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Les aventures d’Alice sous terre (chapitre 3) 

Première version d’Alice au pays des merveilles

, par Lewis Carroll

"La première chose que j’ai à faire, se dit Alice en errant à travers la forêt, c’est de reprendre ma taille normale ; la seconde, c’est de trouver le chemin qui mène à cet adorable jardin. Je pense qu’il y a lieu de s’en tenir à ce plan."

Cela avait l’air d’être un plan excellent, en effet, et à la fois simple et précis : la seule difficulté, c’est qu’elle n’avait pas la moindre idée quant à la manière de le mettre à exécution ; et, tandis qu’elle scrutait avec inquiétude l’épaisseur des futaies, un petit aboiement sec, retentissant juste au-dessus de sa tête, lui fit vivement lever les yeux.

Un énorme toutou abaissait vers elle le regard de ses grands yeux ronds, et lui tendait timidement une patte avec laquelle il essayait de la toucher : "Pauvre petite bête !" dit Alice d’une voix cajoleuse, en faisant un gros effort pour essayer de le siffler ; mais elle ne cessait d’être épouvantée à la pensée qu’il pourrait avoir faim, auquel cas il était très probable qu’il allait la dévorer en dépit de toutes ses cajoleries. Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa un petit bout de baguette, et le lui tendit : sur quoi le petit chien sauta en l’air des quatre pattes à la fois avec un jappement de plaisir, et se précipita sur la baguette qu’il fit mine de vouloir mettre en pièces ; alors Alice se jeta derrière un grand chardon, pour ne pas être piétinée ; mais, au moment où elle reparaissait de l’autre côté du chardon, le petit chien se précipita de nouveau sur la baguette et, dans sa hâte à s’en emparer, fit une involontaire culbute ; alors Alice, qui avait l’impression de jouer avec un cheval de labour, et s’attendait à tout moment à être piétinée par l’animal, s’esquiva derechef derrière le chardon ; sur quoi le chiot entreprit une série de brefs assauts contre la baguette, effectuant chaque fois, en courant, plus de pas en arrière qu’il ne venait d’en faire en avant, et ne cessant de pousser un rauque aboiement, jusqu’à ce qu’enfin il allât, haletant, la langue pendante et ses grands yeux mi-clos, s’asseoir à une distance respectable d’Alice.

Il parut à Alice que c’était le moment où jamais de prendre la fuite ; elle partit donc sans plus attendre et courut à perdre haleine jusqu’à ce que l’aboiement du chiot ne s’entendît plus que très faiblement dans le lointain.

"Et pourtant, quel gentil petit toutou c’était ! dit Alice en s’appuyant, pour se reposer, contre un bouton d’or et en s’éventant avec son chapeau. J’aurais bien aimé lui apprendre des tours si... si seulement j’avais eu la taille qu’il fallait pour cela ! Oh ! J’avais presque oublié que j’allais devoir redevenir grande ! Voyons... Comment faire ? Je suppose qu’il me faut manger ou boire quelque chose, mais la grande question c’est quoi donc ?"

La grande question, sans nul doute, c’était : quoi donc ? Alice parcourut du regard les fleurs et les brins d’herbe, sans rien voir qui eût l’air d’être la chose qu’il fallait manger ou boire, compte tenu des circonstances. Un grand champignon, à peu près de sa taille, surgissait du sol non loin d’elle ; quand elle eut regardé sa face inférieure, ses côtés et sa face postérieure, l’idée lui vint de regarder aussi ce qu’il y avait sur sa partie supérieure.

Elle se haussa sur la pointe des pieds, et jeta un coup d’il par-dessus le bord du champignon. Son regard rencontra immédiatement celui d’un gros ver à soie bleu qui était assis au sommet du cryptogame, les bras croisés, en train de fumer paisiblement un long houka, sans prêter la moindre attention à Alice ou à quiconque.

Le ver à soie et Alice se regardèrent quelques instants durant en silence : finalement le bombyx retira de sa bouche le houka et, d’une voix traînante, s’adressant à Alice :

"Qui êtes-vous ?" lui demanda-t-il.

Ce n’était pas là un début de conversation bien encourageant : Alice répondit, non sans quelque embarras : "Je... je ne sais trop, monsieur, pour le moment présent... Du moins je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais j’ai dû, je crois, me transformer plusieurs fois depuis lors."

"Qu’entendez-vous par là ?" demanda le bombyx. "Expliquez-moi un peu quelle idée vous avez en tête !"

"Je crains, monsieur, de ne pouvoir vous expliquer quelle idée j’ai en tête, répondit Alice, car je ne suis pas certaine d’avoir encore toute ma tête, si vous voyez ce que je veux dire."

"Non, je ne vois pas ce que vous voulez dire", objecta le ver à soie.

"J’ai peur de ne pouvoir exposer cela plus clairement, répondit très poliment Alice, car, pour commencer, je ne le comprends pas moi-même ; et varier de taille à ce point en l’espace d’une seule journée, il y a là de quoi vous faire perdre la tête."

"Allons donc !" s’exclama le bombyx.

"Eh bien, peut-être ne vous en êtes-vous pas encore rendu compte jusqu’à présent, dit Alice, mais lorsqu’il vous faudra vous transformer en nymphe - cela vous arrivera un jour, savez-vous - et, ensuite, en papillon, je pense que cela vous paraîtra plutôt bizarre, ne le croyez-vous pas ?"

"Pas le moins du monde", répondit le ver à soie. "Tout ce que je sais, dit Alice, c’est que cela me paraîtrait tout à fait bizarre, à moi."

"A vous ! fit, d’un ton méprisant, le bombyx, mais vous, d’abord, qui êtes-vous ?"

Cela les ramenait au début de leur entretien. Alice ressentit une légère irritation d’entendre le ver à soie faire des remarques si désobligeantes. Elle se redressa de toute sa hauteur et déclara avec componction : "Je pense que ce serait d’abord à vous de me dire qui vous êtes."

"Pourquoi ça ?" demanda le bombyx.

C’était là une autre question embarrassante : comme aucune bonne raison ne venait à l’esprit d’Alice et comme, en outre, le ver à soie semblait faire preuve d’un déplorable état d’esprit, elle lui tourna le dos pour s’éloigner de lui.

"Revenez, lui cria le bombyx. J’ai quelque chose d’important à vous communiquer !"

Ceci semblait promettre une déclaration intéressante, à coup sûr : Alice fit, de nouveau, demi-tour et revint sur ses pas.

"Gardez votre sang-froid", prononça le bombyx.

"Est-ce tout ?" demanda Alice en réfrénant de son mieux sa colère.

"Non", répondit le ver à soie.

Alice pensa qu’elle pouvait bien patienter puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire, et que peut-être le ver à soie finirait par lui dire quelque chose qu’il vaudrait la peine d’entendre. Pendant quelques minutes, le bombyx, sans mot dire, exhala des bouffées de fumée ; puis, finalement, il décroisa les bras, retira une nouvelle fois de sa bouche le houka et demanda à son interlocutrice : "Vous pensez donc n’être plus vous-même, n’est-il pas vrai ?"

"Oui, monsieur, dit Alice ; je ne peux me souvenir des choses comme je m’en souvenais d’ordinaire. J’ai essayé de dire : "Voyez comme l’active abeille " mais c’est devenu un poème tout différent !"

"Récitez-moi : "Vous êtes vieux, père William" ordonna le ver à soie.

Alice joignit les mains et articula :

1

"Vous êtes vieux, père William, dit le jeune homme,

Et vos rares cheveux sont devenus très blancs ;

Sur la tête pourtant vous restez planté comme

Un poirier : est-ce bien raisonnable, vraiment ?"

2

"Etant jeune, répondit William à son fils,

Je craignais que cela ne nuisît au pensoir ;

Mais, désormais, convaincu de n’en pas avoir,

Je peux sans nul souci faire un tel exercice. "

3

"Vous êtes vieux, dit le premier, je vous l’ai dit,

Et présentez un embonpoint peu ordinaire :

Ce nonobstant, d’un saut périlleux en arrière,

Vous franchissez le seuil : pourquoi donc, je vous prie ?"

4

"Quand i’étais jeune, dit l’autre en hochant sa tête

Grise, je me forgeai des membres vigoureux

Par la vertu de cet onguent : cinq francs la boîte ;

Permettez-moi, fiston, de vous en vendre deux."

5

"Vous êtes vieux, dit le garçon, vos dents sont trop

Faibles pour rien broyer de plus dur que le beurre ;

Or vous mangeâtes l’oie, y compris bec et os,

Comment, dites-le nous, avez-vous bien pu faire ?"

6

"Jeune, dit le vieillard, j’étais dans la basoche,

Et à tout propos disputais avec ma mie ;

Grâce à quoi ma mâchoire a acquis une force

Musculaire qui a duré toute ma vie."

7

"Vous êtes vieux, dit le jeune homme, et nul n’oublie

Que votre vue n’a plus l’acuité d’antan ;

Sur votre nez, pourtant, vous tenez une aiguille

En équilibre : qui vous a fait si savant ?"

8

"J’ai répondu à trois questions, ça suffit,

Dit le père. N’allez pas vous donner des airs !

Vais-je écouter encore vos idioties ?

Filez ! ou je fous mets mon pied dans le derrière !"

"Ce n’est pas cela", dit le bombyx.

"Pas tout à fait cela, j’en ai peur, dit Alice, assez peu fière ; on aura remplacé, par d’autres, un certain nombre de mots."

"C’est erroné du début à la fin", constata, d’un ton catégorique, le ver à soie ; puis il y eut quelques minutes de silence ; le bombyx fut le premier à reprendre la parole.

"Quelle taille, demanda-t-il, voulez-vous avoir ?" "Oh ! pour ce qui est de la taille, je ne suis pas difficile, se hâta de répondre Alice ; la seule chose que je n’aime pas, c’est d’en changer si souvent, voyez-vous bien. "

"Etes-vous satisfaite de votre taille présente ?" demanda le bombyx.

"Eh bien, monsieur, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, répondit Alice, j’aimerais être un tout petit peu plus grande que je ne suis ; avoir sept centimètres de haut, c’est tellement pitoyable."

"C’est une taille très convenable, au contraire", riposta, en se redressant de toute sa hauteur et en prenant un air outragé, le bombyx (il mesurait très exactement sept centimètres).

"C’est que je n’en ai pas l’habitude !" expliqua, d’une voix contrite, la pauvre Alice. Et elle dit à part soi : "Si seulement ces êtres-là ne se montraient pas si susceptibles !"

"Vous vous y habituerez à la longue", affirma le ver à soie qui porta à sa bouche le houka et se remit à fumer.

Cette fois, Alice attendit patiemment que son interlocuteur reprît la parole. Au bout de quelques minutes, le bombyx retira de sa bouche le houka, puis descendit du champignon et s’enfonça dans l’herbe à la manière d’un reptile après avoir déclaré en guise d’adieu : "L’un des côtés vous fera grandir ; l’autre côté vous fera rapetisser."

"L’un des côtés de quoi ? L’autre côté de quoi ?" se demanda Alice, songeuse.

"Du champignon", dit le bombyx, comme si Alice eût posé sa question à haute voix ; et un instant plus tard il avait disparu.

Alice, une minute durant, resta à regarder le champignon, puis elle le cueillit et soigneusement le brisa en deux, prenant d’une main la queue et, de l’autre, le chapeau. " Quel est donc l’effet produit par la queue", se demanda-t-elle en grignotant un petit morceau ; à l’instant suivant, elle ressentait, sous le menton, un choc violent : il venait de heurter son pied !

Elle fut passablement effrayée par ce changement soudain, mais comme elle ne continuait pas de grignoter et n’avait pas laissé tomber le chapeau du champignon, elle ne perdit pas espoir. Son menton était si étroitement pressé contre son pied qu’elle n’avait guère de place pour ouvrir la bouche ; mais elle finit par y réussir et parvint à avaler un fragment du chapeau du champignon.

"Allons ! ma tête est enfin dégagée !" dit Alice en montrant tous les signes extérieurs d’une joie qui se changea en effroi, l’instant d’après, lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne retrouvait plus nulle part ses épaules : tout ce qu’elle pouvait voir, en abaissant son regard en direction du sol, c’était un cou d’une longueur démesurée, qui, comme un pédoncule géant, semblait sortir d’un océan de verts feuillages qui s’étendaient bien loin au-dessous d’elle.

"Toute cette verdure, qu’est-ce que cela peut bien être ? se demanda Alice. Et où donc sont passées mes épaules ? Et, oh ! mes pauvres mains, comment se fait-il que je ne puisse vous voir ?" Elle les agitait tout en parlant, sans autre résultat que de provoquer un remuement infime au sein des lointaines frondaisons. Puis elle essaya d’abaisser sa tête jusqu’à ses mains, et elle fut ravie de constater que son cou pouvait aisément se tordre dans n’importe quel sens, tel un serpent. Elle venait tout juste de réussir à l’infléchir vers le soi en lui faisant décrire un gracieux zigzag, et elle était sur le point de plonger la tête parmi les frondaisons dont elle découvrait qu’elles n’étaient autres que les cimes des arbres sous lesquels elle avait erré à l’aventure quelques instants plus tôt, lorsqu’un sifflement aigu la fit reculer précipitamment : un gros pigeon s’était jeté de plein fouet sur son visage et la frappait violemment de ses ailes.

"Serpent !" criait le pigeon. "Je ne suis pas un serpent, répondit avec indignation Alice, laissez-moi donc tranquille !"

"J’ai essayé tous les moyens ! dit le pigeon d’un air désespéré dans une sorte de sanglot ; mais aucun ne semble approprié !"

"Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez", dit Alice.

"J’ai essayé dans les racines des arbres, j’ai essayé dans les talus, j’ai essayé dans les haies, poursuivit, sans l’écouter, le pigeon ; mais, hélas ! ces serpents ! il n’y a pas moyen de les contenter !"

Alice était de plus en plus intriguée, mais elle pensa qu’il était inutile d’ajouter quoi que ce fût avant que le pigeon n’eût fini de parler.

"Comme si ce n’était pas assez de souci que de devoir couver les oeufs, dit le pigeon ; il faut encore que les serpents me tiennent nuit et jour sur le qui-vive ! Ma foi, je n’ai pas fermé l’oeil une seule seconde durant ces trois dernières semaines !"

"Je suis navrée d’apprendre que vous avez eu des ennuis", dit Alice, qui commençait à deviner ce que le pigeon voulait dire.

"Et voilà, poursuivit le pigeon en élevant la voix jusqu’au cri, voilà qu’au moment où j’avais jeté mon dévolu sur l’arbre le plus haut de la forêt, et où je pensais enfin être débarrassé d’eux, voilà qu’il faut qu’ils se mettent à descendre du ciel ! Fi donc ! Serpent !"

"Mais je ne suis pas un serpent, vous dis-je, protesta Alice, je suis une... je suis une..."

"Eh bien ! Qu’êtes-vous donc ? dit le pigeon, je vois bien que vous essayez d’inventer quelque chose !" "Je... je suis une petite fille", répondit sans grande conviction Alice, se rappelant toutes les métamorphoses qu’elle avait, ce jour-là, subies.

"Comme c’est vraisemblable ! s’exclama le pigeon. J’ai vu nombre de petites filles dans ma vie, mais jamais aucune qui fût affligée d’un pareil cou ! Non, vous êtes un serpent, j’en suis sûr et certain ! Je suppose que vous allez à présent me dire que vous n’avez jamais goûté à un œuf !"

"J’ai goûté aux oeufs, certainement, dit Alice, qui était une petite fille très franche, mais vraiment je ne voudrais pas des vôtres. Je ne les aime pas crus." "Eh bien, allez-vous-en, alors !" dit le pigeon en allant se réinstaller sur son nid. Alice s’accroupit au milieu des arbres, non sans peine, car son cou s’embarrassait continuellement parmi les branches et, à chaque instant, elle devait s’arrêter pour le dégager. Au bout d’un certain temps elle se souvint qu’elle tenait toujours en main les morceaux de champignon, et elle se mit très soigneusement à grignoter l’un, puis l’autre, grandissant parfois et d’autres fois rapetissant, jusqu’à ce qu’elle eût réussi à revenir à sa taille habituelle.

Il y avait si longtemps qu’elle n’avait été de la taille normale qu’elle en ressentit tout d’abord une impression étrange ; mais elle s’y habitua en quelques minutes et se mit à se parler comme à son ordinaire : "Allons ! la moitié de mon plan est à présent réalisé ! Comme toutes ces transformations sont déconcertantes ! Je ne suis jamais certaine de ce que je vais devenir d’une minute à l’autre ! Néanmoins, j’ai recouvré une taille normale ; le prochain objectif, c’est d’entrer dans ce merveilleux jardin - comment y parvenir, je me le demande ?"

Comme elle disait cela, elle remarqua que l’un des arbres comportait une porte permettant d’y pénétrer : "C’est très curieux, pensa-t-elle, mais tout est curieux aujourd’hui. Je peux aussi bien y entrer." Et elle y entra.

Une fois de plus elle se trouva dans la longue salle et près de la petite table de verre. "Eh bien, je m’y prendrai mieux, cette fois-ci", dit-elle à part soi, et elle commença par prendre la petite clé d’or et par déverrouiller la porte qui menait dans le jardin. Puis elle se mit en devoir de manger les morceaux du champignon jusqu’à ce qu’elle eût à peu près quarante centimètres de haut : et c’est alors... qu’elle se trouva enfin dans le splendide jardin, parmi les brillants parterres de fleurs et les fraîches fontaines.

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