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« Manazuru » de Kawakami Hiromi 

vendredi 6 novembre 2009, par Régis Poulet

Dans ce petit port de la mer Intérieure, Kei est en proie à une étrange mélancolie.
Que s’est-il passé à Manazuru pour que la narratrice semble y retourner indéfiniment ? Que fait-elle, en ces journées de pluie ou de lumière, de son présent ? Manazuru est-il pour elle, comme la chambre 2046 du film de Wong Kar-wai, un lieu de souvenir essentiel ou bien est-ce l’inverse : vient-elle y noyer une amnésie pour que sa vie présente s’ouvre ?

Kei était mariée à Rei. Ils ont eu une fille, Momo. Mais Rei a disparu voici douze ans. Kei vit avec sa fille et sa mère, elle a un amant, Seiji, mais hormis ses excursions à Manazuru, elle vit en gynécée :

« Trois femmes sous le même toit, trois êtres de chair. Comme des petites sphères qui se mêlent, les trois corps sont là. Les trois femmes n’ont pas le même axe, elles ont un centre différent, elles ne sont pas des surfaces lisses, elles sont là, avec leur relief. » [1]

Différentes et pourtant unies. S’agit-il d’une communauté inavouable ? Non, il ne semble pas, l’atmosphère du roman de Kawakami n’est pas celle d’un thriller. Peut-être la comparaison avec Femmes en miroir (2002) de Yoshida Kijû est-elle plus appropriée puisqu’une des trois semble savoir ce que l’autre sait avoir oublié, quand la troisième ne fait que vivre les conséquences de l’événement en question. Dans le film de Yoshida, il s’agissait du bombardement atomique. Dans ce roman, le Japon semble comme réduit à un présent vide et lumineux où l’héroïne se débat dans l’entrelacs des relations mémorielles, charnelles et mentales qui brouillent sa vision du réel, la perception de son identité – mais un Japon qui aurait aussi un peu de l’ambiance de certains opus de Kurosawa Kiyoshi : un monde hanté.

Comme une monade ayant égaré l’axe de ses sentiments, la narratrice a-t-elle encore de l’espoir puisqu’elle ne peut attendre  ? Par la sobriété de son écriture, l’auteure nous fait entrer dans la conscience de Kei dont les parois labiles se heurtent avec tendresse à celles de sa fille, de sa mère ou à celle de cette femme qui la suit, l’accompagne lorsqu’elle est à Manazuru.

Rien de plus extraordinaire que l’ordinaire du Réel dans ce roman, les gestes qu’on interroge, les pensées que l’on pèse, le temps qui tarde à démentir son irréalité et l’amour qui se refuse à dire ce qu’il est...

KAWAKAMI Hiromi est née à Tokyo en 1958. Sa nouvelle Hebi o fumu est couronnée en 1996 par le prix Akutagawa ; en 1999, Kamisama obtient le prix des Deux Magots et le premier prix Pascal des jeunes auteurs de nouvelles ; en 2000 Oboreru reçoit le prix de littérature féminine et c’est en 2001 que Sensei no kaban, « Les Années douces » fut couronné par le grand prix Tanizaki. Kawakami Hiromi a su s’imposer dans le monde littéraire japonais par la tonalité très particulière de son style, à la fois simple et subtil dont les thèmes privilégiés sont le charme de la métamorphose, l’amour et la sexualité.

P.-S.

Roman paru en septembre 2009 aux Éditions Philippe Picquier, 230 pages.

Notes

[1Manazuru, Philippe Picquier, 2009, p. 26.

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