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Le Pacte 

mardi 15 mars 2011, par Henri Cachau

... « Mais mon cher ami, il me semble reconnaître cette œuvre n’est-ce pas, son, son ‘train d’artillerie’  ? Une pièce de canon tirée par quatre boulonnais ou percherons, actuellement accrochée à la Neue Pinatkothek de Munich ? Ça t’en bouche un coin, non ? Tu étais loin de te douter qu’un esprit dit mauvais comme le mien, puisse prétendre sur le champ culturel en remontrer à quiconque se prétend artiste ? D’autre part permets-moi de m’interroger, comment contre vents et marées puisses-tu demeurer fidèle à cette vocation derrière laquelle tu te retranches, restant à savoir si réellement tu maîtrises ce destin que tu t’appropries, car ça sent le faussaire, pour ne pas dire le plagiaire et cela me désole, moi qui te croyais un insigne, un digne créateur ! »...

L’homme, un quinquagénaire auquel étaient destinées ces paroles, était un petit maître local n’ayant obtenu du maigre public d’amateurs qui le suivait que des succès d’estime, en rien correspondant à ses rêves de gloire, à une œuvre souhaitée en adéquation avec leurs attentes ; hélas, chacun d’eux y allait d’un décourageant : « Pas mal, pas mal l’artiste ! » alors qu’il aurait aimé les voir s’enthousiasmer face à ses dernières créations. Aussi, afin de préserver son amour propre, lui conserverons nous l’anonymat en l’identifiant sous ses seules initiales : B.D... Désillusionné par des décades d’insuccès, on peut comprendre que ce déjà vieux rapin – quoique la peinture soit considérée comme un art tardif – détestât qu’on se paye sa tête, les expositions suffisant à ce jeu de massacre auquel par profession il se soumettait ; qu’il vouât une haine farouche à ceux s’y risquant dans son dos, particulièrement à ces fureteurs d’ateliers qui sous prétexte d’acquisitions, sans vergogne se risquent à ces pitoyables jeux de massacre. Si au fil des ans il avait su démasquer puis vertement mettre à la porte ces malotrus, bénéficiant d’une heureuse accalmie propice à la création, des journées entières attaché à son chevalet, il fut long à se rendre compte de la présence de l’Autre s’étant signalé par des bruits incongrus, des toussotements, des raclements de gorge, des borborygmes, qu’il attribua à ses voisins du dessus, excessivement bruyants avec leurs enfants mal éduqués plutôt qu’à sa malveillante proximité. Ce ne fut que lorsque Lui aussi se plut à verser dans l’étrillage systématique de son travail, son rire sardonique gagnant en crescendo pour atteindre le satanique, qu’à l’improviste se retournant, dans un recoin sombre de son atelier B.D... surprit son rictus effrayant...

... « Plagiaire, vous osez me qualifier de plagiaire, alors que nous officions sous l’enchantement des muses, oeuvrons sous leurs auspices, bénéficions de cet illimité crédit – toujours en vigueur malgré l’inflation de ses taux – que nous octroient leurs substantifiques mamelles, fertiles en matières grasses et culturelles. Par contre, qu’ayant tété l’une ou l’autre nos croissances, celle de Théodore et la mienne, fussent dissemblables je vous l’accorde, mais à condition que vous cessiez de m’éreinter à l’heure d’en juger de l’ébouriffante succession qui m’échut. Ne suis-je pas victime d’une parentèle iconoclaste, avec des grands-pères ayant parcouru Levant et Dardanelles, des grands-oncles ayant pratiqué le chemin des Dames puis assailli Koufra, avant de se convertir aux langueurs africaines en rempilant dans la coloniale. Des parrains et cousins ayant crapahuté dans les djebels et les pampas d’Argentine. Un Papa ayant côtoyé des annamites, étrangement rieurs dessus leurs buffles, une Maman ayant fréquenté les bures et soutanes de missionnaires belges ou espagnols. Ne pensez-vous pas, mon cher Satan, que la compilation de leurs états de service me donnait droit à l’élaboration d’une fresque matérialisant leurs singulières biographies ? Au début j’avais penché pour l’écriture, mais l’attrait des vignettes d’Epinal me contraignît aux pinceaux et aux résultats que vous critiquez, alors que c’est seulement par respect pour leur mémoire que je m’évertue à les mettre en scène ! »...

... « Du calme, du calme mon ami, pas de fâcherie inutile. Je connais tes handicaps, les respecte, cependant tu me connais, je ne suis pas spécialement miséricordieux, à ton égard n’userai pas d’apitoiement, mais respectueux de ta volontaire entreprise et en considération de tes efforts jusqu’à ce jour mal récompensés, je suis prêt, sous condition expresse, à te proposer mon assistance... Hé ! Hé ! En bon chrétien je te vois regimber, cette proposition tu l’imagines malsaine, d’un premier mouvement tu vas me la refuser. Mais mon bon ami, songes-y, tu ne vas pas perpétuellement commettre des faux, comme à tes balbutiants débuts massacrer ce pauvre Géricault ! Rappelle-toi son ‘officier des chasseurs’ une toile qui fit son petit effet lors de sa présentation au salon de 1812, combien de croûtes en as-tu retiré ? »...

Le malheureux peintre s’interrogeait sur les brutales intrusions de l’Autre, ses répétitives, insidieuses apparitions se concluant sur d’inévitables éreintements, une âpre évaluation de ce laborieux processus poursuivi envers et contre tous, sur son incongrue présence quotidienne, les critiques de ses médiocres réalisations. Malgré celles-ci, encore s’évertuait-il sur une énième réplique de ce ‘cuirassier quittant le feu’ et sans doute lui manquait-il ce recul nécessaire pour vraiment juger du style de ce maître qu’il s’autorisait à plagier, alors qu’irrité par les incessantes moqueries de son redoutable censeur, essayant de modifier les compositions et valeurs de chacune des copies, son tangible désespoir l’orientait vers un combat rageur ; bientôt des traces, des lacérations de matière, des giclures visibles sur le sol et les murs de son atelier, témoignèrent de son futur naufrage, de sa proche abdication...

... « Allez donc, on s’acharne, on plagie, sûr que tu aurais dû essayer l’écriture, c’est moins salissant, surtout avec cette singulière façon dont tu traites ce pauvre Géricault, qui j’en suis sûr du haut de son panthéon doit te maudire. D’ailleurs mon bon ami, bien que tu le veuilles, tu ne peux prétendre à cette épithète de maudit, il y va d’une prédestination et seuls s’autorisent de ce titre les grands, ceux chez qui tu aimerais trouver place ? Les ratés dont tu fais partie n’essuient que de mérités sarcasmes, aussi, si tu veux t’en garantir, il suffit que tu prennes en considération ma bienveillante sollicitude ! »..

Fatigué par autant de récriminations que d’exhortations, décidé à prendre l’Autre au mot, l’artiste finit par l’interroger sur ses intentions, lui demanda de clarifier ses desseins, le questionna sur ce choix reposant sur son humble personne, alors que dans la circonscription existaient d’autres peintres, mieux armés, plus talentueux, des anciens des beaux-arts prétendant aux titres et médailles, prêts pour une gloriole passagère à signer les pactes les plus léonins... Loin de se démonter, retranché derrière son sourire méphistophélique, l’Autre lui renouvela ses antérieurs propos, le flatta, le rassura, loua son obstination, sa pugnacité, s’apitoya sur sa basse extraction l’ayant (forcément) handicapé en comparaison de pairs ayant bénéficié de l’endogamie des systèmes artistiques ; se déclara prêt à lui apporter le soutien nécessaire à l’érection d’une grande œuvre, le garantit de son appui, de son immédiate effectivité à la seule condition d’une signature de ce contrat qu’il tenait là, entre les griffes acérées de sa main droite... Tout en balançant sous le nez du pauvre barbouilleur les feuillets, tôt ou tard paraphés, le tentateur poursuivit en l’assurant d’une créativité sans faille, d’une reconnaissance de ses contemporains, d’une plénitude intellectuelle supérieure à celle à laquelle il aurait pu prétendre en tant qu’autodidacte besogneux. Que la célébrité, avec ce que cela comporte de notoriété, de retentissement sur la planète des arts était stipulée dans ce contrat, que s’il se donnait la peine de le parapher au lieu de tergiverser, aussitôt il atteindrait ce nirvana espéré, cela en échange de pas grand chose, d’un ou deux vices bien enkystés au plus secret de son être... En signe de confiance le Démon lui abandonna le futur contrat, lui laissa le libre choix d’une réponse sous quarante-huit heures...

Longuement B.D... réfléchit, il se savait éloigné de toutes prétentions financières, nullement attaché aux biens matériels ou ostentatoires, et lors du retour du Corrupteur, assuré de son offre, tout à trac lui proposa l’abandon de vices rédhibitoires : l’alcool et les femmes ; n’avait-il pas récemment, sans succès, contacté les alcooliques anonymes, divers sites de rencontres. Mais il fut surpris, car le Diable se récria, déclara que provenant de similaires trocs il possédait un nombre incalculable de ces tares humaines, ne pouvait en rajouter sur ses étagères, qu’étant donné qu’il le voyait incapable de lui proposer un échange satisfaisant, avec de plus conciliants rapins s’assurerait de l’affaire... Vite l’artiste sut de quoi il retournait, à l’aide de gestes, de mimiques obscènes, le Cornu lui fit comprendre ce qu’il convoitait ; ses mains crochues voletèrent par en dessous sa ceinture, simulèrent une masturbation, poursuivit sa démoniaque gesticulation en fixant de ses yeux de braise le regard halluciné de sa proie, tétanisée, fin prête pour la signature... Car des petites ou grosses, des moyennes ou longues, jusqu’aux clous tordus, cet enjôleur en tissait des colliers, des parures – son passe-temps préféré, comme peut l’être celui du crochet ou de la philatélie chez les saints ou saintes du paradis – tels les fameux piments d’Espelette, mises à sécher suspendues aux montants des portes infernales... Face à son ahurie victime le Diable se fit rassurant, lui confirma son aide, l’authenticité d’un pouvoir démiurgique lui octroyant cette reconnaissance tant souhaitée ; face à ses hésitations, de minimes récriminations concernant ce que penseraient de cette mutilation ses femmes et maîtresses – surprises par son manque d’assiduité au lit, de sa baisse aussi subite qu’incompréhensible de sa libido, de l’inexorable chute de ses performances –, Satan calma ses appréhensions, lui déclara, que comme convenu lors de leur pacte, en compensation de cette insignifiante perte – vu qu’il n’aurait plus loisir de batifoler ni assumer sa défunte sexualité, l’art l’accaparant à temps plein – musées, salons et académies l’accueilleraient, jusqu’à l’Institut de France qui en grandes pompes l’introniserait ; d’ailleurs, les plus grands artistes, les Hyeronimus Bosch, les Pontormo, les Rouault, les Dali et Warhol, en échange d’une gloire éphémère, lui avaient abandonné leurs virils attributs...

Malgré un entrain faussement laborieux simulé lors de l’exécution de ses tableaux, ceci afin de donner le change à son entourage professionnel, et sont-ils suspicieux et jaloux ces gens-là, la réussite advint, les portes des prestigieux Salons et Galeries s’ouvrirent, de toutes parts des éloges fleurirent, des critiques autrefois dédaigneux du jour au lendemain devinrent dithyrambiques, à l’unisson amateurs et experts s’extasièrent sur une œuvre jugée majeure... Les succès s’enclenchèrent, gagnèrent une résonance internationale jusqu’au jour ou les croyant oubliées, fascinées par cette gloire naissante, reines des passerelles, égéries et muses vénéneuses, telles des papillons de nuit vinrent se frotter à ce nouvel astre médiatique. Attirées par l’état de ses finances elles le pressèrent de leurs assiduités, d’oiseuses questions, émoustillées désirèrent savoir si ses fabuleuses capacités créatrices s’honoraient d’une égale puissance sexuelle ?... D’abord inattentif à ce chœur de sirènes, ainsi qu’à leurs sournois et luxurieux manèges, ce nouveau génie des Arts ne prêta attention à leurs minauderies, un certain temps fut capable de repousser leurs artificieux assauts, avant de succomber, la chair est faible, il porta une légitime attention à leurs affriolants appâts... L’œuvre en pâtit, se ressentit une incompétence, prompts à la palinodie les critiques se gaussèrent de ses déficiences, alléguèrent une décrépitude, une incompréhensible désertion de la part d’un artiste si prometteur, invoquèrent l’impuissance ! les amateurs désertèrent son atelier, les courtiers et agents s’éloignèrent, les Salons et Galeries bradèrent ses toiles...

B.D... s’attelait à l’une de ces copies dont vainement il essayait d’en retirer le suc nécessaire à un ouvrage personnalisé, lorsque à nouveau, après quelques années de gloire éphémère, dans son dos il perçut les ricanements de l’Autre l’ayant entortillé par ses fausses promesses. Accablé, il comprit que Satan revenait à la charge pour mieux le narguer, l’humilier, lui rappeler ce piège que pauvre humain il n’avait pas su ou pu éviter, ce traquenard dans lequel il était tombé avec ces filles, ces walkyries célébrant ses faux triomphes. Non, il ne se retournerait pas, ne lui ferait pas l’honneur d’une nouvelle reddition, par avance connaissait ce que Méphistophélès allait lui dire : « Il demeurerait impuissant ! L’homme sensuel se défausserait sous l’artiste (immense) qu’il n’était plus ! »... Il était trop tard pour regimber, ce diabolique pacte, sans l’avoir lu, des deux mains il l’avait signé, demeurait à savoir si une lecture plus attentive lui aurait permis de repérer l’alinéa incriminé, puisqu’en certains paragraphes était stipulé que ne perdureraient ni célébrité ni gloire, par contre s’agissant de l’impuissance il était signalé qu’elle n’aurait rien d’éphémère !... Malgré sa volonté d’échapper aux ironiques commentaires de son corrupteur, dans son dos s’assurant d’un vilain bruitage tout en froissant les feuillets originaux du contrat, B.D... ne pouvait s’en soustraire, la lutte était inégale, paraissait devoir s’éterniser, lorsque enfin, apparemment décidé de changer de victime, avant de disparaître en direction des portes infernales où se repèrent, mises à sécher, les verges de nombreuses célébrités, dans un nuage de souffre l’Autre ne lui inflige une ultime diatribe :

... « Espèce de ringard, tu aurais dû te méfier, ne pas brûler tous tes vaisseaux en t’engageant dans mon sulfureux sillage ! Ah que l’attrait de la gloire est vivace chez les gens de ton acabit. Un petit tour par La Fontaine t’aurait opportunément rafraîchi la mémoire, car souvent dans ses moralisatrices fables il fustige les sots et présomptueux de ton espèce. Ne dit-il pas en ce qui vous concerne : combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas, s’outrant pour acquérir des biens ou de la gloire !... Cette leçon je sais que tu la retiendras, étant donné que pour le reste, hormis une intervention chirurgicale, tu ne dois pas espérer d’amélioration, salut l’artiste ! »...

Le pacte

P.-S.

Dessin : Henri Cachau.

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