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Le chasseur de chevelures 

lundi 5 juin 2006, par Thomas Mayne Reid (1818-1883)

LES SOLITUDES DE L’OUEST.

Déroulez la mappemonde, et jetez les yeux sur le grand continent de
l’Amérique du Nord. Au delà de l’Ouest sauvage, plus loin vers le
couchant, portez vos yeux : franchissez les méridiens ; n’arrêtez vos
regards que quand ils auront atteint la région où les fleuves aurifères
prennent leur source au milieu des pics couverts de neiges éternelles.
Arrêtez-les là. Devant vous se déploie un pays dont l’aspect est vierge de
tout contact des mains de l’homme, une terre portant encore l’empreinte du
moule du Créateur comme le premier jour de la création ; une région dont
tous les objets sont marqués à l’image de Dieu. Son esprit, que tout
environne, vit dans la silencieuse grandeur des montagnes, et parle dans
le mugissement des fleuves. C’est un pays où tout respire le roman, et qui
offre de riches réalités à l’esprit d’aventure. Suivez-moi en imagination,
à travers des scènes imposantes d’une beauté terrible, d’une sublimité
sauvage.

Je m’arrête dans une plaine ouverte. Je me tourne vers le nord, vers le
sud, vers l’est et vers l’ouest ; et, de tous côtés, j’aperçois le cercle
bleu du ciel qui m’environne. Ni roc, ni arbre ne vient rompre la ligne de
l’horizon. De quoi est couverte cette vaste étendue ? d’arbres ? non ; d’eau ?
non ; d’herbe ? non ; elle est couverte de fleurs ! Aussi loin que mon oeil
peut s’étendre, il aperçoit des fleurs, toujours des fleurs, encore des
fleurs ! C’est comme une carte coloriée, une peinture brillante, émaillée
de toutes les fleurs du prisme. Là-bas, le jaune d’or ; c’est l’hélianthe
qui tourne son disque-cadran vers le soleil. A côté l’écarlate ; c’est la
mauve qui élève sa rouge bannière. Ici, c’est un parterre de la
monarda pourpre ; là, c’est l’euphorbe étalant ses feuilles d’argent ;
plus loin, les fleurs éclatantes de l’asclepia font prédominer l’orangé ;
plus loin encore, les yeux s’égarent sur les fleurs roses du cléomé. La
brise les agite. Des millions de corolles font flotter leurs étendards
éclatants. Les longues tiges des hélianthes se courbent et se relèvent en
longues ondulations, comme les vagues d’une mer dorée.

Ce n’est pas tout. L’air est plein de senteurs douces comme les parfums de
l’Arabie et de l’Inde. Des myriades d’insectes agitent leurs ailes
charmantes, semblables à des fleurs. Les oiseaux-mouches voltigent
alentour, brillants comme des rayons égarés du soleil, ou, se tenant en
équilibre par l’agitation rapide de leurs ailes, boivent le nectar au fond
des corolles ; et l’abeille sauvage, les aisselles chargées, grimpe le long
des pistils mielleux, ou s’élance vers sa ruche lointaine avec un murmure
joyeux. Qui a planté ces fleurs ? qui les a mélangées dans ces riches
parterres ? La nature. C’est sa plus belle parure, plus harmonieuse dans
ses nuances que les écharpes de cachemire. Cette contrée, c’est la
mauvaise prairie. Elle est mal nommée : c’est le JARDIN DE DIEU.

La scène change. Je suis, comme auparavant, dans une plaine environnée
d’un horizon dont aucun obstacle ne brise le cercle. Qu’ai-je devant les
yeux ? des fleurs ? Non ; pas une seule fleur ne se montre, et l’on ne voit
qu’une vaste étendue de verdure vivante. Du nord au sud, de l’est à
l’ouest, s’étend l’herbe de la prairie, verte comme l’émeraude, et unie
comme la surface d’un lac endormi. Le vent rase la plaine, agitant l’herbe
soyeuse ; tout est en mouvement, et les taches d’ombre et de lumière qui
courent sur la verdure ressemblent aux nuages pommelés fuyant devant le
soleil d’été. Aucun obstacle n’arrête le regard qui rencontre par hasard
la forme sombre et hérissée d’un buffalo, ou la silhouette déliée d’une
antilope ; parfois il suit au loin le galop rapide d’un cheval sauvage
blanc comme la neige. Cette contrée est la bonne prairie, l’inépuisable
pâturage du bison.

La scène change. Le terrain n’est plus uni, mais il est toujours verdoyant
et sans arbres. La surface affecte une série d’ondulations parallèles,
s’enflant çà et là en douces collines arrondies. Elle est couverte d’un
doux tapis de brillante verdure. Ces ondulations rappellent celles de
l’Océan après une grande tempête, lorsque les frises d’écume ont disparu
des flots et que les grandes vagues s’apaisent. Il semble que ce soient
des vagues de cette espèce qui, par un ordre souverain, se sont tout à
coup fixées et transformées en terre. C’est la prairie ondulée.

La scène change encore. Je suis entouré de verdure et de fleurs ; mais la
vue est brisée par des massifs et des bosquets, de bois taillis. Le
feuillage est varié, ses teintes sont vives et ses contours sont doux et
gracieux. A mesure que j’avance, de nouveaux aspects s’ouvrent à mes yeux ;
des vues pittoresques et semblables à celles des plus beaux parcs. Des
bandes de buffalos, des troupeaux d’antilopes et des hordes de chevaux
sauvages, se mêlent dans le lointain. Des dindons courent dans le taillis,
et des faisans s’envolent avec bruit des bords du sentier. Où sont les
propriétaires de ces terres, de ces champs, de ces troupeaux et de ces
faisanderies ? Où sont les maisons, les palais desquels dépendent ces parcs
seigneuriaux ? Mes yeux se portent en avant, je m’attends à voir les
tourelles de quelque grande habitation percer au-dessus des bosquets. Mais
non. A des centaines de milles alentour, pas une cheminée n’envoie sa
fumée au ciel. Malgré son aspect cultivé, cette région n’est foulée que
par le mocassin du chasseur ou de son ennemi, l’Indien rouge. Ce sont les
MOTTES, les îles de la prairie semblable à une mer. Je suis dans une forêt
profonde. Il est nuit, et le feu illumine de reflets rouges tous les
objets qui entourent notre bivouac. Des troncs gigantesques, pressés les
uns contre les autres, nous entourent ; d’énormes branches, comme les bras
gris d’un géant, s’étendent dans toutes les directions. Je remarque leur
écorce ; elle est crevassée et se dessèche en larges écailles qui pendent
au dehors. Des parasites, semblables à de longs serpents, s’enroulent
d’arbre en arbre, étreignant leurs troncs comme s’ils voulaient les
étouffer. Les feuilles ont disparu, séchées et tombées ; mais la mousse
blanche d’Espagne couvre les branches de ses festons et pend tristement
comme les draperies d’un lit funèbre. Des troncs abattus de plusieurs
yards de diamètre, et à demi pourris, gisent sur le sol. Aux extrémités
s’ouvrent de vastes cavités où le porc-épic et l’opossum ont cherché un
refuge contre le froid. Mes camarades, enveloppés dans leurs couvertures
et couchés sur des feuilles mortes, sont plongés dans le sommeil. Ils sont
étendus les pieds vers le feu et la tête sur le siège de leurs selles.
Les chevaux, réunis autour d’un arbre et attachés à ses plus hautes
branches, semblent aussi dormir. Je suis éveillé et je prête l’oreille. Le
vent, qui s’est élevé, siffle à travers les arbres, et agite les longues
floques blanches de la mousse : il fait entendre une mélodie suave et
mélancolique. Il y a peu d’autres bruits dans l’air, car c’est l’hiver, la
grenouille d’arbre (tree-frog) et la cigale se taisent. J’entends le
pétillement du feu, le bruissement des feuilles sèches roulées par un coup
de vent, le cououwuoou-ah du hibou blanc, l’aboiement du rakoon, et, par
intervalles, le houlement des loups. Ce sont les voix nocturnes de la
forêt en hiver. Ces bruits ont un caractère sauvage ; cependant, il y a
dans mon sein une corde qui vibre, sous leur influence, et mon esprit
s’égare dans des visions romanesques, pendant que je les écoute, étendu
sur la terre.

La forêt, en automne, est encore garnie de tout son feuillage. Les
feuilles ressemblent à des fleurs, tant leurs couleurs sont brillantes. Le
rouge, le brun, le jaune et l’or s’y mélangent. Les bois sont chauds et
glorieux maintenant, et les oiseaux voltigent à travers les branches
touffues. L’oeil plonge enchanté dans les longues percées qu’égayent les
rayons du soleil. Le regard est frappé par l’éclat des plus brillants
plumages : le vert doré du perroquet, le bleu du geai et l’aile orange de
l’oriole. L’oiseau rouge voltige plus bas dans les taillis des verts
pawpaws, ou parmi les petites feuilles couleur d’ambre des buissons de
hêtre. Des ailes légères, par centaines, s’agitent à travers les
ouvertures du feuillage, brillant au soleil de tout l’éclat des pierres
précieuses.

La musique flotte dans l’air : doux chants d’amour ; le cri de l’écureuil,
le roucoulement des colombes appareillées, le rat-ta-ta du pivert,
et le tchirrup perpétuel et mesuré de la cigale, résonnent ensemble.
Tout en haut, sur une cime des plus élevées, l’oiseau moqueur pousse sa
note imitative, et semble vouloir éclipser et réduire au silence tous les
autres chanteurs. Je suis dans une contrée où la terre, de couleur brune,
est accidentée et stérile. Des rochers, des ravins et des plateaux de sol
aride ; des végétaux de formes étranges croissent dans les ravins et
pendent des rochers ; d’autres, de figures sphéroïdales, se trouvent sur la
surface de la terre brûlée ; d’autres encore s’élèvent verticalement à une
grande hauteur, semblables à de grandes colonnes cannelées et ciselées ;
quelques-uns étendent des branches poilues et tortues, hérissées de
rugueuses feuilles ovales. Cependant, il y a dans la forme, dans la
couleur, dans le fruit et dans les fleurs de tous ces végétaux une sorte
d’homogénéité qui les proclame de la même famille : ce sont des cactus ;
c’est une forêt de nopals du Mexique. Une autre plante singulière se
trouve là. Elle étend de longues feuilles épineuses qui se recourbent vers
la terre : c’est l’agave, le célèbre mezcal du Mexique (mezcal-plant). Çà
et là, mêlés au cactus, croissent des acacias et des mezquites, arbres
indigènes du désert. Aucun objet brillant n’attire les yeux ; le chant
d’aucun oiseau ne frappe les oreilles. Le hibou solitaire s’enfonce dans
des fourrés impénétrables, le serpent à sonnettes se glisse sous leur
ombre épaisse, et le coyote traverse en rampant les clairières.

J’ai gravi montagne sur montagne, et j’aperçois encore des pics élevant au
loin leur tête couronnée de neiges éternelles. Je m’arrête sur une roche
saillante, et mes yeux se portent sur les abîmes béants, et endormis dans
le silence de la désolation. De gros quartiers de roches y ont roulé, et
gisent amoncelés les uns sur les autres. Quelques-uns pendent inclinés et
semblent n’attendre qu’une secousse de l’atmosphère pour rompre leur
équilibre. De noirs précipices me glacent de terreur ; une vertigineuse
faiblesse me gagne le cerveau ; je m’accroche à la tige d’un pin ou à
l’angle d’un rocher solide. Devant, derrière et tout autour de moi,
s’élèvent des montagnes entassées sur des montagnes dans une confusion
chaotique. Les unes sont mornes et pelées ; les autres montrent quelques
traces de végétation sous formes de pins et de cèdres aux noires
aiguilles, dont les troncs rabougris s’élèvent ou pendent des rochers.
Ici, un pic en forme de cône s’élance jusqu’à ce que la neige se perde
dans les nuages. Là, un sommet élève sa fine dentelure jusqu’au ciel ; sur
ces flancs gisent de monstrueuses masses de granit qui semblent y avoir
été lancées par la main des Titans. Un monstre terrible, l’ours gris,
gravit les plus hauts sommets ; le carcajou se tapit sur les roches
avancées, guettant le passage de l’élan qui doit aller se désaltérer au
cours d’eau inférieur, et le bighorn bondit de roc en roc, cherchant sa
timide femelle. Le vautour noir aiguise son bec impur contre les branches
du pin, et l’aigle de combat, s’élevant au-dessus de tous, découpe sa vive
silhouette sur l’azur des cieux. Ce sont les montagnes rocheuses, les
Andes d’Amérique, les colossales vertèbres du continent.

Tels sont les divers aspects de l’Ouest sauvage ; tel est le théâtre de
notre drame. Levons le rideau, et faisons paraître les personnages.

I

LES MARCHANDS DE LA PRAIRIE.

New-Orléans, 3 avril 18...

« Mon cher Saint-Vrain,

« Notre jeune ami, M. Henri Haller, part pour Saint-Louis, en quête du
pittoresque. Faites en sorte de lui procurer une série complète
d’aventures.

« Votre affectionné, « LOUIS VALTON.

« A M. Charles Saint-Vrain, Esq., hôtel des Planteurs, Saint-Louis. » Muni
de cette laconique épître, que je portais dans la poche de mon gilet, je
débarquai à Saint-Louis le 10 avril, et me dirigeai vers l’hôtel des
Planteurs. Après avoir déposé mes bagages et fait mettre à l’écurie mon
cheval (un cheval favori que j’avais amené avec moi), je changeai de
linge, puis, descendant au parloir, je m’enquis de M. Saint-Vrain. Il
n’était pas à Saint-Louis : il était parti quelques jours avant pour
remonter le Missouri. C’était un désappointement : je n’avais aucune autre
lettre de recommandation pour Saint-Louis. Je dus me résigner à attendre
le retour de M. Saint-Vrain, qui devait revenir dans la semaine. Pour tuer
le temps, je parcourus la ville, les remparts et les prairies
environnantes, montant à cheval chaque jour ; je fumai force cigares dans
la magnifique cour de l’hôtel ; j’eus aussi recours au sherry et à la
lecture des journaux. Il y avait à l’hôtel une société de gentlemen qui
paraissaient très-intimement liés. Je pourrais dire qu’ils formaient une
clique, mais c’est un vilain mot qui rendrait mal mon idée à leur égard.
C’était plutôt une bande d’amis, de joyeux compagnons. On les voyait
Toujours ensemble flâner par les rues. Ils formaient un groupe à la table
d’hôte, et avaient l’habitude d’y rester longtemps après que les dîneurs
habituels s’étaient retirés. Je remarquai qu’ils buvaient les vins les
plus chers et fumaient les meilleurs cigares que l’on pût trouver dans
l’hôtel. Mon attention était vivement excitée par ces hommes. J’étais
frappé de leurs allures particulières. Il y avait dans leur démarche un
mélange de la roideur et du laisser-aller presque enfantin qui caractérise
l’Américain de l’Ouest. Vêtus presque de même, habit noir fin, linge
blanc, gilet de satin et épingles de diamants, ils portaient de larges
favoris soigneusement lissés ; quelques-uns avaient des moustaches. Leurs
cheveux tombaient en boucles sur leurs épaules. La plupart portaient le
col de chemise rabattu, découvrant des cous robustes et bronzés par le
soleil. Le rapport de leurs physionomies me frappa ; ils ne se
ressemblaient pas précisément ; mais il y avait dans l’expression de leurs
yeux une remarquable similitude d’expression qui indiquait sans doute chez
eux des occupations et un genre de vie pareils. Étaient-ce des chasseurs ?
Non. Le chasseur a les mains moins hâlées et plus chargées de bijoux : son
gilet est d’une coupe plus gaie ; tout son habillement vise davantage au
faste et à la super élégance. De plus, le chasseur n’affecte pas ces
airs en dehors et pleins de confiance. Il est trop habitué à la prudence.
Quand il est à l’hôtel, il s’y tient tranquille et réservé. Le chasseur
est un oiseau de proie, et ses habitudes, comme celles de l’oiseau de
proie, sont silencieuses et solitaires.

— Quels sont ces messieurs ? demandai-je à quelqu’un assis auprès de moi,
en lui indiquant ces personnages.

— Les hommes de la prairie.

— Les hommes de la prairie ?.

— Oui, les marchands de Santa-Fé.

— Les marchands ? répétai-je avec surprise, ne pouvant concilier une
élégance pareille avec aucune idée de commerce ou de prairies.

— Oui, continua mon interlocuteur ! Ce gros homme de bonne mine qui est au
milieu est Bent ; Bill-Bent, comme on l’appelle. Le gentleman qui est à sa
droite est le jeune Sublette ; l’autre assis à sa gauche, est un des
Choteaus ; celui-ci est le grave Jerry Folger.

— Ce sont donc alors ces célèbres marchands de la prairie ?

— Précisément.

Je me mis à les considérer avec une curiosité croissante. Ils
m’observaient de leur côté, et je m’aperçus que j’étais moi-même l’objet
de leur conversation. A ce moment, l’un deux, un élégant et hardi jeune
homme, sortit du groupe, et s’avançant vers moi :

— Ne vous êtes-vous pas enquis de M. Saint-Vrain ? me demanda-t-il.

— Oui monsieur.

— Charles ?

— Oui, c’est cela même.

— C’est moi.

Je tirai ma lettre de recommandation et la lui présentai. Il en prit
connaissance.

— Mon cher ami, me dit-il en me tendant cordialement la main, je suis
vraiment désolé de ne pas m’être trouvé ici. J’arrive de la haute rivière
ce matin. Valton est vraiment stupide de n’avoir pas ajouté sur l’adresse
le nom de Bill-Bent ! Depuis quand êtes-vous arrivé ?

— Depuis trois jours. Je suis arrivé le 10.

— Bon Dieu ! qu’avez-vous pu faire pendant tout ce temps-là ! Venez, que je
vous présente. Hé ! Bent ! Bill ! Jerry !

Un instant après, j’avais fraternisé avec le groupe entier des marchands
de la prairie, dont mon nouvel ami Saint-Vrain faisait partie.

— C’est le premier coup ? demanda l’un des marchands au moment où le
mugissement d’un gong retentissait dans la galerie.

— Oui, répondit Bent après avoir consulté sa montre. Nous avons juste le
temps de prendre quelque chose : Allons.

Bent se dirigea vers le salon, et nous suivîmes tous nemini
dissentiente. On était au milieu du printemps. La jeune menthe avait
poussé, circonstance botanique dont mes nouveaux amis semblaient avoir une
connaissance parfaite, car tous ils demandèrent un julep de menthe. La
préparation et l’absorption de ce breuvage nous occupèrent jusqu’à ce que
le second coup du gong nous convoquât pour le dîner.

— Venez prendre place près de nous, monsieur Haller, dit Bent ; je regrette
que nous ne vous ayons pas connu plus tôt. Vous avez été bien seul !

Ce disant, il se dirigea vers la salle à manger ; nous le suivîmes. Pas
n’est besoin de donner la description d’un dîner à l’hôtel des
Planteurs. Comme à l’ordinaire, les tranches de venaison, les langues de
buffalo, les poulets de la prairie, les excellentes grenouilles du centre
de l’Illinois en faisaient le fond. Il est inutile d’entrer dans plus de
détails sur le repas, et quant à ce qui suivit, je ne saurais en rendre
compte. Nous restâmes assis jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que nous à
table. La nappe fut alors enlevée, et nous commençâmes à fumer des
régalias et à boire du madère à douze dollars la bouteille ! Ce vin était
commandé par l’un des convives, non par simple bouteille, mais par
demi-douzaines. Je me rappelle parfaitement cela, et je me souviens aussi
que la carte des vins et le crayon me furent vivement retirés des mains
chaque fois que je voulus les prendre. J’ai souvenir d’avoir entendu le
récit d’aventures terribles avec les Pawnies, les Comanches, les
Pieds-Noirs, et d’y avoir pris un goût si vif que je devins enthousiaste
de la vie de la prairie. Un des marchands, me demanda alors si je ne
voudrais pas me joindre à eux dans une de leurs tournées ; sur quoi je fis
tout un discours qui avait pour conclusion l’offre d’accompagner mes
nouveaux amis dans leur prochaine expédition. Après cela, Saint-Vrain
déclara que j’étais fait pour ce genre de vie, ce qui me flatta
infiniment. Puis quelqu’un chanta une chanson espagnole avec
accompagnement de guitare, je crois ; un autre exécuta une danse de guerre
des Indiens. Enfin nous nous levâmes tous et entonnâmes en choeur :
Bannière semée d’étoiles ! A partir de ce moment, je ne me rappelle plus
rien, jusqu’au lendemain matin, où je me souviens parfaitement que je
m’éveillai avec un violent mal de tête.

J’avais à peine eu le temps de réfléchir sur mes folies de la veille, que
ma porte s’ouvrit ; Saint-Vrain et une demi-douzaine de mes compagnons de
table firent irruption dans ma chambre. Ils étaient suivis d’un garçon
portant plusieurs grands verres entourés de glace, et remplis d’un liquide
couleur d’ambre pâle.

— Un coup de sherry, monsieur Haller ! cria l’un ; c’est la meilleure chose
que vous puissiez prendre ; buvez, mon garçon, cela va vous rafraîchir en
un saut d’écureuil.

J’avalai le fortifiant breuvage.

— Maintenant, mon cher ami, dit Saint-Vrain, vous valez cent pour cent de
plus ! Mais, dites-moi : est-ce sérieusement que vous avez parlé de venir
avec nous à travers les plaines ? Nous partons dans une semaine. Je serais
au regret de me séparer de vous sitôt.

— Mais je parlais très-sérieusement. Je vais avec vous, si vous voulez
bien m’indiquer ce qu’il faut faire pour cela.

— Rien de plus aisé. Achetez d’abord un cheval.

— J’en ai un.

— Eh bien, quelques articles de vêtement, un rifle, une paire de
pistolets, un...

— Bon, bon ! j’ai tout cela. Ce n’est pas ça que je vous demande. Voici :
vous autres, vous portez des marchandises à Santa-Fé ; vous doublez ou
triplez votre argent par ce moyen. Or, j’ai 10,000 dollars ici, à la
Banque. Pourquoi ne combinerais-je pas le profit avec le plaisir, et
n’emploierais-je ce capital comme vous faites pour le vôtre ?

— Rien ne vous en empêche ; c’est une bonne idée.

— Eh bien, alors, si quelqu’un de vous veut bien venir avec moi et me
guider dans le choix des marchandises qui conviennent le mieux pour le
marché de Santa-Fé, je paierai son vin à dîner, et ce n’est pas là une
petite prime de commission, j’imagine.

Les marchands de la prairie partirent d’un grand éclat de rire, déclarant
qu’ils voulaient tous aller courir les boutiques avec moi. Après le
déjeuner nous sortîmes bras dessus bras dessous. Avant l’heure du dîner,
j’avais converti mes fonds en calicots, couteaux longs et miroirs,
conservant juste assez d’argent pour acheter des mules, des wagons, et
engager des voituriers à Indépendance, notre point de départ pour les
prairies. Quelques jours après nous remontions le Missouri en steam-boat,
et nous nous dirigions vers les prairies, sans routes tracées, du
Grand-Ouest.

II

LA FIÈVRE DE LA PRAIRIE.

Nous employâmes une semaine à nous pourvoir de mules et de wagons à
Indépendance, puis nous nous mîmes en route à travers les plaines. Le
caravane se composait de cent wagons conduits par environ deux cents
hommes. Deux de ces énormes véhicules contenaient toute ma pacotille. Pour
en avoir soin, j’avais engagé deux grands et maigres Missouriens à longues
chevelures. J’avais aussi pris avec moi un Canadien nomade, appelé Godé,
qui tenait à la fois du serviteur et du compagnon. Que sont devenus les
brillants gentlemen de l’hôtel des Planteurs ? ont-ils été laissés en
arrière ? On ne voit là que des hommes en blouse de chasse, coiffés de
chapeaux rabattus. Oui, mais ces chapeaux recouvrent les mêmes figures, et
sous ces blouses grossières on retrouve les joyeux compagnons que nous
avons connus. La soie noire et les diamants ont disparu ; les marchands
sont parés de leur costume des prairies. La description de ma propre
toilette donnera une idée de la leur, car j’avais pris soin de me vêtir
comme eux. Figurez-vous une blouse de chasse de daim façonnée. Je ne puis
mieux caractériser la forme de ce vêtement qu’en le comparant à la tunique
des anciens. Il est d’une couleur jaune clair, coquettement orné de
piqûres et de broderies ; le collet, car il y a un petit collet, est frangé
d’aiguillettes taillées dans le cuir même. La jupe, ample et longue, est
brochée d’une frange semblable. Une paire de jambards en drap rouge
montant jusqu’à la cuisse, emprisonne un fort pantalon et de lourdes
bottes armées de grands éperons de cuivre. Une chemise de cotonnade de
couleur, une cravate bleue et un chapeau de Guayaquil à larges bords
complètent le liste des pièces de mon vêtement. Derrière, moi sur
l’arrière de ma selle, on peut voir un objet d’un rouge vif roulé en
cylindre. C’est mon mackinaw, pièce essentielle entre toutes, car elle
me sert de lit la nuit et de manteau dans toutes les autres occasions. Au
milieu se trouve une petite fente par laquelle je passe ma tête quand il
fait froid ou quand il pleut, et je me trouve ainsi couvert jusqu’à la
cheville.

Ainsi que je l’ai dit, mes compagnons de voyage sont habillés comme moi.
A quelque différence près dans la couleur de la couverture et des guêtres,
dans le tissu de la chemise, la description que j’ai donnée peut être
considérée comme un type du costume de la prairie. Nous sommes tous
également armés et équipés à peu de chose près de la même manière. Pour ma
part, je puis dire que je suis armé jusqu’aux dents. Mes fontes sont
garnies d’une paire de revolvers de Colt, à gros calibre, de six coups
chacun. Dans ma ceinture, j’en ai une autre paire de plus petits, de cinq
coups chacun. De plus, j’ai mon rifle léger, ce qui me fait en tout
vingt-trois coups à tirer en autant de secondes. En outre, je porte dans
ma ceinture une longue lame brillante connue sous le nom de bowie-knife
(couteau recourbé). Cet instrument est tout à la fois mon couteau de
chasse et mon couteau de table, en un mot, mon couteau pour tout faire.
Mon équipement se compose d’une gibecière, d’une poire à poudre en
bandoulière, d’une forte gourde et d’un havre-sac pour mes rations. Mais
si nous sommes équipés de même, nous sommes diversement montés. Les uns
chevauchent sur des mules, les autres sur des mustangs ; peu d’entre
nous ont emmené leur cheval américain favori. Je suis du nombre de ces
derniers.

Je monte un étalon à robe brun foncé, à jambes noires, et dont le museau a
la couleur de la fougère flétrie. C’est un demi-sang arabe, admirablement
proportionné. Il répond au nom de Moro, nom espagnol qu’il a reçu,
j’ignore pourquoi, du planteur louisianais de qui je l’ai acheté. J’ai
retenu ce nom auquel il répond parfaitement. Il est beau, vigoureux et
rapide. Plusieurs de mes compagnons se prennent de passion pour lui
pendant la route, et m’en offrent des prix considérables. Mais je ne suis
pas tenté de m’en défaire, mon noble Moro me sert trop bien. De jour en
jour je m’attache davantage à lui. Mon chien Alp, un Saint-Bernard que
j’ai acheté d’un émigrant suisse à Saint-Louis, possède aussi une grande
part de mes affections. En me reportant à mon livre de notes, je trouve
que nous voyageâmes pendant plusieurs semaines à travers les prairies,
sans aucun incident digne d’intérêt. Pour moi, l’aspect des choses
constituait un intérêt assez grand ; je ne me rappelle pas avoir vu un
tableau plus émouvant que celui de notre longue caravane de wagons ; ces
navires de la prairie, se déroulaient sur la plaine, ou grimpant lentement
quelque pente douce, leurs bâches blanches se détachant en contraste sur
le vert sombre de l’herbe. La nuit, le camp retranché par la ceinture des
wagons et les chevaux attachés à des piquets autour formaient un tableau
non moins pittoresque. Le paysage, tout nouveau pour moi, m’impressionnait
d’une façon toute particulière. Les cours d’eau étaient marqués par de
hautes bordures de cotonniers dont les troncs, semblables à des colonnes,
supportaient un épais feuillage argenté. Ces bordures, par leur rencontre
en différents points, semblaient former comme des clôtures et divisaient
la prairie de telle sorte, que nous paraissions voyager à travers des
champs bordés de haies gigantesques. Nous traversâmes plusieurs rivières,
les unes à gué, les autres, plus larges et plus profondes, en faisant
flotter nos wagons. De temps en temps nous apercevions des daims et des
antilopes, et nos chasseurs en tuaient quelques-uns ; mais nous n’avions
pas encore atteint le territoire des buffalos.

Parfois nous faisions une halte d’un jour, pour réparer nos forces, dans
quelque vallon boisé, garni d’une herbe épaisse et arrosé d’une eau pure.
De temps à autre, nous étions arrêtés pour racommoder un timon ou un
essieu brisé, ou pour dégager un wagon embourbé. J’avais peu à
m’inquiéter, pour ma part, de mes équipages. Mes Missouriens se trouvaient
être d’adroits et vigoureux compagnons qui savaient se tirer d’affaire en
s’aidant l’un l’autre, et sans se lamenter à propos de chaque accident,
comme si tout eût été perdu. L’herbe était haute ; nos mules et nos boeufs,
au lieu de maigrir, devenaient plus gras de jour en jour. Je pouvais
disposer de la meilleure part du maïs dont mes wagons étaient pourvus en
faveur de Moro, qui se trouvait très-bien de cette nourriture.

Comme nous approchions de l’Arkansas, nous aperçûmes des hommes à cheval
qui disparaissaient derrières des collines. C’étaient des Pawnees, et,
pendant plusieurs jours, des troupes de ces farouches guerriers rôdèrent
sur les flancs de la caravane. Mais ils reconnaissaient notre force, et se
tenaient hors de portée de nos longues carabines. Chaque jour m’apportait
une nouvelle impression, soit incident de voyage, soit aspect du paysage,
Godé, qui avait été successivement voyageur, chasseur, trappeur et
coureur de bois, m’avait, dans nos conversations intimes, instruit de
plusieurs détails relatifs à la vie de la prairie ; grâce à cela j’étais à
même de faire bonne figure au milieu de mes nouveaux camarades. De son
côté, Saint-Vrain, dont le caractère franc et généreux m’avait inspiré une
vive sympathie, n’épargnait aucun soin pour me rendre le voyage agréable.
De telle sorte que les courses du jour et les histoires terribles des
veillées de nuit m’eurent bientôt inoculé la passion de cette nouvelle
vie. J’avais gagné la fièvre de la prairie. C’est ce que mes compagnons
me dirent en riant. Je compris plus tard la signification de ces mots : La
fièvre de la prairie ! Oui, j’étais justement en train de m’inoculer cette
étrange affection. Elle s’emparait de moi rapidement. Les souvenirs de la
famille commençaient à s’effacer de mon esprit ; et avec eux
s’évanouissaient les folles illusions de l’ambition juvénile. Les plaisirs
de la ville n’avaient plus aucun écho dans mon coeur, et je perdais toute
mémoire des doux yeux, des tresses soyeuses, des vives émotions de
l’amour, si fécondes en tourments ; toutes ces impressions anciennes
s’effaçaient ; il semblait qu’elles n’eussent jamais existé, que je ne les
eusse jamais ressenties ! mes forces intellectuelles et physiques
s’accroissaient ; je sentais une vivacité d’esprit, une vigueur de corps,
que je ne m’étais jamais connues. Je trouvais du plaisir dans le
mouvement. Mon sang coulait plus chaud et plus rapide dans mes veines, ma
vue était devenue plus perçante ; je pouvais regarder fixement le soleil
sans baisser les paupières. Etais-je pénétré d’une portion de l’essence
divine qui remplit, anime ces vastes solitudes qu’elle semble plus
particulièrement habiter ? Qui pourrait répondre à cela ?—La fièvre de la
prairie !—Je la sens à présent ! Tandis que j’écris ces mémoires, mes
doigts se crispent comme pour saisir les rênes, mes genoux se rapprochent,
mes muscles se roidissent comme pour étreindre les flancs de mon noble
cheval, et je m’élance à travers les vagues verdoyantes de la mer-prairie.

III

COURSE A DOS DE BUFFALO.

Il s’était écoulé environ quatre jours quand nous atteignîmes les bords de
l’Arkansas, environ six milles au-dessous des Plum Buttes. Nos wagons
furent formés en cercle et nous établîmes notre camp. Jusque-là nous
n’avions vu qu’un très-petit nombre de buffalos ; quelques mâles égarés,
tout au plus deux ou trois ensemble, et ils ne se laissaient pas
approcher. C’était bien la saison de leurs courses ; mais nous n’avions
rencontré encore aucun de ces grands troupeaux emportés par le rut.

— Là-bas ! cria Saint-Vrain, voilà de la viande fraîche pour notre souper.

Nous tournâmes les yeux vers le nord-ouest, que nous indiquait notre ami.
Sur l’escarpement d’un plateau peu élevé, cinq silhouettes noires se
découpaient à l’horizon. Il nous suffit d’un coup d’oeil pour reconnaître
des buffalos. Au moment où Saint-Vrain parlait, nous étions en train de
desseller nos chevaux. Reboucler les sangles, rabattre les étriers, sauter
en selle et s’élancer au galop fut l’affaire d’un moment. La moitié
d’entre nous environ partit : quelques-uns, comme moi, pour le simple
plaisir de courir, tandis que d’autres, vieux chasseurs, semblaient sentir
la chair fraîche. Nous n’avions fait qu’une faible journée de marche ; nos
chevaux étaient encore tout frais, et en trois fois l’espace de quelques
minutes, les trois milles qui nous séparaient des bêtes fauves furent
réduits à un. Là nous fûmes éventés. Plusieurs d’entre nous, et j’étais
du nombre, n’ayant pas l’expérience de la prairie, dédaignant les avis,
ayant galopé droit en avant, et les buffalos, ouvrant leurs narines au
vent, nous avaient sentis. L’un d’eux leva sa tête velue, renifla, frappa
le sol de son sabot, se roula par terre, se releva de nouveau, et partit
rapidement, suivi de ses quatre compagnons. Il ne nous restait plus
d’autre alternative que d’abandonner la chasse, ou de lancer nos chevaux
sur les traces des buffalos. Nous prîmes ce dernier parti, et nous
pressâmes notre galop. Tout à la fois, nous nous dirigions vers une ligne
qui nous faisait l’effet d’un mur de terre de six pieds de haut. C’était
comme une immense marche d’escalier qui séparait deux plateaux, et qui
s’étendait à droite et à gauche aussi loin que l’oeil pouvait atteindre,
sans la moindre apparence de brèche. Cet obstacle nous força de retenir
les rênes et nous fit hésiter. Quelques-uns firent demi-tour et s’en
allèrent, tandis qu’une demi-douzaine, mieux montés, parmi lesquels
Saint-Vrain, mon voyageur Godé et moi, ne voulant pas renoncer si aisément
à la chasse, nous piquâmes des deux et parvînmes à franchir l’escarpement.
De ce point nous eûmes encore à courir cinq milles au grand galop, nos
chevaux blanchissant d’écume, pour atteindre le dernier de la bande, une
jeune femelle, qui tomba percée d’autant de balles que nous étions de
chasseurs à sa poursuite. Comme les autres avaient gagné pas mal d’avance,
et que nous avions assez de viande pour tous, nous nous arrêtâmes, et,
descendant de cheval, nous procédâmes au dépouillement de la bête.
L’opération fut bientôt terminée sous l’habile couteau des chasseurs. Nous
avions alors le loisir de regarder en arrière et de calculer la distance
que nous avions parcourue depuis le camp.

— Huit milles, à un pouce près, s’écria l’un.

— Nous sommes près de la route, dit Saint-Vrain, montrant du doigt
d’anciennes traces de wagons qui marquaient le passage des marchands de
Santa-Fé.

— Eh bien ?

— Si nous retournons au camp, nous aurons à revenir sur nos pas demain
matin. Cela fera seize milles en pure perte.

— C’est juste.

— Restons ici, alors. Il y a de l’herbe et de l’eau. Voici de la viande de
buffalo ; nous avons nos couvertures ; que nous faut-il de plus ?

— Je suis d’avis de rester où nous sommes.

— Et moi aussi.

— Et moi aussi.

En un clin d’oeil, les sangles furent débouclées, les selles enlevées, et
nos chevaux pantelants se mirent à tondre l’herbe de la prairie, dans le
cercle de leurs longes. Un ruisseau cristallin, ce que les Espagnols
appellent un arroyo, coulait au sud vers l’Arkansas. Sur le bord de ce
ruisseau, et près d’un escarpement de la rive, nous choisîmes une place
pour notre bivouac. On ramassa du bois de vache, on alluma du feu, et
bientôt des tranches de bosses embrochées sur des bâtons crachèrent leurs
jus dans la flamme, en crépitant. Saint-Vrain et moi nous avions
heureusement nos gourdes, et comme chacune d’elles contenait une pinte de
pur cognac, nous étions en mesure pour souper passablement. Les vieux
chasseurs s’étaient munis de leurs pipes et de tabac ; mon ami et moi nous
avions des cigares, et nous restâmes assis autour du feu jusqu’à une heure
très-avancée, fumant et prêtant l’oreille aux récits terribles des
aventures de la montagne. Enfin, la veillée se termina ; on raccourcit les
longes, on rapprocha les piquets ; mes camarades, s’enveloppant dans leurs
couvertures, posèrent leur tête sur le siège de leurs selles et
s’abandonnèrent au sommeil.

Il y avait parmi nous un homme du nom de Hibbets, qui, à cause de ses
habitudes somnolentes, avait reçu le sobriquet de l’Endormi. Pour cette
raison, on lui assigna le premier tour de garde, regardant les premières
heures de la nuit comme les moins dangereuses, car les Indiens attaquent
rarement un camp avant l’heure où le sommeil est le plus profond,
c’est-à-dire un peu avant le point du jour. Hibbets avait gagné son poste,
le sommet de l’escarpement, d’où il pouvait apercevoir toute la prairie
environnante. Avant la nuit, j’avais remarqué une place charmante sur le
bord de l’arroyo, à environ deux cents pas de l’endroit où mes camarades
étaient couchés. Muni de mon rifle, de mon manteau et de ma couverture, je
me dirigeai vers ce point en criant à l’Endormi, de m’avertir en cas
d’alarme. Le terrain, en pente douce, était couvert d’un épais tapis
d’herbe sèche. J’y étendis mon manteau, et enveloppé dans ma couverture,
je me couchai, le cigare à la bouche, pour m’endormir en fumant. Il
faisait un admirable clair de lune, si brillant, que je pouvais distinguer
la couleur des fleurs de la prairie : les euphorbes argentés, les pétales
d’or du tournesol, les mauves écarlates qui frangeaient les bords de
l’arroyo à mes pieds. Un calme enchanteur régnait dans l’air ; le silence
était rompu seulement par les hurlements intermittents du loup de la
prairie, le ronflement lointain de mes compagnons, et le crop-crop de
nos chevaux tondant l’herbe.

Je demeurai éveillé jusqu’à ce que mon cigare en vint à me brûler les
lèvres (nous les fumions jusqu’au bout dans les prairies) ; puis, je me mis
sur le côté, et voyageai bientôt dans le pays des songes. A peine avais-je
sommeillé quelques minutes que j’entendis un bruit étrange, quelque chose
d’analogue à un tonnerre lointain ou au mugissement d’une cataracte. Le
sol semblait trembler sous moi. Nous allons être trempés par un orage,
— pensai-je, à moitié endormi, mais ayant encore conscience de ce qui se
passait autour de moi ; je rassemblai les plis de ma couverture et
m’endormis de nouveau. Le bruit devint plus fort et plus distinct ; il me
réveilla tout à fait. Je reconnus le roulement de milliers de sabots
frappant la terre, mêlé aux mugissements de milliers de boeufs ! La terre
résonnait et tremblait. J’entendis las voix de mes camarades, de
Saint-Vrain, et de Godé, ce dernier criant à pleine gorge :

— Sacrrr !... Monsieur, prenez garde ! des buffles.

Je vis qu’ils avaient détaché les chevaux et les amenaient au bas de
l’escarpement. Je me dressai sur mes pieds, me débarrassant de ma
couverture. Un effrayant spectacle s’offrit à mes yeux. Aussi loin que ma
vue pouvait s’étendre à l’ouest, la prairie semblait en mouvement. Des
vagues noires roulaient sur ses contours ondulés, comme si quelque volcan
eût poussé sa lave à travers la plaine. Des milliers de points brillants
étincelaient et disparaissaient sur cette surface mouvante, semblables à
des traits de feu. Le sol tremblait, les hommes criaient, les chevaux,
roidissant leurs longes, hennissaient avec terreur ; mon chien aboyait et
hurlait en courant tout autour de moi ! Pendant un moment je crus être le
jouet d’un songe. Mais non ; la scène était trop réelle et ne pouvait
Passer pour une vision. Je vis la bordure du flot noir à dix yards de moi
et s’approchant toujours ! Alors, et seulement alors, je reconnus les
bosses velues et les prunelles étincelantes des buffalos.

— Grand Dieu ! pensai-je, ils vont me passer sur le corps.

Il était trop tard pour chercher mon salut dans la fuite. Je saisis mon
rifle et fis feu sur le plus avancé de la bande. L’effet, de ma balle fut
insensible. L’eau de l’arroyo m’éclaboussa jusqu’à la face ; un bison
monstrueux, en tête du troupeau, furieux et mugissant, s’élançait à
travers le courant et regrimpait la rive. Je fus saisi et lancé en l’air.
J’avais été jeté en arrière, et je retombai sur une masse mouvante. Je ne
me sentais ni blessé ni étourdi, mais j’étais emporté en avant sur le dos
de plusieurs animaux qui, dans cet épais troupeau, couraient en se
touchant les flancs. Une pensée soudaine me vint et m’attachant à celui
qui était plus immédiatement au-dessous de moi, je l’enfourchai,
embrassant sa bosse, et m’accrochant aux longs poils qui garnissaient son
cou. L’animal, terrifié, précipita sa course et eut bientôt dépassé la
bande. C’était justement ce que je désirais, et nous courûmes ainsi à
travers la prairie, au plein galop du bison qui s’imaginait sans doute
qu’une panthère ou un casamount était sur ses épaules.

Je n’avais aucune envie de le désabuser, et craignant même qu’il ne
s’aperçût que je n’étais pas un animal dangereux et ne se décidât à faire
halte, je tirai mon couteau, dont j’étais heureusement muni, et je le
piquai chaque fois qu’il semblait ralentir sa course. A chaque coup de cet
aiguillon, il poussait un rugissement et redoublait de vitesse. Je courais
un danger terrible. Le troupeau nous suivait de près, déployant un front
de près d’un mille, et il devait inévitablement me passer sur le corps, si
mon buffalo venait à s’arrêter et à me laisser sur la prairie. Néanmoins,
et quel que fût le péril, je ne pouvais m’empêcher de rire intérieurement
en pensant à la figure grotesque que je devais faire. Nous tombâmes au
milieu d’un village de Chiens-de-prairie. Là, je m’imaginai que l’animal
allait faire demi-tour et revenir sur ses pas. Cela interrompit mon accès
de gaieté ; mais le buffalo a l’habitude de courir droit devant lui, et le
mien, heureusement, ne fit pas exception à la règle. Il allait toujours,
tombant parfois sur les genoux, soufflant et mugissant de rage et de
terreur.

Les Plum-Buttes étaient directement dans la ligne de notre course.
J’avais remarqué cela depuis notre point de départ, et je m’étais dit que
si je pouvais les atteindre, je serais sauf. Elles étaient à environ trois
milles de l’endroit où nous avions établi notre bivouac, mais, à la façon
dont je franchis cette distance, il me sembla que j’avais fait dix milles
au moins. Un petit monticule s’élevait dans la prairie à quelques
centaines de yards du groupe des hauteurs. Je m’efforçai de diriger ma
monture écumante vers cette butte en l’excitant à un dernier effort avec
mon couteau. Elle me porta complaisamment à une centaine de yards de sa
base. C’était le moment de prendre congé de mon noir compagnon. J’aurais
pu facilement le tuer pendant que j’étais sur son dos. La partie la plus
vulnérable de son corps monstrueux était à portée de mon couteau ; mais, en
vérité, je n’aurais pas voulu me rendre coupable de sa mort pour
Koh-i-nor. Retirant mes doigts de la toison, je me laissai glisser le long
de son dos, et sans prendre plus de temps qu’il n’en fallait pour lui dire
bonsoir, je m’élançai de toute la vitesse de mes jambes vers la hauteur ;
j’y grimpai, et m’asseyant sur un quartier de roche, je tournai mes yeux
du côté de la prairie. La lune brillait toujours d’un vif éclat. Mon
buffalo avait fait halte non loin de la place où j’avais pris congé de
lui, il s’était arrêté, regardait en arrière et paraissait profondément
étonné. Il y avait quelque chose de si comique dans sa mine que je partis
d’un éclat de rire ; j’étais en pleine sécurité sur mon poste élevé. Je
regardai au sud-ouest ; aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, la prairie
était noire et en mouvement. Les vagues vivantes venaient roulant vers
moi ; je pouvais les contempler désormais sans crainte. Ces milliers de
prunelles étincelantes, brillant de phosphorescentes lueurs, ne me
causaient plus aucun effroi. Le troupeau était à environ un demi-mille de
distance ; je crus voir quelques éclairs et entendre le bruit de coups de
feu au loin sur le flanc gauche de la sombre masse ; ces bruits me
donnaient à penser que mes compagnons, sur le sort desquels j’avais conçu
quelques inquiétudes, étaient sains et saufs.

Les buffalos approchaient de la butte sur laquelle je m’étais. établi, et,
apercevant l’obstacle, il se divisèrent en deux grands courants, à ma
droite et à ma gauche. Je fus frappé, dans ce moment, de voir que mon
bison,—mon propre bison,—au lieu d’attendre que ses camarades l’eussent
rattrapé et de se joindre à ceux de l’avant-garde, se mit à galoper en
secouant la tête, comme si une bande de loups eût été à ses trousses ; il
se dirigea obliquement de manière à se mettre en dehors de la bande. Quand
il eut atteint un point correspondant au flanc de la troupe, il s’en
rapprocha un peu et finit par se confondre dans la masse. Cette étrange
tactique me frappa alors d’étonnement, mais j’appris ensuite que c’était
une profonde stratégie de la part de cet animal. S’il fût resté où je
l’avais quitté, les buffalos de l’avant-garde auraient pu le prendre pour
quelque membre d’une autre tribu, et lui auraient certainement fait un
très-mauvais parti. Je demeurai assis sur mon rocher environ pendant deux
heures, attendant tranquillement que le noir torrent se fût écoulé.
J’étais comme sur une île au milieu de cette mer sombre et couverte
d’étincelles. Un moment, je m’imaginai que c’était moi qui étais entraîné,
et que la butte flottait en avant, tandis que les buffalos restaient
immobiles. Le vertige me monta au cerveau, et je ne pus chasser cette
étrange illusion qu’en me dressant sur mes pieds. Le torrent roulait
toujours gagnant en avant ; enfin je vis passer l’arrière-garde à moitié
débandée. Je descendis de mon asile, et me mis en devoir de chercher ma
route à travers le terrain foulé et devenu noir. Ce qui était auparavant
un vert gazon présentait maintenant l’aspect d’une terre fraîchement
labourée et trépignée par un troupeau de boeufs. Des animaux blancs,
nombreux et formant comme un troupeau de moutons, passèrent près de moi ;
c’étaient des loups poursuivant les traînards de la bande. Je poussai en
avant, me dirigeant vers le sud. Enfin, j’entendis des voix, et, à la
clarté de la lune, je vis plusieurs cavaliers galopant en cercle à travers
la plaine. Je criai « Halloa ! » Une voix répondit à la mienne, un des
cavaliers vint à moi à toute vitesse ; c’est Saint-Vrain.

— Dieu puissant, Haller ! cria-t-il en arrêtant son cheval et se penchant
sur sa selle pour mieux me voir ; est-ce vous ou est-ce votre spectre ? En
vérité, c’est lui-même ! et vivant !

— Et qui ne s’est jamais mieux porté, m’écriai-je.

— Mais d’où tombez-vous ? des nuages ? du ciel ? d’où enfin ?

Et ses questions étaient répétées en écho par tous les autres, qui, à ce
moment, me serraient la main comme s’ils ne m’avaient pas vu depuis un an.
Godé paraissait entre tous le plus stupéfait.

— Mon Dieu ! lancé en l’air, foulé aux pieds d’un million de buffles
damnés, et pas mort ! Cr-r-ré mâtin !

— Nous nous étions mis à la recherche de votre corps, ou plutôt de ce qui
pouvait en rester, dit Saint-Vrain. Nous avons fouillé la prairie pas à
pas à un mille à la ronde, et nous étions presque tentés de croire que les
bêtes féroces vous avaient totalement dévoré.

— Dévorer monsieur ! Non ! trois millions de buffles ne l’auraient pas
dévoré. Mon Dieu ! Ah ! gredin de l’Endormi, que le diable t’emporte !

Cette apostrophe s’adressait à Hibbets, qui n’avait pas indiqué à mes
camarades l’endroit où j’étais couché, et m’avait ainsi exposé à un danger
si terrible.

— Nous vous avons vu lancé en l’air, continua Saint-Vrain, et retomber
dans le plus épais de la bande. En conséquence, nous vous regardions comme
perdu. Mais, au nom de Dieu, comment avez-vous pu vous tirer de là ?

Je racontai mon aventure à mes camarades émerveillés.

— Par Dieu ! cria Godé, c’est une merveilleuse histoire ! Et voilà un
gaillard qui n’est pas manchot !

A dater de ce moment, je fus considéré comme un capitaine parmi les gens
de la prairie. Mes compagnons avaient fait de la bonne besogne pendant ce
temps, et une douzaine de masses noires, qui gisaient sur la plaine, en
rendaient témoignage. Ils avaient retrouvé mon rifle et ma couverture ;
cette dernière, enfoncée dans la terre par le piétinement. Saint-Vrain
avait encore quelques gorgées d’eau-de-vie dans sa gourde ; après l’avoir
vidée et avoir replacé les vedettes, nous reprîmes nos couches de gazon
et passâmes le reste de la nuit à dormir.

IV

UNE POSITION TERRIBLE.

Peu de jours après, une autre aventure m’arriva ; et je commençai à penser
que j’étais prédestiné à devenir un héros parmi les montagnards.

Un petit détachement dont je faisais partie avait pris les devants. Notre
but était d’arriver à Santa-Fé un jour ou deux avant la caravane, afin de
tout arranger avec le gouverneur pour l’entrée des wagons dans cette
capitale. Nous faisions route pour le Cimmaron. Pendant une centaine de
milles environ, nous traversâmes un désert stérile, dépourvu de gibier et
presque entièrement privé d’eau. Les buffalos avaient complètement
disparu, et les daims étaient plus que rares. Il fallait nous contenter de
la viande séchée que nous avions emportée avec nous des établissements.
Nous étions dans le désert de l’Artemisia. De temps en temps, nous
apercevions une légère antilope bondissant au loin devant nous, mais se
tenant hors de toute portée. Ces animaux semblaient être plus familiers
que d’ordinaire. Trois jours après avoir quitté la caravane, comme nous
chevauchions près du Cimmaron, je crus voir une tête cornue derrière un
pli de la prairie. Mes compagnons refusèrent de me croire, et aucun d’eux
ne voulut m’accompagner. Alors, me détournant de la route, je partis seul.
Godé ayant pris les devants, l’un de mes camarades se chargea de mon chien
que je ne voulais pas emmener, craignant d’effaroucher les antilopes. Mon
cheval étais frais et plein d’ardeur ; et que je dusse réussir ou non, je
savais qu’il me serait facile de rejoindre la troupe à son prochain
campement. Je piquai droit vers la place où j’avais vu disparaître
l’objet, et qui semblait être à un demi-mille environ de la route ; mais il
se trouva que la distance était beaucoup plus grande ; c’est une illusion
commune dans l’atmosphère transparente de ces régions élevées.

Un singulier accident de terrain, ce qu’on appelle dans ces contrées un
couteau des prairies, d’une petite élévation, coupait la plaine de l’est
à l’ouest ; un fourré de cactus couvrait une partie de son sommet. Je me
dirigeai vers ce fourré. Je mis pied à terre au bas de la pente, et,
conduisant mon cheval au milieu des cactus je l’attachai à une des
branches. Puis je gravis avec précaution, à travers les feuilles
épineuses, vers le point où je m’imaginais avoir vu l’animal. A ma grande
joie, j’aperçus, non pas une antilope, mais un couple de ces charmants
animaux, qui broutaient tranquillement, malheureusement trop loin pour que
ma balle pût les atteindre. Ils étaient au moins à trois cents yards, sur
une pente douce et herbeuse. Entre eux et moi pas le moindre buisson pour
me cacher, dans le cas où j’aurais voulu m’approcher. Quel parti prendre ?
Pendant quelques minutes, je repassai dans mon esprit les différentes
ruses de chasse usitées pour prendre l’antilope. Imiterais-je leur cri ?
Valait-il mieux chercher à les attirer en élevant mon mouchoir ? Elles
étaient évidemment trop farouches ; car, de minute en minute, je les voyais
dresser leurs jolies petites têtes et jeter un regard inquiet autour
d’elles. Je me rappelai que la couverture de ma selle était rouge. En
l’étendant sur les branches d’un buisson de cactus, je réussirais
peut-être à les attirer. Ne voyant pas d’autre moyen, j’étais sur le point
de retourner prendre ma couverture, quand tout à coup mes yeux
s’arrêtèrent sur sur une ligne de terre nue qui traversait la prairie,
entre moi et l’endroit où les animaux paissaient. C’était une brisure dans
la surface de la plaine, une route de buffalo ou le lit d’un arroyo. Dans
tout les cas, c’était le couvert dont j’avais besoin, car les antilopes
n’en étaient pas à plus de cent yards, et s’en rapprochaient tout en
broutant. Je quittai les buissons et me dirigeai, en me laissant glisser
le long de la pente, vers le point où l’enfoncement me paraissait le plus
marqué. Là, à ma grande surprise, je me trouvai au bord d’un large arroyo,
dont l’eau, claire et peu profonde, coulait doucement sur un lit de sable
et de gypse. Les bords ne s’élevaient pas à plus de trois pieds du niveau,
de l’eau, excepté à l’endroit où l’escarpement venait rencontrer le
courant. Là, il y avait une élévation assez forte ; je longeai la base,
j’entrai dans le canal et me mis en devoir de le remonter. J’arrivai
bientôt, comme j’en avais l’intention, à la place où le courant, après
avoir suivi une ligne parallèle à l’escarpement, le traversait en le
coupant à pic. Là, je m’arrêtai, et regardai avec toutes sortes de
précautions par-dessus le bord. Les antilopes s’étaient rapprochées à
moins d’une portée de fusil de l’arroyo ; mais elles étaient encore loin de
mon poste. Elles continuaient à brouter tranquillement, insouciantes du
danger. Je redescendis, et repris ma marche dans l’eau.

C’était une rude besogne que de marcher dans cette voie. Le lit de la
ravine était formé d’une terre molle qui cédait sous le pied, et il me
fallait éviter de faire le moindre bruit, sous peine d’effaroucher le
gibier ; mais j’étais soutenu dans mes efforts par la perspective d’avoir
de la venaison fraîche pour mon souper. Après avoir péniblement parcouru
quelques cents yards, je me trouvai en face d’un petit buisson d’absinthe
qui touchait à la rive.

— Je suis assez près, pensai-je, et ceci me servira de couvert.

Tout doucement je me dressai jusqu’à ce que je pusse voir à travers les
feuilles. La position était excellente. J’épaulai mon fusil, et, visant au
coeur du mâle, je lâchai la détente. L’animal fit un bond et retomba sur
le flanc, sans vie. J’étais sur le point de m’élancer pour m’assurer de ma
proie, lorsque j’observai que la femelle, au lieu de s’enfuir comme je m’y
attendais, s’approchait de son compagnon gisant, et flairait anxieusement
toutes les parties de son corps. Elle n’était pas à plus de vingt yards de
moi, et je distinguais l’expression d’inquiétude et d’étonnement dont son
regard était empreint. Tout à coup, elle parut comprendre la triste
vérité, et, rejetant sa tête en arrière, elle se mit à pousser des cris
plaintifs et à courir en rond autour de son corps inanimé. Mon premier
mouvement avait été de recharger et de tuer la femelle ; mais je me sentais
désarmé par sa voix plaintive qui me remuait le coeur. En vérité, si
j’avais pu prévoir un aussi lamentable spectacle, je ne me serais point
écarté de la route. Mais la chose était sans remède.

— Je lui ai fait plus de mal que si je l’avais tuée elle-même, pensai-je ;
le mieux que je puisse faire pour elle, maintenant, c’est de la tuer
aussi.

En vertu de ce principe d’humanité, qui devait lui être fatal, je restai à
mon poste ; je rechargeai mon fusil ; je visai de nouveau, et le coup
partit. Quand la fumée fut dissipée, je vis la pauvre petite créature
sanglante sur le gazon, la tête appuyée sur le corps de son mâle inanimé.
Je mis mon rifle sur l’épaule, et je me disposais à me porter en avant,
lorsque, à ma grande surprise, je me sentis pris par les pieds. J’étais
fortement retenu, comme si mes jambes eussent été serrées dans un étau ! Je
fis un effort pour me dégager, puis un second, plus violent, mais sans
aucun succès : au troisième, je perdis l’équilibre, et tombai à la renverse
dans l’eau. A moitié suffoqué, je parvins à me mettre debout, mais
uniquement pour reconnaître que j’étais retenu aussi fortement
qu’auparavant. De nouveau je m’agitai pour dégager mes jambes ; mais je ne
pouvais les ramener ni en avant, ni en arrière, ni à droite, ni à gauche ;
de plus, je m’aperçus que j’enfonçais peu à peu. Alors l’effrayante vérité
se fit jour dans mon esprit : j’étais pris dans un sable mouvant !

Un sentiment d’épouvante passa dans tout mon être. Je renouvelai mes
efforts avec toute l’énergie du désespoir. Je me penchais d’un côté, puis
de l’autre, tirant à me déboîter les genoux. Mes pieds étaient toujours
emprisonnés ; impossible de les bouger d’un pouce. Le sable élastique
s’était moulé autour de mes bottes de peau de cheval, et collait le cuir
au-dessus des chevilles, de telle sorte que je ne pouvais en dégager mes
jambes, et je sentais que j’enfonçais de plus en plus, peu à peu, mais
irrésistiblement, et d’un mouvement continu, comme si quelque monstre
souterrain m’eût tout doucement tiré à lui ! Je frissonnai d’horreur, et je
me mis à crier au secours ! Mais qui pouvait m’entendre ! il n’y avait
personne dans un rayon de plusieurs milles, pas un être vivant.

Si pourtant : le hennissement de mon cheval me répondit du haut de la
colline, semblant se railler de mon désespoir. Je me penchai en avant
autant que ma position me le permettait, et, de mes doigts convulsifs, je
commençai à creuser le sable. A peine pouvais-je en atteindre la surface,
et le léger sillon que je traçais était aussitôt comblé que formé. Une
idée me vint. Mon fusil mis en travers pourrait me supporter. Je le
cherchai autour de moi. On ne le voyait plus. Il était enfoncé dans le
sable. Pouvais-je me coucher par terre pour éviter d’enfoncer davantage ?
Non il y avait deux pieds d’eau ; je me serais noyé. Ce dernier espoir
m’échappa aussitôt qu’il m’apparut. Je ne voyais plus aucun moyen de
salut. J’étais incapable de faire un effort de plus. Une étrange stupeur
s’emparait de moi. Ma pensée se paralysait. Je me sentais devenir fou.
Pendant un moment, ma raison fut complètement égarée.

Après un court intervalle, je recouvrai mes sens. Je fis un effort pour
secouer la paralysie de mon esprit, afin du moins d’aborder comme un homme
doit le faire, la mort, que je sentais inévitable. Je me dressai tout
debout. Mes yeux atteignaient jusqu’au niveau de la prairie, et
s’arrêtèrent sur les victimes encore saignantes de ma cruauté. Le coeur me
battit à cette vue. Ce qui m’arrivait était-il une punition de Dieu ? Avec
un humble sentiment de repentir, je tournai mon visage vers le ciel,
redoutant presque d’apercevoir quelque signe de la colère céleste.... Le
soleil brillait du même éclat qu’auparavant, et pas un nuage ne tachait la
voûte azurée. Je demeurai les yeux levés au ciel, et priai avec une
ferveur que connaissent ceux-là seulement qui se sont trouvés dans des
situations périlleuses analogues à celle où j’étais.

Comme je continuais à regarder en l’air, quelque chose attira mon
attention. Je distinguai sur le fond bleu du ciel la silhouette d’un grand
oiseau. Je reconnus bientôt l’immonde oiseau des plaines, le vautour noir.
D’où venait-il ? Qui pouvait le savoir ? A une distance infranchissable pour
le regard de l’homme, il avait aperçu ou senti les cadavres des antilopes,
et maintenant sur ses larges ailes silencieuses il descendait vers le
festin de la mort. Bientôt un autre, puis encore un, puis une foule
d’autres se détachèrent sur les champs azurés de la voûte céleste, et,
décrivant de larges courbes, s’abaissèrent silencieusement vers la terre.
Les premiers arrivés se posèrent sur le bord de la rive, et après avoir
jeté un coup d’oeil autour d’eux, se dirigèrent vers leurs proies.
Quelques secondes après, la prairie était noire de ces oiseaux immondes
qui grimpaient sur les cadavres des antilopes, et battaient de l’aile en
enfonçant leurs becs fétides dans les yeux de leurs proies. Puis vinrent
les loups décharnés, affamés, sortant des fourrés de cactus et rampant,
comme des lâches, à travers les sinuosités de la prairie. Un combat
s’ensuivit, dans lequel les vautours furent mis en fuite, puis les loups
se jetèrent sur la proie et se la disputèrent, grondant les uns contre les
autres, et s’entre-déchirant.

— Grâce à Dieu ! pensai-je, je n’aurai pas du moins à craindre d’être ainsi
mis en pièces !

Je fus bientôt délivré de cet affreux spectacle. Mes yeux n’arrivaient
plus au niveau de la berge. Le vert tapis de la prairie avait eu mon
dernier regard. Je ne pouvais plus voir maintenant que les murs de terre
qui encaissaient le ruisseau, et l’eau qui coulait insouciante autour de
moi. Une fois encore je levai les yeux au ciel, et avec un coeur plein de
prières, je m’efforçai de me résigner à mon destin. En dépit de mes
efforts pour être calme, les souvenirs des plaisirs terrestres, des amis,
du logis, vinrent m’assaillir et provoquèrent par intervalles de violents
paroxysmes pendant lesquels je m’épuisais en efforts réitérés, mais
toujours impuissants. J’entendis de nouveau le hennissement de mon cheval.
Une idée soudaine frappa mon esprit, et me rendit un nouvel espoir :
peut-être mon cheval.... Je ne perdis pas un moment. J’élevai ma voix
jusqu’à ses cordes les plus hautes, et appelai l’animal par son nom. Je
l’avais attaché, mais légèrement. Les branches de cactus pouvaient se
rompre. J’appelai encore, répétant les mots auxquels il était habitué.
Pendant un moment tout fut silence, puis j’entendis les sons précipités de
ses sabots, indiquant que l’animal faisait des efforts pour se dégager ;
ensuite je pus reconnaître le bruit cadencé d’un galop régulier et mesuré.
Les sons devenaient plus proches encore et plus distincts, jusqu’à ce que
l’excellente bête se montrât sur la rive au-dessus de moi. Là, Moro
s’arrêta, secouant la tête, et poussa un bruyant hennissement. Il
paraissait étonné, et regardait de tous côtés, renâclant avec force. Je
savais qu’une fois qu’il m’aurait aperçu, il ne s’arrêterait pas jusqu’à
ce qu’il eût pu frotter son nez contre ma joue, car c’était sa coutume
habituelle. Je tendis mes mains vers lui et répétai encore les mots
magiques. Alors, regardant en bas, il m’aperçut, et, s’élançant aussitôt,
il sauta dans le canal. Un instant après, je le tenais par la bride.

Il n’y avait pas de temps à perdre ; l’eau m’atteignait presque jusqu’aux
aisselles. Je saisis la longe, et, la passant sous la sangle de la selle,
je la nouai fortement, puis je m’entourai le corps avec l’autre bout.
J’avais laissé assez de corde entre moi et la sangle pour pouvoir exciter
et guider le cheval dans le cas où il faudrait un grand effort pour me
tirer d’où j’étais. Pendant tous ces préparatifs, l’animal muet semblait
comprendre ce que je faisais. Il connaissait aussi la nature du terrain
sur lequel il se trouvait, car, durant toute l’opération, il levait ses
pieds l’un après l’autre pour éviter d’être pris. Mes dispositions furent
enfin terminées, et avec un sentiment d’anxiété terrible, je donnai à mon
cheval le signal de partir. Au lieu de s’élancer, l’intelligent animal
s’éloigna doucement comme s’il avait compris ma situation. La longe se
tendit, je sentis que mon corps se déplaçait, et, un instant après,
j’éprouvai une de ces jouissances profondes impossibles à décrire, en me
trouvant dégagé de mon tombeau de sable. Un cri de joie s’échappa de ma
poitrine. Je m’élançai vers mon cheval, je lui jetai mes deux bras autour
du cou ; je l’embrassai avec autant de délices que s’il eût été une
charmante jeune fille. Il répondit à mes embrassements par un petit cri
plaintif qui me prouva qu’il m’avait compris. Je me mis en quête de mon
rifle. Heureusement qu’il n’était pas très-enfoncé, et je pus le ravoir.
Mes bottes étaient restées dans le sable ; mais je ne m’arrêtai point à les
chercher. La place où je les avais perdues m’inspirait un sentiment de
profonde terreur.

Sans plus attendre, je quittai les bords de l’arroyo, et, montant à cheval
je me dirigeai au galop vers la route. Le soleil était couché quand
j’arrivai au camp, où je fus accueilli par les questions de mes compagnons
étonnés :

— Avez-vous trouvé beaucoup de chèvres ? Où sont donc vos bottes ?—Est-ce à
la chasse ou à la pêche que vous avez été ?

Je répondis à toutes ces questions en racontant mon aventure, et cette
nuit-là encore je fus le héros du bivouac.

à suivre

P.-S.

Traduit de l’anglais par ALLYRE BUREAU.

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