dans aucune publication en ligne de la version française du livre de référence. Coquille typographique ou paraphrase de Bauer par Marx dans le texte allemand ? Quant au paragraphe suivant, on peut considérer que c’est le commencement de la réponse dialectique de Marx. Nous avons délibérément ajouté ces signes pour plus de lisibilité, sous réserve d’une vérification nécessaire. Il suffirait de connaître la typographie adoptée dans le texte original en allemand — que nous n’avons pas réussi à trouver accessible — ; il peut aussi convenir de se reporter à l’ouvrage même de Bauer pour voir si, ce qui devient alors une citation ici, fait bien partie ou pas du texte critiqué — étant le même traducteur en français pour les deux La question juive publiées ensemble, chez 10/18 en 1867 puis 1968).

[3Die Fähigkeit der heutigen Juden und Christen, frei zu werden, p. 57.

[4Chambre des députés. Débats du 26 décembre 1840.

[5Bruno Bauer : Die Fähigkeit der deutschen Juden und Christen, frei zu werden.

[6Aimer, Aimé Césaire, article et galerie de Xavier Zimbardo, La revue des ressources, janvier 2010.

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