Le succès durable d’un auteur contient toujours un mystère pour qui ne se satisfait pas d’explications superficielles. En le proposant à la méditation, j’exclus naturellement le succès passager d’une oeuvre d’actualité ou d’un roman à la mode, réussite commerciale sans portée réelle ; je pense au pouvoir que possèdent certains écrits de continuer à bouleverser, malgré le recul du temps, la sensibilité humaine. Cette présence poétique presque indéfiniment prolongée est attribuée au génie, mais une telle constatation n’apporte guère de lumière puisqu’elle tend à expliquer le fait exceptionnel par une qualification non moins exceptionnelle et encore incompréhensible. Or, jamais peut-être l’intérêt n’a été aussi grand qu’aujourd’hui pour les réussites hors pair, pour la prédestination personnelle, pour les destins hors série. L’individu, menacé d’étouffement dans la collectivité anonyme qu’est la société moderne, recherche passionnément ces lumières vives qui traversent la nuit historique ; il espère une survie dans le souvenir humain, n’osant plus croire à aucune autre forme d’éternité. Ainsi, scrute-t-on de nos jours avec inquiétude les signes qui semblent marquer le génie, le héros, le chef. L’enquête menée par les surréalistes sur les sources de l’inspiration est loin d’avoir épuisé le problème et nous ne sommes guère plus renseignés qu’à l’époque où l’on voyait dans le génie le doigt de Dieu, ou celui du Malin, ou encore le signe d’une configuration particulière des astres.
Pour rendre compte du succès exceptionnel de certaines oeuvres, signées ou non, les occultistes de la fin du siècle dernier : Eliphas Lévi, Saint-Yves d’Alveydre, Churé ont affirmé que ces oeuvres étaient initiatiques et que leurs auteurs appartenaient à une sorte de chaîne occulte ou, pour mieux dire, à une fraternité qui se transmet, depuis des temps immémoriaux, un savoir secret.
D’après cette thèse, la gloire serait la récompense profane attribuée en connaissance de cause, à certains initiés. Les biographies des hommes illustres ont été scrutées et il faut avouer que, si des preuves formelles n’ont pas été apportées - en pareille matière, comment d’ailleurs pourraient-elles l’être ? -souvent des faits troublants ont été relevés. Auguste Viatte, qui n’est pas un occultiste mais un professeur lucide et renseigné, écrivant sur les origines du romantisme et, récemment, sur Victor Hugo et les illuminés de son temps, a mis en valeur les relations des poètes et des milieux initiatiques. Déjà on avait noté les lectures singulières de Rimbaud enfant à la bibliothèque municipale de Charleville.
Une telle curiosité de la part des poètes - et je donne à ce titre le sens le plus large - ne surprendra que ceux qui ignorent la nature même de la poésie. Celle-ci cherche par le verbe (mots et images) à exprimer les communications incessantes qui s’établissent entre le monde des phénomènes extérieurs et celui de la représentation intérieure animée par la violence de nos passions. La poésie jette un pont entre la sphère du Moi et celle du Soi, elle traduit les liens du microcosme frémissant et du macrocosme que la science montre insensible, indifférent et immuable. Le poète connaissance des Arcanes ; il est donc normal que l’un et l’autre soient en étroite relation puisqu’ils participent à une recherche fondamentalement identique. Jamais, à mon sens, on n’insistera trop sur le caractère initiatique de l’Art.
Toutefois, la fréquentation des sociétés secrètes ne suffit pas’ à faire naître le génie poétique ; celui-ci suppose une qualité toute particulière de tension intérieure, un état exceptionnel de clairvoyance qui échappe à toute science, à toute conscience et à toute technique. C’est grâce à ces états de l’être que le contact s’établit entre le monde et l’homme sensible, en un mot, que le courant passe.
Les livres qui demeurent vivants sont donc ceux qui participent de l’esprit prophétique ; ils doivent être examinés beaucoup plus attentivement qu’on ne le fait généralement dans les universités où l’on se borne à une analyse formelle, toute extérieure et souvent anecdotique. Un écrit de caractère initiatique possède une signification qui dépasse le sens vulgaire et immédiat, soit que l’auteur ait recours à la cryptographie, soit qu’il donne aux mots une charge exceptionnelle en tenant compte de leur étymologie, soit enfin qu’il est recours à l’expression symbolique. Le poème à l’état pur, tel qu’il se trouve dicté par l’activité psychique automatique, appelée généralement inspiration, est régi par un mécanisme très voisin de celui du rêve qui obéit, nous le savons aujourd’hui, aux lois du symbolisme. La psychanalyse nous a prouvé le caractère cryptographique du rêve dont les associations d’images cachent un contenu obsessionnel secret. Le texte poétique, dans la mesure où il est inspiré, est un texte occulte ; sa survie est en grande partie proportionnelle à la marge laissée entre le contenu explicite et le noyau caché dont il tire sa force. L’obscurité, loin d’être un obstacle à la survivance du texte, s’en avère une des conditions indispensables et les qualités qui ont plu au public durant la vie de l’auteur sont rarement celles que retient la postérité. Mais l’obscurité mérite d’être examinée de plus près ; l’expérience que nous confère l’exercice de la psychanalyse et celle de la psychologie moderne nous permet aujourd’hui d’étayer plus sérieusement des jugements de valeur qui, autrefois, relevaient de la seule sensibilité artistique, c’est ainsi que nous pouvons distinguer le mystère substantiel de ce qui n’est qu’incohérence, falsification et simulation. Rien n’est plus nécessaire devant la multiplication des écrits pseudo-automatiques
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Bien singulier personnage que ce Lewis Carroll, pasteur anglican, professeur de mathématiques à Oxford ; nous le savons préoccupé au plus haut point d’entretenir des correspondances et des conversations avec les petites filles de sept à huit ans, généralement celles de ses amis. Je laisserai ici de côté l’examen psychanalytique qui éclairerait plus le personnage que l’oeuvre. Il est infiniment probable en effet qu’un psychanalyste aurait eu beaucoup à dire sur le comportement de Carroll et l’aurait sans doute libéré de bien des angoisses, mais l’important pour nous est moins d’imaginer un traitement posthume que de saisir le sens du message qui nous est laissé.
Celui-ci dépasse singulièrement le cadre des contes fantastiques pour enfants, en lui le poète génial et le mathématicien des plus sérieux ont part égale. Carroll m’apparaît comme le prophète de la révolution profonde qui, depuis un siècle, s’est accomplie dans le domaine de la logique, de la raison et, plus particulièrement, de la logistique mathématique. La succession de ses ouvrages est, à elle seule, significative :
Publication de pièces de vers en 1856 ; Eléments de géométrie plane algébrique (1860) ; Formules de trigonométrie (1861) ; Alice au Pays des Merveilles naît alors, suivi du Voyage en Russie avec le docteur Liddon. En 1867, voici le Traité élémentaire des déterminants ; en 1872, Nouveau clocher, enfin La chasse au snark. En 1876, Fantasmagorie ; en 1879, Euclide et ses rivaux modernes ; Rimes ou Raison, en 1883 ; Les principes de la représentation parlementaire en 1884 ; Une histoire embrouillée (1885) ; Le jeu de la logique (1887) ; Curiosa Mathematica, ouvrage en trois parties (de 1888 à 1893) ; Bruno (1889) ; La nursery d’Alice (1890) ; enfin, La logique symbolique, en 1896, deux ans avant sa mort, survenue a 57 ans.
Je suis surpris que les critiques français n’aient pas été frappés par cette chronologie et par le fait que l’auteur use, pour exprimer une même pensée, tantôt de la forme poétique, tantôt de la forme mathématique.
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Le XIXe siècle a connu l’apothéose de la raison positive et, par une dialectique implacable, a préparé la destruction des fondements de cette raison positive. Le cocasse, le burlesque, le fantasmagorique de Carroll réalisent une mise en accusation des voies raisonnables et logiques de l’esprit. On peut même se demander si le souci de se choisir un public de petites filles ne tendait pas à éviter le contact d’un public perverti par les habitudes rationnelles. Comment en effet, vers le milieu du siècle dernier, parler à des gens " sérieux" ayant une pleine confiance en l’ordre intellectuel établi, des transformations qui étaient en train de s’opérer dans la conception de l’espace, du temps, et qui devaient aboutir à l’établissement de géométries à " n " dimensions ? Comment d’ailleurs, énoncer des principes révolutionnaires aussi ambitieux quand on ne les percevait encore que sous une forme vague ? Le recours à la forme poétique évitait des démonstrations précises.
Il ne faut pas être dupe du burlesque de Carroll, pas plus que du trivial de Rabelais que nous savons aujourd’hui avoir été le compagnon d’études et, pourrait-on dire, le compère de Michel de Nostradamus. Le choix du cocasse et du fantastique comme moyens d’expression et de défense - car un poète écrit autant pour se cacher que pour s’exprimer - tient à des aptitudes personnelles et, chez Carroll, il a été favorisé par le milieu anglais.
Je tiens à signaler ici combien le problème de la raison se pose différemment dans les milieux de culture latine et dans ceux de culture anglo-saxonne. Les premiers voient dans la raison l’origine, le moyen et la fin de la connaissance ; le latin dit : " Je suis parce que je pense ", et de cette pensée tire, comme d’une boîte magique, des catégories innées, des idées à priori ; les affirmations initiales de la mathématique traduisent pour lui celles de la logique, qui semblent des vérités absolues, évidentes. Il applique la grille de la raison sur le monde des phénomènes et se donne l’impression d’en trouver ainsi les lois éternelles et d’en obtenir une représentation cohérente, globale et homogène. Le plus petit fait qui s’insurge et refuse de rentrer dans le schéma général admis provoque un drame dans la compagnie scientifique, puisqu’il met en péril la solidité de tout l’édifice. Au sein de la culture latine, une conduite inhabituelle de l’individu, voir même criminelle, pour peu qu’elle puisse être expliquée, choque moins que l’incohérence mentale, l’absurdité et l’impossibilité de ne pouvoir justifier les actes commis.. C’est pourquoi la plaisanterie latine a des caractères si particuliers, elle est axée sur le tabou sexuel, elle prend volontiers une forme scabreuse ; mais l’humour est rare, le burlesque exceptionnel ; quand il se manifeste, il est le signe d’une véritable agression, d’une provocation et d’une déclaration de guerre en règle que l’homme adresse à l’ordre divin, à la Raison Dieu. L’humour de Rimbaud, de Lautréamont, de Jarry ont le caractère d’une révolte de terroriste.
Tout au contraire, l’esprit anglo-saxon met à l’origine de la connaissance la perception sensible et l’esprit empirique, il n’exige ni interprétation définitive des faits observés, ni barème absolu des valeurs. La raison est regardée comme un instrument utile au. succès des entreprises quotidiennes, mais on se méfie des systèmes abstraits dans lesquels on voit autant d’obstacles et, jusqu’à un certain point, d’ambitieuses mystifications. Pour l’Anglo-Saxon, le sacrilège réside dans un acte contraire aux conventions sociales, dans une conduite qui heurte l’étiquette ; par contre, l’incohérence ne choque pas, les perruques font bon ménage avec les manufactures les plus modernes, les concepts religieux puritains les plus bornés n’empêchent pas les disciplines scientifiques rigoureuses ou les attitudes commandées par le matérialisme social le plus strict. Dans de telles conditions, l’humour n’a pas la même valeur d’agression, il participe au climat ordinaire de la vie et constitue une voie normale de la connaissance. Un pasteur anglican, pourvu que sa vie sociale ne donne lieu à aucune remarque désobligeante de la part des vieilles dames de la paroisse, n’a pas spécialement besoin de croire au postulat d’Euclide et de tenir pour immuables les fondements de la mathématique.
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Je ne sais comment procèdent aujourd’hui les professeurs de mathématiques pour commencer leurs cours, mais je me rappelle le malaise que j’éprouvais au temps de ma jeunesse quand on cherchait à échafauder les premiers théorèmes de la géométrie en leur donnant la rigueur de vérités définitives. Je voyais les uns succéder aux autres à partir d’un point initial dont la sécurité ne m’atteignait pas. Cette construction est parfaitement évoquée pour moi par le début d’un récit indien de la genèse :
" Un fantôme, il n’y avait que cela. Le père toucha le fantôme, il saisit une chose mystérieuse. Il n’y avait rien. Au moyen d’un rêve, le père, Naïnuema, le saisit et réfléchit.
Il n’y avait pas la baguette magique pour maintenir le fantôme. Il le tenait avec son haleine, par un fil de rêve. Il sentit où était la base de la chimère vide, mais il n’y avait rien : je noue le vide. Mais il n’y avait rien. Le père chercha plus loin ; il chercha le fond de cette chose et tâtonna pour trouver le centre de la chimère. Le père noua le vide à un fil de rêve et l’enduisit de colle magique arcbaik. D’après son rêve, il la maintint par le moyen magique iscikc, qui est semblable à l’ivresse produite par le tabac et ressemble aussi à un flocon de coton. "
Il faut donc, comme pour le rêve, nouer les fils épars du raisonnement pour commencer à les tresser et, chose étrange, si l’on coupe le noeud initial, la tresse étant achevée, celle-ci demeure. Le point de départ mathématique, noeud des fils du rêve ou de la raison, est l’affirmation de l’espace et du point, définition première dérivant de la notion de position d’un objet.
L’espace est le Jeu idéal de toutes les positions possibles d’un même objet ou d’un grand nombre d’objets, perceptibles à la fois ou successivement ; ce lieu n’a pas de support direct dans le monde matériel, il est l’existence de quelque chose qui est et restera au-delà de nos possibilités sensorielles. Nous ne pouvons démontrer son existence, nous ne pouvons le définir en le ramenant à des éléments plus simples, il est vraiment la notion limite, l’extension jusqu’à l’abstraction des données de l’expérience quotidienne, l’intuition nécessaire à l’organisation de notre pensée.
L’idée de point dérive de la notion de position par subdivision infinie de cette position - opération toujours possible théoriquement - jusqu’à ce qu’elle devienne un concept idéal ; le point est donc une idée limite tendant à la plus pure abstraction.
Ces deux données, dialectiquement opposées, de l’espace et du point étant acquises, le géomètre définit la droite par un postulat d’existence comme le chemin unique déterminé par deux points A et B quelconques dans l’espace, il poursuit sa route en employant cette fois des postulats de travail : par exemple, le postulat de déplacement qui autorise à amener A en C, B en D, à transporter la ligne AB sans modifier son existence et, plus généralement, à mouvoir une figure quelconque sans la déformer... Toutes ces manoeuvres sont permises par l’indétermination de l’espace, par son caractère infini et la stabilité des concepts ou figures. La géométrie passe alors de la droite au plan...
Dès que l’imagination mathématique a créé ce que l’on nomme aujourd’hui des " êtres géométriques ", la machine à raisonner, c’est-à-dire l’instrument logique, se met en branle pour élaborer des théorèmes qui, par essence, diffèrent des postulats et des définitions. Les premiers ont pour l’esprit une valeur de certitude que n’ont pas les derniers ; mais la difficulté consiste à discerner entre ces propositions et à savoir dans quelle mesure l’esprit est victime d’illusions. Voici en effet une proposition : " par un point on peut tracer une parallèle à une droite donnée et une seule ". Ceci passait pour être un théorème et ce n’est qu’un postulat. La démonstration de ce fait qui, pour le cerveau humain, est aussi important que la découverte de la rotation de la terre autour du soleil, remonte au début du XIXe siècle. Ce fut l’oeuvre de Lobatchewski, d’un côté, et des frères Bolyai, de l’autre ; cet événement venait changer un système considéré comme définitivement acquis depuis vingt-trois siècles. L’édifice géométrique, que l’on avait confondu avec l’expression immuable et unique de la raison humaine et la traduction des lois divines, se révélait n’être qu’une construction parmi d’autres. Celles-ci ont été imaginées et se sont montrées utiles dans la pratique expérimentale ; c’est grâce à elles en effet que furent rendues possibles les découvertes récentes de la physique atomique qui conduisirent à la désintégration de l’atome.
Quand Carroll commença sa carrière de professeur de mathématiques et publia ses premiers travaux vers 1860, une grande incertitude régnait sur la portée exacte de la révolution provoquée par la création des géométries non euclidiennes. On distinguait mal ce qui pourrait être gardé de la logique classique et on n’entrevoyait pas encore cette nouvelle science appelée aujourd’hui axiomatique. Il semblait aux quelques très rares esprits avertis du drame qui venait d’éclater qu’une immense lame de fond allait emporter les fondations séculaires de la raison. L’oeuvre poétique de Carroll reflète ce climat de totale liberté et qui sait si son sentiment premier n’a pas été le bon et si, après le grand effort libérateur tenté sur le plan artistique par le surréalisme entre les deux guerres mondiales, l’esprit, réagissant une nouvelle fois et plus violemment encore contre les contraintes d’un rationalisme central, ne désintégrera pas complètement le noyau d’une représentation périmée du monde.
Les transformations radicales qui s’opèrent à vive allure, et que l’on essaye vainement d’arrêter, ne conduisent pas, au chaos comme le craignent les esprits timorés. Les mathématiciens ont, dans leur domaine, prouvé que les libertés que l’on avait cru indéfinies avaient cependant une limite. David Hilbert a établi la liste des postulats dont l’acceptation ou la non-acceptation conduit à autant de géométries différentes ; il a montré la nécessité de postuler en respectant des lois de cohérence de groupe ou, pour mieux dire, suivant un système de propositions cohérentes. Ainsi, les possibilités de l’imagination et le rôle de l’instrument logique se trouvent définis ; le nombre des géométries imaginables se restreint. J’ignore si les conclusions de cet auteur peuvent être acceptées comme définitives ; si elles l’étaient, la limitation apportée à notre pouvoir imaginatif n’empêcherait pas un immense domaine d’avoir été conquis par l’esprit au cours du dernier siècle. La pensée contemporaine, rivée à ses croyances et à ses philosophies traditionnelles, ne semble guère avoir réalisé, pas plus aujourd’hui que du temps de Carroll, la portée de cette conquête.
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Alice au Pays des Merveilles traduit l’angoisse de l’être perdu dans un univers dont aucun élément n’est plus assuré. Le point posé par Descartes, le centre du Moi pensant, image de Dieu, le point d’intersection des deux axes de coordonnées, celui des X et celui des Y, a disparu. Et le doute qui en résulte est infiniment plus tragique que l’inquiétude métaphysique dont Pascal pensait triompher, grâce au subterfuge bourgeois d’un pari. Alice s’écrie : " Etais-je bien moi en me levant ce matin ? Je devais être un peu différente. Mais une question se pose : je ne suis pas moi, qui suis-je ? Quel embarras ? " Et en bonne logicienne - en professeur de mathématiques - elle résout le problème par l’absurde et ajoute : " Je suis sûre de ne pas être Ada, car ses cheveux sont bouclés et les miens ne le sont pas du tout. Je suis sûre de ne pas être Mabel parce que je sais des tas de choses et qu’elle en sait si peu. " Mais voilà qu’en cet instant, essayant de récapituler ses connaissances, elle s’aperçoit qu’elle ne se rappelle plus grand chose. Cette préoccupation de l’identité même de l’être, de sa survivance, s’inscrit dans la ligne de la philosophie d’Héraclite et forme l’objet de l’entretien de la petite fille avec la chenille. Celle-ci, acariâtre ne cesse de lui demander : " Qui êtes-vous " Question à laquelle une réponse satisfaisante ne peut être fournie.
Comment parler de l’espace et lui faire confiance, quand on voit devant soi un chat assis sur une branche d’arbre ne pas cesser d’apparaître et de disparaître brusquement pour, au cours de sa manifestation, disparaître très lentement en commençant par le bout de la queue et ne laisser qu’un sourire, longtemps après que tout le reste du corps s’est évanoui.
Encore faudrait-il être certain que l’espace est le même des deux côtés du miroir. L’homme ignorant croit que, derrière le miroir, existe seulement le mur de briques, mais le professeur de mathématiques sait qu’il lui faut prolonger le tracé des rayons lumineux pour construire le paysage des images et des foyers virtuels. Ce monde, l’enfant et le primitif le tiennent pour le seul doté d’une véritable réalité, pour le lieu où se trouve la clé des phénomènes tangibles. Sans la prolongation arbitraire des lignes derrière le miroir, sans ce paysage abstrait, comment la science aurait-elle pu établir l’optique, calculer les lois de la réflexion et, matérIellement, construire les lentilles ? La métaphysique traditionnelle n’est-elle pas autre chose qu’une évaluation des images virtuelles. Un être vraiment raisonnable, comme sait l’être une petite fille, ne peut se contenter d’apparences et n’a d’autres moyens de vérifier les sentencieuses affirmations des grandes personnes que de traverser le miroir.
C’est ainsi qu’Alice pénètre dans l’autre espace ; elle n’y trouve pas d’idées abstraites, pas de morale ennuyeuse, mais un univers poétique où les fleurs parlent, les animaux s’agitent suivant leur propre logique, où les pièces du jeu d’échecs développent un jeu infiniment plus vivant que sur le banal quadrillage de bois, bref, un monde qui ressemble à celui du rêve. Les traités philosophiques les plus graves disent-ils davantage de la réalité que ces quelques phrases au sujet du roi :
" Il est en train de rêver, dit Tweedledee en battant triomphalement des mains. Et s’il cessait de rêver à vous, où seriez-vous ? Devinez ?
" Où je suis maintenant, bien entendu, dit Alice.
" Pas vous, riposta Tweedledec d’un ton méprisant, car vous n’êtres qu’une espèce de chose dans son rêve. Vous n’êtes qu’une espèce de chose dans son rêve. Vous vous éteindriez. Bang. Exactement comme une chandelle.
" Bon, cela ne sert à rien que vous parliez de le réveiller, dit Tweedledum, puisque vous n’êtes qu’une des choses de son rêve et vous savez bien que vous n’êtes pas réelle.
" Je suis réelle, dit Alice, et elle commença à pleurer.
" Vous n’en deviendrez pas plus réelle en pleurant, observa Tweedledee. Il n’y a pas de raison de pleurer. "
L’effort contemporain en peinture, en poésie, dans les sciences tend à réviser notre notion de la réalité et, pour cela, celle de l’espace que l’on continue classiquement à décrire comme un vide indéterminé et indéfini mais que nous avons de plus en plus de raisons de concevoir hétérogène, déterminé en chacune de ses parties. La signification de la révolution cubiste fut le rejet de la conception traditionnelle de l’espace et de l’objet. Pour leur part, les surréalistes, utilisant d’autres méthodes, ont sauté allégrement les vingt-trois siècles euclidiens. Dans les tableaux de Magritte comme dans le récit d’Alice, la ligne AB ne peut être déplacée sans précautions, sous peine de subir les déformations les plus graves et de risquer d’être absorbée par un foyer radiant ou de rencontrer le sourire invisible du chat de Chester.
Je place un grand espoir dans cette transmutation des données fondamentales et je pense que les oppositions qui, aujourd’hui, nous paraissent des contradictions insolubles, s’évanouiront demain quand, avec les yeux d’un Matta, le vide, qui limite les objets et les personnes, sera vu, par nos yeux enfin ouverts, traversé de rayons, de battements d’ailes, de fusées de forces et quand nous apercevrons le spectacle essentiel dont nous nous entêtons à ne considérer que les parties grossières.
Le mathématicien est bien bon de nous conseiller de " prendre un point A et un point B dans l’espace et de tracer entre eux une ligne droite. " Cette opération serait excellente si, au moment où nous prenons le point B, A n’était pas parti depuis longtemps comme le font traîtreusement les soldats courbés en arc de cercle qui servent d’arceaux dans le jeu de croquet de la Reine, comme le font probablement les étoiles dont la lumière nous parvient après des milliers d’années de voyage, comme le font certainement les principes établis sur lesquels on continue à construire l’édifice social. Alice s’étonne légitimement :
" Par exemple, tout à l’heure, je visais un arceau et il est parti se promener à l’autre bout du terrain. Maintenant, j’aurais dû toucher la boule de la Reine "constituée par un hérisson" et elle s’est sauvée en voyant la mienne arriver."
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Je n’ai pas le dessein d’analyser en détails deux admirables livres de Carroll, pas plus que d’étudier la technique du jeu de mots qui en est un des ressorts principaux et dont la poésie contemporaine a fait depuis un large usage. Peut-être en ai-je déjà trop dit et ai-je porté un faisceau de lumière trop dure sur ces textes poétiques, mais je ne doute pas que le charme d’Alice ne rétablisse pour le lecteur le climat léger souhaité par Carroll. Je voulais seulement faire apparaître quelques facettes mystérieuses d’une pierre ciselée avec une grande maîtrise que sa monture cocasse risque de faire prendre pour une pierre baroque.
Si l’ouvrage de Carroll n’est pas un livre initiatique au sens classique du terme, s’il ne décrit pas les épreuves traditionnelles par lesquelles doit passer l’adepte, il constitue néanmoins un texte de la plus haute portée occulte en portant l’interrogation sur les fondements de la logique et de la raison et en démontrant la faiblesse de notre certitude.