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Le Premier Mouton 

dimanche 2 août 2009, par Ahmed Bengriche (Date de rédaction antérieure : 1er mai 2009).

— J’en ai déjà égorgé trois.
— Encore un, Oncle Kadour !
— Pas possible ! Kadour avait l’air de regarder à travers l’arbre et les maisons… là-bas…
Il ajouta : égorgez vos moutons vous-mêmes !
— C’est vrai, dit Miloud ! Mais je n’ai jamais appris, Oncle Kadour… et puis il y a les enfants…
et c’est l’Aïd …
— Et puis… ne m’appelle plus Oncle !
— Hé ! cria Miloud, ça va pas toi ? Enervé notre gars ? Il disait tout cela pour plaisanter.

— Je t’égorgerai !
L’homme debout donna un grand coup de pied dans le flanc du prisonnier qui était couché à terre.
— Je t’aurais tué ! Je vous aurais tous, hennissait l’homme…
— Je t’égorgerai debout ! Le prisonnier parlait, lui, les yeux clos, comme dans un rêve.
L’homme marcha quelques mètres puis se mit à pisser contre un mur.
— Je te pisserais dans… Le prisonnier écouta l’autre baragouiner encore un tas d’insultes puis le vit revenir.
— Je t’égorgerai debout, fit avec conviction le prisonnier !


Il ajouta en plaquant les mains sur le comptoir : qu’est-ce qui t’empêche ?
— Je t’ai dit que je ne peux pas ! La voix de Kadour était calme mais on pouvait y discerner de la fatigue.
— Et pourquoi, alors, as-tu égorgé le taureau de Hamadi ?
— C’était pas un taureau … juste une brebis malade…
— Tu l’as même dépecée…
— Je n’ai fait qu’égorger et accrocher… C’est Hamadi qui a fait le reste…
— Hé… ça va pas ! Ils te reviennent tes journées…
— C’est rien ; je me suis levé un peu plus tôt ce matin. Je me sens fatigué…

Le goumier et le prisonnier observèrent la piste sinueuse qui va se noyant dans la nuit noire.
Tous les deux percevaient quelque chose d’électrique qui passait d’un bout à l’autre de la forêt.
— Je t’égorgerai debout, dit le prisonnier toujours à terre et qui sentait de moins en moins le fil de fer – ses chevilles et ses poignets étaient attachées ensemble – pénétrer dans sa chair. Je t’égorgerai un jour et je boirai ton sang !
Le goumier le toisa puis se remit à tourner tout autour.
— Tu sais pas pourquoi je fais tout cela…hein ! Le zèle… hein ! On me fait confiance moi, mon gars… Et les roumis savent que si je te relâche c’est pas pour rien… Pour que vous vous rameniez l’un l’autre … ici… pour que tu puisses apprendre comment je vous achève, moi…
— Je t’égorgerai un jour et je boirai ton sang !

Une fillette était dans la boutique depuis un bon moment. Elle tenait dans une main une grosse pièce d’argent et le pouce de la même main était dans sa bouche. Elle n’avait pas l’âge d’aller à l’école et portait des habits et des souliers neufs. Elle était debout près du sac de farine, presque cachée derrière la porte.
Miloud l’aperçut le premier et lui demanda :

— Hé ! que veux-tu, fille de Amar ?
La fille bredouilla…
Miloud se pencha et elle le lui redit à l’oreille.

— Donne-lui du chocolat, dit-il à Kadour.
Kadour se retourna, tendit une main, prit une tablette et l’offrit à la gosse.
— Garde ton argent, dit –il doucement.

— Je ne crois pas qu’ils vont venir, dit le goumier à haute voix.
— Je t’égorgerai…
Le goumier quitta son prisonnier et alla regarder par delà le mur, dans la grande rue du village.
Il revint.
— Je ne pense pas les voir venir, ce soir
Il donna un grand coup de pied dans le ventre du prisonnier. Puis tous deux écoutèrent un grand cri qui provenait du coté de la mairie… puis un grand bruit de jeep…
— C’est le tour de Tahar…
Le prisonnier ne bougeait pas.
Lors des séances de torture on avait arraché des bouts de phrases à certains qui sont tous morts à présent. Lui, on le plaça dans un coin de la cave et durant une semaine, il était là, à regarder de loin, de près ces camarades qu’on dépouillait de leurs habits, qu’on pendait, qu’on noyait… Lui, on le ménageait. Assis sur une chaise en fer, les chevilles liées aux poignées, à partir du troisième jour il se surprit en train de vivre un chaos de rêves et de contre-réalités. Parfois on torturait en silence, sans poser une seule question, après avoir débranché la radio. Parfois l’électricité. On utilisait les cordes qui pendaient du plafond ainsi que les chaînes. Le bassin qu’on avait érigé à la hâte au milieu de la grande salle – des le premier matin on fit appel à un soldat qui devait exercer le métier de forgeron dans le civil et qui souda entre elles cinq plaques de fer. La table où l’on disposait les outils à l’une des extrémités. L’immense et épaisse planche où l’on vous clouait le prisonnier par le lobe d’une oreille, le nez, une lèvre, les mains, les pieds. Pendant une semaine, jour après jour, heure après heure, on n’avait pas arrêté de torturer… Les soldats qui se relayaient toutes les six heures arrivaient dans la cave avec des bidons de vin propres à saouler un régiment qu’ils se faisaient passer entre eux à tout moment de la séance pour supporter la besogne et devenaient au fur et à mesure que le temps passait de vraies bêtes noyautées de l’esprit de la mort, travaillant au-delà de toute dimension… Mais on ne torturait qu’une seule personne à la fois. Le pire ce n’était pas la pendaison par les pieds. Ni l’eau mousseuse du bassin. Et ce n’était pas l’électricité au niveau des testicules. C’était quand on mettait ensemble et dans un même sac en toile le prisonnier aux mains rattachées au dos, un chat et un chien, et qu’on bloquait le tout à l’aide d’un cordon. La radio était arrêtée et sur chaque déjà degré de l’escalier se maintenait un soldat. Rien ne bougeait au début. Ni l’homme, ni le chien, ni le chat. Après un moment, l’un des tortionnaires avançait et donnait un grand coup de barre de fer sur un coté du bassin et branchait en même temps la radio et l’électricité … pendant dix
minutes on pouvait voir le sac qui se rejetait partout à la fois et écouter des cris… Puis un autre soldat ouvrait le sac en tirant sur une extrémité de la corde nouée – après avoir coupé l’électricité -
et on n’a jamais pu suivre des yeux les deux bêtes qui disparaissaient subitement de la salle… Elles étaient littéralement aspirées par le dehors. Arrivé à cette étape, le prisonnier savait qu’on allait lui faire grimper les escaliers et l’abattre…

— C’est pas un jour de zakat, fit Miloud !
— C’est une bonne petite fille, dit Kadour.
— Tout à l’heure je vais t’envoyer mes gosses, se remit à plaisanter Miloud…
— Tout à l’heure…
— Allons …sors… on va égorger le mouton…
— Je suis très fatigué, dit kadour…
— Tu l’égorges … c’est tout… je ferai le reste…

— Papa ! papa ! se mit à crier le fils de Kadour devant le seuil de la boutique puis il se jeta à terre et roula dans la poussière.
Miloud fit un pas et le releva, lui donna deux claques sur les fesses et lui conseilla d’aller jouer plus loin et de ne plus salir ses habits neufs.
— Papa ! se remit à crier le gosse… Salima me prend mon argent… depuis ce matin elle m’a pris deux pièces…
— Je te donnerai après…
— J’en veux pas d’autres… je veux celles qu’elle m’a volées…
Les deux hommes sortirent de la boutique.

Tu me disais Amar nous portons au-dedans de nous même la mort et c’est un mince fil de soie noué au niveau du cœur le corps l’avait bien adapté pourquoi l’esprit se trouve-t-il réticent la mort est en nous même jamais égale elle nous surpasse c’est pour cela que nous devons fondre nous tisser devenir son propre tissu et là là à cet endroit nous faire éclater la surface de l’eau et la première bouffée d’air et le premier moment d’extase tu me disais Amar j’aimerais
enseigner à l’enfant qui va naître de commencer juste par la fin dire à la manière de Mansour tuez –moi mes autorités car ma vie est d’être tué/ et ma mort est dans ma vie et ma vie est dans ma mort/ l’effacement du moi pour moi est un don des plus nobles/ et mon maintien dans mes qualités l’un des péchés vils/ grand patriarche je suis au rang élevé/ puis je devins enfant dans le giron des nourrices / tout en habitant le creux d’une tombe en terres salines/
ma mère enfanta son père voilà une de mes merveilles/ et mes filles de mes filles devinrent mes sœurs/ non du fait du temps ni du fait des adultères
d’être à la mesure de ce qui vit ce qui respire s’étale comme le jour avoir toute chose sombre dans le creux de la main je lui enseignerai à l’aurore dans la nature et jamais jamais je ne le ferai dans le creux des maisons j’exècre tout cloître et tout bâton qui enfoncerait les mots dans le crâne comme des clous j’enseignerai à mon enfant comment on finit de commencer par la fin et quand tombe la nuit je ferai dire ce n’est qu’un rideau le jour est juste là j’enseignerai à mon enfant tu disais Amar jamais un homme n’aurait assez enseigné aux hommes veux-tu être l’ombre qui n’est qu’un
synonyme de suite et en l’absence du soleil comment parler de voix…
Dans la cave on le tortura puis les bêtes puis l’assassinat au dehors…

Ils étaient debout dans le soleil. Et c’était comme si on sentait l’odeur de l’avrilet qu’on pouvait percevoir dans l’éloignement. Une odeur de blé grillé aussi…
Puis Miloud dit : elle lui ressemble étrangement !
— Oui, grogna Kadour…
— Les yeux, dit Miloud…
— Oui, fit Kadour…
La fillette était devant eux sous l’arbre. Elle avait dans une main de grosses pièces d’argent et dans l’autre la tablette de chocolat. Plus loin les autres enfants jouaient entre eux. Autour de l’arbre le sang des bêtes égorgées séchait.
— Je vais ramener le mouton !
— Pas la peine, fit Kadour… je suis fatigué…

Une jeep tourna la rue et s’arrêta à leur niveau.
— Y a pas de chats par hasard dans le coin, demanda une voix ?
— Y en a pas, Jacques. J’en ramènerai le matin. Tout en parlant l’homme tournait autour du prisonnier. Comme s’il voulait montrer qu’il gardait bien le détenu et de temps à autre il lançait un grand pied dans le flanc de celui-ci. Je peux avoir cent chaque jour ; mille si je veux…
— Et comment fais-tu pour capturer tant de chats, demanda la voix.
— Je paie les gosses, Jacques…
— Tu les paies d’un coup de pied, plaisanta le Jacques.
— Oui ! d’un coup de pied. Il balança sa godasse dans les côtes du prisonnier.
— Et ces gosses ramènent des chats pour déchiqueter les pères ?
— Oui, fit le goumier ; et les chiens aussi, ils les ramènent pour les pères.
— Et un chien, il n’est pas passé un chien par ici, demanda le Jacques ?
— Pas un !
— Que vas-tu faire de ton prisonnier, à présent Salah, dit le Jacques d’une voix bien amicale.
— Je vais attendre encore un moment puis je le relâche…
— Et tu crois qu’ils vont rappliquer ?
— Oui dit le goumier. C’est ce qu’on faisait en Indochine. Il donna un coup de pied dans le dos du prisonnier. On affamait les bêtes, aussi, avant de les mettre dans le sac en Indochine ; il y avait un
tas de trucs pour rendre fous les gars d’en face...
— Tu me raconteras tout cela un jour, fit Jacques.

Après la prière de l’Aid et au retour de la mosquée Kadour avait trouvé son jeune enfant, sous l’arbre, qui tenait en laisse leur mouton.
— Est-ce qu’il sent qu’il va mourir Dada ?
— Lui, non, répondit Kadour… d’autres bêtes oui… comme le cerf … la gazelle…
— Mais il sent quand même…
Kadour noua les pattes de la bête, la mit à terre, posa un genou dessus et dans un balbutiement trancha…
Quand il se releva la fillette de feu Amar était toute près. Le sang qui venait de gicler n’était pas pourpre, lui semblait-il.
Puis elle était là pour le mouton de l’oncle.
Puis elle était là pour celui du voisin.
Elle était toujours là quand il égorgea la brebis de l’autre épicier…

Cette nuit-là nous avions pour mission de pénétrer dans le village et de ramener avec nous, vivant, Salah l’Indochine. Mais les choses se passèrent autrement. Dès que nous fûmes à l’intérieur de la cour de sa maison – minuit était passé – nous sûmes qu’il n y avait personne et c’est alors qu’on commença à nous tirer dessus du haut des toits. On nous tua deux hommes et comme nous manquions de munitions, nous nous rendîmes le lendemain dans l’après-midi. Cinq autres de mes compagnons furent torturés puis abattus… Moi, l’Indochine lui-même me ramena au pied de la montagne et me délaissa pieds et poings liés…

— L’année précédente, tu avais égorgé six moutons !
— C’était l’année précédente.
Puis Kadour pensa que c’était le soleil qui nuançait la couleur de la robe de la fillette qui lui avait paru d’un rouge sang en égorgeant les autres moutons.
— C’est une fille silencieuse, dit Miloud.
Intensément la fillette regardait les deux hommes en grignotant dans sa tablette de chocolat.
Puis Kadour rentra dans sa boutique et alla s’asseoir sur une chaise, le dos contre les étagères.

— Je ne vois pas l’utilité de huit hommes, fit Amar !
— C’est pour le ramener vivant !
— C’est tout, fit Amar en souriant…
— Peut-être qu’il n y a pas de volontaires… vous ne savez pas ce qu’il est en train de faire… taillader des innocents… chaque jour…
— Envoyons quelqu’un l’abattre chez lui…

Maintenant Kadour lorgnait Miloud qui se débattait avec son mouton. Lui était assis sur sa chaise et ressentait le bois des étagères qui s’enfonçait dans son dos. Miloud, aidé de son fils et d’un
voisin, faisaient un tel boucan entre eux que la bête finit par les jeter tous les trois à terre et prendre la fuite. Il vit que les deux jeunes gens avaient de la sueur sur le front et il vit aussi
Miloud s’escrimer un instant en l’air de son coutelas puis courir tout droit à la suite du mouton…
Le voisin avança péniblement dans son champ de vision, pénétra dans la boutique, mit une pièce d’argent sur un des plateaux de la balance et prit un paquet de cigarettes d’une cartouche posée
à l’autre extrémité du comptoir le plus naturellement du monde.

— Il n’a jamais égorgé un mouton, dit-il en s’adressant à son paquet de cigarettes qu’il décortiquait par un coin…
Kadour qui regardait à travers ce que le voisin voyait et Miloud et le mouton galoper dans l’avrilet.
— C’est écrit que le mouton ne sera pas mort – il jeta un coup d’œil à sa montre - à 9 heures 17.
Là aussi il s’adressa à son paquet de cigarettes.
Le dos contre les étagères, Kadour se sentit flotter dans ses habits puis de la sueur qui lui noyait les doigts, le dos. Il ouvrit la bouche pour haleter et voulut du fond du cœur voir repartir cet intrus.

L’homme commençait à bouger. Son corps pendait d’un coté et de l’autre de la mule. Mais il avait les poings et les pieds liés. Il essaya de relever la tête. Kadour lui assena un coup de bâton
sur la nuque.
Dans quelques minutes il va faire jour, se dit Kadour. Il marchait à la suite de la mule.
La mule allait devant et Kadour avait l’impression qu’elle évitait les ornières.
Sur son chemin et à la suite de la mule et de son prisonnier Kadour rencontrait des bergers et des paysans qui se hâtaient un peu. C’était un jour de marché au village. Une autre fois Kadour
eût remarqué que certains d’entre eux froissaient un paquet de cigarettes pour le jeter très loin à son approche. Et des boîtes ou cornes de tabac à chiquer aussi. Mais lui ne voyait rien à part la
mule et ce que portait la mule. Déjà il ne se souvenait plus d’où venait la mule… Ah… oui… quand l’autre ouvrit la porte cochère il ne pouvait s’attendre qu’on puisse dénouer ses attaches,
là-bas au pied de la montagne aussi vite et se trouver là en train de brandir un gourdin sur sa tête et dans sa propre cour. Deux ou trois minutes et il l’assommait… Puis il l’avait hissé sur une mule qui était là.
Quelque chose passa dans la tête de Kadour. En haut ON garderait vivant son prisonnier. Pour l’utiliser ! Et c’était comme s’il se réveillait. Il se réveillait parmi les compagnons. Il les voyait un
à un monter les degrés de l’escalier de la cave. Son regard enveloppa son captif. Il se réveillait, il se réveillait ! Quelque chose passait dans sa tête. Une sorte de feu follet était en train de le perforer au niveau du front…
Il arrêta la mule. Il secoua le prisonnier. Il le secoua fortement. Puis il le balança par-dessus la bête. L’homme tomba à terre et fit un mouvement pour se redresser. Mais ses poings et ses pieds
étaient liés. Il écarquilla les yeux. Alors, seulement alors, Kadour s’agenouilla sur le poitrail du captif, tira son couteau et lui trancha totalement la tête.

Kadour remua sur sa chaise. Puis se leva. Dehors l’éclat du jour était dans les feuilles des arbres et dans les cheveux des fillettes. La fille de feu Amar jouait avec les autres enfants.

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