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Le récit du docteur Lanyon 

L’étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde

jeudi 15 juin 2006, par Robert Louis Stevenson

Le neuf janvier, il y a maintenant quatre jours, je reçus par la distribution du soir une enveloppe recommandée, adressée de la main de mon confrère et ancien camarade de classe, Henry Jekyll. J’en fus beaucoup surpris ; car nous n’avions nullement l’habitude de la correspondance ; j’avais vu cet homme, dîné avec lui, en vérité, le soir précédent ; et je ne pouvais rien imaginer dans nos relations qui justifiât la formalité de la recommandation. Le contenu accrut mon étonnement ; car voici comment était rédigée cette lettre :

10 décembre 18-

Cher Lanyon, - Vous êtes l’un de mes plus vieux amis ; et bien que nous ayons pu différer parfois sur des questions scientifiques, il ne me souvient point, du moins de mon côté, d’aucune faille dans notre affection. Il n’y eut jamais de jour où, si vous m’aviez dit, « Jekyll, ma vie, mon honneur, ma raison, dépendent de vous, » je n’aurais sacrifié ma fortune ou ma main gauche pour vous secourir. Lanyon, ma vie, mon honneur, ma raison, sont tout à votre merci ; si vous me faites défaut ce soir, je suis perdu. Vous pourriez supposer, après cette préface, que je vais vous demander quelque chose de déshonorable à accorder. Jugez par vous-même.
Je veux que vous remettiez tous autres engagements pour ce soir - oui, même si vous étiez mandé au chevet d’un empereur ; preniez un cabriolet, à moins que votre voiture ne fût effectivement devant la porte ; et avec cette lettre en main pour consultation, vous fassiez conduire directement chez moi. Poole, mon maître d’hôtel, à ses ordres ; vous le trouverez attendant votre arrivée avec un serrurier. Il faut alors forcer la porte de mon cabinet ; et il vous faut entrer seul ; ouvrir l’armoire vitrée (lettre E) à main gauche, en brisant la serrure si elle est fermée ; et ôter, avec tout son contenu tel qu’il se trouve, le quatrième tiroir du haut ou (ce qui revient au même) le troisième du bas. Dans mon extrême détresse d’esprit, j’ai une peur morbide de mal vous diriger ; mais même si je suis dans l’erreur, vous pourrez reconnaître le bon tiroir à son contenu : quelques poudres, une fiole, et un livre de notes. Ce tiroir je vous supplie de le ramener avec vous à Cavendish Square exactement tel qu’il se trouve.
Voilà la première partie du service : passons à la deuxième. Vous devriez être rentré, si vous vous mettez en route immédiatement à la réception de ceci, longtemps avant minuit ; mais je vous laisserai cette marge, non seulement par crainte d’un de ces obstacles qu’on ne peut ni prévenir ni prévoir, mais parce qu’une heure où vos domestiques sont couchés est préférable pour ce qu’il restera alors à faire. A minuit donc, il faut vous demander d’être seul dans votre cabinet de consultation, d’admettre de votre propre main dans la maison un homme qui se présentera en mon nom, et de lui remettre entre les mains le tiroir que vous aurez ramené avec vous de mon cabinet. Alors vous aurez joué votre rôle, et mérité ma gratitude complètement. Cinq minutes après, si vous insistez pour une explication, vous aurez compris que ces arrangements sont d’une importance capitale ; et que par la négligence de l’un d’eux, si fantastiques qu’ils doivent paraître, vous auriez pu charger votre conscience de ma mort ou du naufrage de ma raison.
Si confiant que je sois que vous ne traiterez pas cet appel à la légère, le coeur me serre et la main me tremble à la seule pensée d’une telle possibilité. Pensez à moi à cette heure, dans un lieu étranger, peinant sous une détresse d’une noirceur qu’aucune imagination ne saurait exagérer, et cependant bien conscient que, si vous ne me servez que ponctuellement, mes ennuis rouleront au loin comme une histoire contée. Servez-moi, mon cher Lanyon, et sauvez
Votre ami
H.J.

P.S.- J’avais déjà cacheté ceci quand une nouvelle terreur m’a heurté à l’âme. Il est possible que la poste puisse me faire défaut, et que cette lettre n’arrive pas entre vos mains avant demain matin. Dans ce cas, cher Lanyon, faite ma commission quand cela vous sera le plus commode au cours de la journée ; et une fois de plus attendez mon messager à minuit. Il se pourrait alors qu’il soit déjà trop tard ; et si cette nuit se passe sans évènement, vous saurez que vous avez fini de voir Henry Jekyll.

A la lecture de cette lettre, je fus persuadé que mon confrère était insensé ; mais jusqu’à ce que cela fût prouvé au-delà de la possibilité du doute, je me sentais tenu de faire comme il m’en priait. Moins je comprenais ce farrago, moins j’étais en position d’en juger l’importance ; et un appel formulé ainsi ne pouvait être mis de côté sans une grave responsabilité. Je me levai par conséquent de table, montai dans un cabriolet, et roulai directement chez Jekyll. Le maître d’hôtel attendait mon arrivée ; il avait reçu par la même poste que la mienne une lettre d’instruction recommandée, et aussitôt envoyé chercher un serrurier et un menuisier. Les ouvriers arrivèrent tandis que nous parlions encore ; et nous nous transportâmes en corps dans le vieil amphithéâtre du Dr Denman, par lequel (comme vous le savez sans doute) on entre le plus commodément dans le cabinet privé de Jekyll. La porte était très solide, la serrure excellente, le menuisier reconnut qu’il aurait bien du mal, et aurait à faire bien des dégâts, si on devait utiliser la force ; et le serrurier était près de désespérer. Mais ce dernier était un bonhomme adroit, et après deux heures de travail, la porte fut ouverte. L’armoire marquée E n’était pas fermée à clef ; et je pris le tiroir, le fit remplir de paille et nouer dans un drap, et retournais avec à Cavendish Square.
Là j’entrepris d’examiner son contenu. Les poudres étaient assez proprement préparées, mais non pas avec la précision du pharmacien ; si bien qu’il était clair qu’elles étaient de confection personnelle de Jekyll ; et quand j’ouvris une des enveloppes, je trouvai ce qui me sembla un simple sel cristallin de couleur blanche. La fiole, vers laquelle je tournai ensuite mon attention, pouvait être à demi remplie d’une liqueur rouge-sang, qui était fortement piquante à l’odorat, et me sembla contenir du phosphore et un éther volatil. Sur les autres ingrédients je ne pus faire aucune conjecture. Le livre était un livre de version ordinaire, et ne contenait guère qu’une série de dates. Celles-ci couvraient une période de nombreuses années ; mais j’observai que les inscriptions cessaient presque une année plus tôt, et tout à fait brusquement. Ici et là une brève remarque était annexée à une date, de coutume pas plus qu’un simple mot : “double” revenant peut-être six fois sur un total de plusieurs centaines d’inscriptions ; et une fois très tôt dans la liste, “échec total !!!” Tout ceci, bien qu’aiguisant ma curiosité, ne me disait pas grand chose de précis. Il y avait ici une fiole de quelque teinture, un papier de quelque sel, et l’enregistrement d’une série d’expériences qui n’avaient mené (comme trop de recherches de Jekyll) à aucune fin d’utilité pratique. Comment la présence de ces articles dans ma maison pouvait-elle affecter l’honneur, la santé mentale, ou la vie de mon volage confrère ? Si son messager pouvait se rendre en un lieu, pourquoi ne pouvait-il se rendre en un autre ? Et même en accordant quelque empêchement, pourquoi ce monsieur devait être reçu par moi en secret ? Plus je réfléchissais, plus j’étais convaincu que j’avais à faire à un cas de maladie cérébrale ; et bien que j’envoyasse mes domestiques se coucher, je chargeai un vieux revolver, pour pouvoir me trouver en position de me défendre.
Minuit avait à peine sonné sur Londres, que le heurtoir retentit très doucement contre la porte. Je répondis moi-même à cet appel, et trouvais un petit homme tapi contre les colonnes du porche.
“Venez-vous de la part du Dr Jekyll ?” demandais-je.
Il me fit “oui” d’un geste contraint ; et quand je l’eus prié d’entrer, il ne m’obéit pas sans un regard pénétrant en arrière dans les ténèbres de la place. Il y avait un agent de police non loin, avançant avec l’oeil de sa lanterne ouverte ; et à cette vue, je crus que mon visiteur sursautait et se hâtait davantage.
Ces détails me frappèrent, je l’avoue, désagréablement ; et comme je le suivais dans la lumière vive du cabinet de consultation, je gardais ma main prête sur mon arme. Ici, enfin, j’avais une chance de le voir clairement. Je n’avais jamais posé les yeux sur lui, c’était autant de certain. Il était petit, comme j’ai dit ; je fus frappé en outre de l’expression choquante de sa face, de sa remarquable combinaison d’une grande activité musculaire et d’une grande débilité apparente de constitution, et, enfin et surtout, du trouble singulier, subjectif, causé par son voisinage. Celui-ci offrait quelque ressemblance avec un début de rigueur, et était accompagné par un abaissement marqué du pouls. Sur le moment, je l’attribuai à quelque dégoût personnel, idiosyncrasique, et m’étonnais simplement de l’acuité des symptômes ; mais j’ai eu depuis raison de croire que la cause gît plus profondément dans la nature humaine, et repose sur quelque charnière plus noble que le principe de la haine.
Cette personne (qui avait ainsi, dès le premier instant de son entrée, produit en moi ce que je peux seulement décrire comme une dégoûtante curiosité) était habillée d’une façon qui aurait rendu risible une personne ordinaire ; ses habits, c’est-à-dire, quoiqu’ils fussent d’un riche et sobre tissu, étaient énormément trop grands pour elle dans toutes les mesures - le pantalon pendant sur ses jambes et roulé pour le préserver du sol, la taille de la veste au-dessous de ses hanches, et le col étalé largement sur ses épaules. Etrange à relater, cet accoutrement ridicule était loin de me porter à rire. Plutôt, comme il y avait quelque chose d’anormal et d’avorté dans l’essence même de la créature qui me faisait face maintenant - quelque chose de saisissant et surprenant et révoltant - cette nouvelle disparité ne semblait que s’accorder avec et la renforcer ; si bien qu’à mon intérêt pour la nature et le caractère de l’homme s’ajouta une curiosité quant à son origine, sa vie, sa fortune et son rang dans le monde.
Ces observations, bien qu’elles aient pris une si grande place à être consignées, furent cependant le travail de quelques secondes. Mon visiteur flambait, en vérité, d’une sombre excitation.
“L’avez-vous ?” cria-t-il. “L’avez-vous ?” Et si vive était son impatience qu’il posa même sa main sur mon bras et chercha à me secouer.
Je le repoussai, conscient à son toucher d’un certain serrement glacial le long de mon sang. “Allons, monsieur,” dis-je. “Vous oubliez que je n’ai pas encore le plaisir de vous connaître. Asseyez-vous, s’il vous plaît.” Et je lui montrais l’exemple, et m’assis moi-même dans mon siège habituel et avec une imitation aussi fidèle de ma manière ordinaire avec un patient que l’heure tardive, la nature de mes préoccupations, et l’horreur que j’avais de mon visiteur, me laissaient composer.
“Pardonnez moi, Dr Lanyon,” répondit-il, assez civilement, “ce que vous dites est très bien fondé ; et mon impatience a devancé ma politesse. Je viens ici sur les instances de votre confrère, le Dr Henry Jekyll, pour une affaire de quelque importance ; et j’ai compris . . .” il s’arrêta et porta la main à sa gorge, et je pus voir, en dépit de sa manière recueillie, qu’il luttait contre les approches de l’hystérie - “j’ai compris, un tiroir . . .”
Mais ici j’eus pitié de l’attente de mon visiteur, et un peu peut-être de ma propre curiosité grandissante.
“Le voici, monsieur,” dis-je, en désignant le tiroir, où il se trouvait sur le sol derrière une table, et toujours recouvert du drap.
Il bondit vers lui, puis s’arrêta, et posa sa main sur son coeur ; j’entendais ses dents grincer sous l’action convulsive de ses mâchoires ; et son visage était si horrible à voir que je m’inquiétais à la fois pour sa vie et sa raison.
“Calmez-vous,” dis-je.
Il tourna vers moi un épouvantable sourire, et, comme avec la décision du désespoir, arracha le drap. A la vue du contenu, il poussa un bruyant sanglot d’un soulagement tellement immense que je restais pétrifié. Et l’instant d’après, d’une voix qui était déjà assez bien sous contrôle, “Avez-vous un verre gradué ?” demanda-t-il.
Je me levai de ma place avec un certain effort, et lui donnai ce qu’il demandait.
Il me remercia d’un signe de tête souriant, mesura quelques gouttes de la teinture rouge et ajouta une des poudres. Le mélange, qui avait au début une teinte rougeâtre, commença, en proportion que les cristaux fondaient, à s’aviver en couleur, à bouillonner distinctement, et à rejeter de petites émanations de vapeur. Soudain, et au même instant, l’ébullition cessa, et le composé se changea en un violet foncé, qui se fana plus lentement en un vert aqueux. Mon visiteur, qui avait surveillé ces métamorphoses avec un œil perçant, posa le verre sur la table, et puis se tourna et me regarda d’un air scrutateur.
“Et maintenant,” dit-il, “réglons ce qui reste. Serez-vous sage ? serez-vous guidé ? me laisserez-vous prendre ce verre dans ma main, et partir de chez vous sans autres pourparlers ? ou l’avidité de la curiosité a-t-elle trop d’emprise sur vous ? Réfléchissez avant de répondre, car il sera fait comme vous déciderez. Comme vous déciderez, vous serez laissé comme vous étiez avant, et ni plus riche ni plus sage, à moins que le sentiment d’un service rendu à un homme en mortelle détresse puisse être compté comme une espèce de richesse de l’âme. Ou, si vous préférez le choisir, un nouveau domaine de la connaissance et de nouvelles avenues vers la gloire et la puissance s’ouvriront devant vous, ici, dans cette pièce, à l’instant ; et votre vue sera soufflée par un prodige à renverser l’incroyance de Satan.”
“Monsieur,” dis-je affectant un sang-froid que j’étais loin de posséder vraiment, “vous parlez énigmes, et vous ne serez peut-être pas surpris que je vous entende sans très forte impression de conviction. Mais je suis allé trop loin dans la voie des services inexplicables pour m’arrêter avant d’en voir la fin.”
“C’est bien,” répondit mon visiteur. “Lanyon, vous vous rappelez vos serments : ce qui suit est sous le sceau de notre profession. Et maintenant, vous qui vous êtes borné si longtemps aux vues les plus étroites et les plus matérielles, vous qui avez nié la vertu de la médecine transcendantale, vous qui avez ridiculisé vos supérieurs - regardez !”
Il porta le verre à ses lèvres, et but d’un trait. Un cri s’ensuivit ; il tituba, chancela, s’accrocha à la table et s’y retint, fixant des yeux injectés, haletant la bouche ouverte ; et comme je regardai, il se fit, je crus, un changement - il sembla enfler - son visage devint soudain noir, et les traits semblèrent fondrent et s’altérer - et l’instant d’après j’avais sauté sur mes pieds et bondi contre le mur, mon bras levé pour me protéger de ce prodige, l’esprit submergé de terreur.
“O Dieu !” hurlais-je, et “O Dieu ! ” encore et encore ; car là sous mes yeux - pâle et secoué, et à moitié défaillant, et tâtonnant devant lui de ses mains, comme un homme rétabli de la mort - là se trouvait Henry Jekyll !”
Ce qu’il me raconta dans l’heure qui suivit je ne puis me résoudre à le mettre sur papier. Je vis ce que je vis, j’entendis ce que j’entendis, et mon âme en fut malade ; et cependant, maintenant que ce spectacle s’est effacé loin de mes yeux, je me demande si j’y crois, et je ne puis répondre. Ma vie est secouée jusque dans ses racines ; le sommeil m’a quitté ; la plus mortelle terreur siège près de moi à toutes les heures du jour et de la nuit ; je sens que mes jours son comptés, et que je dois mourir ; et cependant je mourrai incrédule. Quant à la turpitude morale que cet homme me révéla, même avec des larmes de repentir, je ne puis, même en souvenir, m’y arrêter sans un sursaut d’horreur. Je ne dirai qu’une chose, Utterson, et ce sera (si vous pouvez vous résoudre à y croire) plus que suffisant. La créature qui se faufila chez moi cette nuit-là était, de l’aveu même de Jekyll, connue sous le nom de Hyde et traquée dans tous les coins du pays comme l’assassin de Carew.

HASTIE LANYON

P.-S.

Traduction de Vianney Boissonnade.

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