La Revue des Ressources

Le fataliste 

mardi 1er juin 2010, par Ascanio Celestini, Olivier Favier

J’ai un pistolet et je tire.

Mais je ne suis pas quelqu’un de violent,
je veux dire que je ne fais pas ça pour tuer quelqu’un en particulier.
Je me mets à la fenêtre et je tire.

Il y en a qui tirent sur les nègres.
J’aimerais bien leur demander “tu fais comment pour reconnaître un nègre ?”
Bien sûr qu’un Somalien ou un Nigérian est tout ce qu’il y a de plus nègre,
mais un Algérien ?
Le nord-Africain est objectivement plus sombre que le Suédois,
mais assurément plus clair qu’un Éthiopien, un Soudanais ou un Kényan.

Je ne suis pas aussi raffiné.
Je ne sais pas distinguer les nuances.

Il y en a qui tirent sur les vieux.
Parce que, bon, il ne leur reste plus longtemps à vivre
et leur tirer dessus c’est un peu comme accélérer la procédure.
On n’a pas l’impression de commettre un assassinat,
c’est un peu comme être une succursale de la nature.
En franchise avec Dieu.

Mais alors pourquoi ne pas tirer sur les pauvres et les clochards ?
Ceux qui meurent de faim comme les enfants africains ?
Eux aussi ils ne vont pas faire long feu.

Moi je suis un philosophe.
J’ai un pistolet et je tire.
Je peux tirer sur n’importe qui, sans préjugé.

Certains pourraient penser que je suis une sorte d’anarchiste violent.
Mais pour parler ainsi il faut être un profane,
ne pas savoir combien mon travail est ordonné, et monotone aussi en un certain sens.

Je me lève tôt, je me rase
et à neuf heures précise je suis à la fenêtre avec mon pistolet.
J’attends que quelqu’un passe.
La première cible que je vois, je la vise et je tire.
Normalement on se met à crier, un groupe se forme,
des gens en uniforme arrivent, la cible est chargée et emmenée.
j’attends.
Quand tout est rentré dans l’ordre
je recommence à viser et je tire.
Une heure de pause déjeuner et je continue jusqu’à cinq heures.
On peut toujours s’en étonner, mais le nombre de cibles frappées est presque toujours le même.
Ce n’est pas une donnée qui varie avec la crise ou les saisons.

Vous penserez que je suis fou, mais ça n’a rien à voir avec ça.
Les fous ce sont ceux qui vont jeter un souvenir à la tête d’un président du conseil.
Ceux qui tirent sur les rois, les dictateurs.
Ceux qui finissent en prison ou à l’asile.
Moi en revanche je n’ai pas de préjugé politique.
Moi je me mets à la fenêtre et je tire sur les passants.
Si le président passe je lui tire dessus, mais s’il ne passe pas je tire sur quelqu’un d’autre.

Je n’ai pas de permis à proprement parler, mais je me sens d’une certaine manière autorisé
parce que j’ai une fonction.
Je dirais même que j’en ai au moins cinq.

La première est une fonction que je dirais humanitaire.
Malgré les efforts des nations civilisées aujourd’hui il y a beaucoup moins de guerres que dans le passé
les famines aussi ont sensiblement diminué
et puis le niveau de vie moyen a augmenté.
Nous sommes plus de six milliards d’individus sur la planète.
Nous sommes trop.
Tous les moyens sont permis pour gérer l’overbooking.
On utilise la même méthode avec les sangliers.

La seconde est une fonction que je dirais syndicale.
Il y a tellement de chômage.
Si je tire sur un chômeur ou un travailleur en CDD
je lutte contre la précarité sur le marché du travail,
mais si je tire sur un travailleur en CDI je libère carrément un poste en donnant de nouvelles possibilités de recevoir un treizième mois et des congés payés à celui qui n’en a pas.

La troisième est une fonction que je dirais sanitaire.
On nous terrorise avec les maladies contagieuses, les vaches folles, les grippes aviaires et porcines.
Pour ne pas parler de l’alcool et des drogues
tandis que la majorité des gens crèvent de cancer.
C’est ça la vraie épidémie, les statistiques des journaux ne servent à rien,
il suffit de faire un décompte rapide des personnes que nous connaissons.
C’est pourquoi avec mon tir à la cible je modifie ces pourcentages.
Plus on parle de morts pour d’autres raisons, plus on cache la vraie cause de la mort.

Enfin il y a une quatrième fonction que je pourrais définir comme politique.
Quand on commence à tirer
le peuple demande à l’état de gouverner avec fermeté et on instaure une démocratie autoritaire.

Mais la cinquième fonction est celle que je considère comme la plus importante.
La fonction métaphysique.
Voir mourir tous ces gens,
les voir tomber au coin de la rue sans raison compréhensible
transforme les citoyens en individus fatalistes.
Pour un peuple fataliste tout devient inévitable.
Un tremblement de terre comme une transmission télévisée,
l’éruption d’un volcan, les impôts ou l’évasion fiscale,
la pluie ou la guerre.

Tout tombe du ciel
tout devient un pari avec le destin.
Une loterie.

L’homme fataliste ne s’intéresse pas à la liberté, il préfère le poker.
Pour le gouverner un dictateur ne sert plus à rien,
Il suffit de quelqu’un qui pratique les jeux de hasard
et d’un jeu de cartes truquées.

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