La littérature coloniale s’inscrit à l’évidence dans une problématique du centre, privilégiant la métropole comme point focal du pouvoir, par rapport au pays colonisé, réduit à la périphérie et aux marges géographiques de l’Empire [1]. Ce courant littéraire, qui a connu son apogée dans les premières décennies du XXe siècle peut se définir selon J. M. Moura, notamment par un critère stylistique, le réalisme, et un critère idéologique, l’approbation plus ou moins forte de la colonisation [2]. Mais cette littérature n’est cependant pas monologique et n’annule pas pour autant tout dialogue entre le centre et la périphérie : elle porte en elle une série de ruptures et d’antagonismes, qui affectent tout autant la position de l’écrivain que la thématique et l’écriture. On sait qu’après la phase de conquête, où la littérature se transforme en geste héroïque de la colonisation, les écrivains européens, français ou britanniques, affichent un impérialisme beaucoup moins triomphant, entré dans l’ère du doute avec la crise majeure que constitue la première guerre mondiale. Nous nous limiterons aux domaines britannique et français et à la mise en écriture par les écrivains des Empires d’Asie, Inde et Indochine. La colonisation a d’abord été une question de langage et l’on a souvent associé impérialisme et textualité [3] car la langue européenne constitue le standard linguistique et la référence absolue. Mais la littérature coloniale peut aussi constituer un moyen de redonner la parole à l’Asie alors que, traditionnellement, c’est l’Occident qui, selon Edward Said, veut “articuler” l’Orient [4]. Nous voudrions montrer comment cette littérature illustrée par Kipling, Forster, Farrère ou Daguerches se situe “at the edge” : à un point de bascule entre réalisme et modernisme pour les écrivains britanniques mais aussi comment cette situation d’entre-deux se trouve mise en lumière par une ébauche de métissage linguistique et culturel, dont le déséquilibre patent condamne tout décentrement effectif.
1/ Aux frontières du réalisme
Kim, publié en 1901, souvent présenté comme le dernier grand roman “réaliste” de l’ère victorienne, est sans doute aussi le dernier grand “narrative of Empire”, genre remis en cause à la même époque par Conrad dans Heart of Darkness (1902), puis quelques années plus tard par Forster dans A Passage to India (1924). Dans son autobiographie intellectuelle, Kipling exprime cependant un regret par rapport à ce qu’il sent comme un échec de son roman : “Kim [...] was nakedly picaresque and plotless” [5]. Le constat de cette structure purement épisodique et dénuée de principe organique marque sans doute la nostalgie de l’idéal de totalité et d’unité, caractéristique du roman réaliste. Tout se passe comme si, malgré lui, Kipling avait été entraîné dans une forme d’écriture subvertissant le canon réaliste, qui lui paraissait comme le modèle à atteindre [6]. Kipling, qui a longtemps rêvé d’écrire un roman en trois volumes à l’image de ces three-deckers, navires à trois ponts qui faisaient la route des Indes, aboutit à un texte fragmenté, aimanté cependant par un objectif d’unité. S’y entrecroisent deux quêtes qui finissent par se fondre poétiquement : le récit de la quête spirituelle et le récit d’espionnage, porteur des idéologies coloniale et anglo-indienne. Kim semble déguiser ses fonctions d’agent secret derrière le masque du chela mais le Grand Jeu devient peu à peu un instrument essentiel de la quête spirituelle. Et à la fin, le lama semble avoir renoncé au Nirvana pour suivre Kim dans sa quête, ce qui peut s’interpréter comme le triomphe du discours colonial sur la spiritualité indienne ou, à l’inverse, comme l’unification entre l’idéologie coloniale et l’altérité indienne. Mais avant de parvenir à cette possible synthèse finale, certaines scènes délimitent une zone où se joue la question du réalisme, entre fragmentation et unité.
Ainsi, dans le chapitre liminaire, “The Wonder House” - en fait le musée de Lahore - semble constituée d’une accumulation hétéroclite et surtout morcelée : “There were hundreds of pieces, friezes of figures in relief, fragments of statues [...]” [7] mais cet amas finit par faire sens grâce aux bienfaits de la muséographie. Et, pour le lama, la discontinuité de la collection se résout dans l’image unifiante d’un haut relief représentant l’apothéose de Bouddha. Le magasin de Lurgan Sahib constitue également un véritable capharnaüm multiculturel puisque les objets qui le composent sont issus de toute l’Asie, de la Perse au Japon. Mais là encore, l’évocation de ces mille “singularités” [“oddments”, K 200] converge vers la description d’une pierre prismatique qui, à la fois, capte le regard et réfracte des rayons lumineux qui éblouissent Kim. C’est d’ailleurs dans ce cadre que Kim passe une épreuve décisive ; satisfaisant à la requête de Lurgan Sahib, il jette une cruche qui se brise “en cinquante morceaux” [“crashed into fifty pieces”, K 201]. Mais, alors que Lurgan par un contact physique et une forme d’hypnose, lui enjoint de recoller mentalement les morceaux de la cruche, Kim résiste à l’hallucination par la répétition de la table de multiplication en anglais : “The jar had been smashed - yes, smashed”. Et il finit par triompher : “But it is smashed, smashed” (K 202) . Tandis que Lurgan Sahib, figure du romancier réaliste tout-puissant, apparaît comme le maître de l’illusion, notamment celle postulant l’unité du monde, Kim, à la manière du romancier moderniste, constate le caractère irrémédiable de la fragmentation mais, pour cela, il doit passer par une rationalisation extrême, celle des mathématiques. C’est la répétition mécanique des chiffres qui lui permet de maîtriser un réel qui affiche son éclatement, malgré la force totalisante de la récitation de la table de multiplication.
A la suite d’E Said, E. Boehmer présente l’acte colonisateur comme un acte de langage et de nomination : doté de “the cartographic and metaphoric authority of the colonizer” [8], le regard européen nomme et identifie les lieux. L’écrivain est confronté lui aussi à la saisie du territoire étranger et à sa représentation. Symboliquement, Kim, apprenti-sahib, est affecté au “service topographique de l’Inde” [“Survey of India”, K 213] mais ses premières tentatives sont difficiles, bien qu’il aboutisse à “quelque chose qui n’était pas trop loin de ressembler à la ville” qu’il devait cartographier [“something not remotely unlike the city”, K 218]. Kim, nommé “arpenteur auxiliaire dans l’Administration des Canaux” [“assistant chain-man in the Canal Department”, K 224], ne fait cependant pas carrière et se trouve reversé au “service spécial”. C’est que la saisie de l’Inde ne peut passer par les outils et instruments de l’apprenti géomètre mais plutôt par l’appréhension synthétique des sens et des sensations. D’ailleurs l’Inde, présentée souvent comme multiple et innombrable, s’incarne dans la vaste synthèse qu’est la “Grand Trunk Road”, ”a river of life” (K 105), microcosme de l’Inde toute entière [“all India”, K 111]. Cette tension vers l’unité ressortit à l’unanimisme, tel que J. Romains le définit à travers les manifestations profondes dotées d’un caractère social et exprimant l’âme des “groupes”, - autrement dit l’exaltation lyrique du lien social et de la sensibilité collective. On glisse d’une vie à l’autre, on explore de proche en proche l’espace de l’Inde. Cette succession de scènes entraîne ce que Romains appelle “tout un pathétique de la dispersion, de l’évanouissement dont la vie abonde” [9]. En fait, le roman de Kipling concilie la structure fragmentée du roman picaresque et la nécessité organique du roman d’éducation, autre manière de mettre en tension la représentation du monde.
Le roman de Forster, A Passage to India, n’est pas davantage un roman correspondant à l’idéal du three-deckers, même si sa composition est tripartite, partagée entre trois sections “Mosquée”, “Grottes” et “Temple,” qui entretiennent des liens étroits, assurant une cohésion interne au texte. Néanmoins, Forster a franchi un pas de plus dans la subversion du réalisme et l’on oppose le “beloved”, synthétique, qui clôt Kim et le “Not yet, not there”, qui fournit un dénouement ouvert et sans résolution à A Passage to India. Forster est partagé entre la tentation d’une unité organique, qui peut s’incarner dans la métaphore du temple hindou : “Now I learn that the Hindu temple symbolises the world-mountain” et “however large and elaborate the Hindu temple is outside, the inner core of it is small, secret and dark” [10]. Peut-on voir dans la structure de A Passage to India l’architecture de ce temple ? Sans doute si l’on remarque que le cœur du roman, “petit, secret et obscur” correspond aux grottes de Marabar, où se déroule l’événement capital. Zone de l’inconscient, des forces primitives et de l’obscurité originelle, cet espace correspond à quelque chose de préexistant aux Dieux et à toute forme de valeur et de différenciation. Autour de ce noyau gravite le monde lumineux des apparences, celui notamment de la vie à Chandrapore. C’est le monde de la conscience, du moi, de l’Histoire, de la vie dans toute sa diversité. Entre les deux univers se trouve un petit corridor, semblable au tunnel qui conduit à l’intérieur des grottes, et qui permet le passage du monde des apparences à celui de la réalité profonde, de la raison aux pulsions, de l’humain au divin, et les hommes peuvent aller et venir sur ce chemin, à l’instar de ce que font les personnages du roman. Si cette métaphore architecturale correspond à une reconstruction après coup de Forster réinterprétant son œuvre, le roman possède néanmoins une unité idéologique, qui tient dans le fait que le récit peut être lu comme une tentative d’application de l’humanisme libéral dans un milieu complètement étranger. Mais le cadre colonial conjugué à l’inquiétante altérité de l’Inde met en déroute l’idéal forstérien, fondant l’harmonie de la Cité sur l’excellence des relations humaines.
Ce en quoi A Passage to India subvertit le réalisme et, au-delà, le modèle du roman colonial, c’est qu’il ne présente pas l’irréductible primitivité de l’Inde incarnée par l’écho dévastateur des grottes de Marabar comme une justification à un effort renouvelé du colonisateur pour “éclairer” l’indigène, mais plutôt comme une invitation à quitter l’Inde, comme le fera l’héroïne Adela. L’Inde se révèle comme un défi permanent à l’écriture, à toute volonté de représentation : “How can the mind take hold of the country ? Generations of invaders have tried, but they remained in exile” [11]. Si l’Inde apparaît comme un condensé des expériences et des souffrances de l’humanité, elle n’en reste pas moins inaccessible à tout homme étranger à sa terre. Le pays est multiple et ne se réduit pas à l’unité arithmétique ; le nombre “cent” revient comme un leitmotiv, soulignant par là le caractère protéiforme et changeant du sous-continent : “She calls ‘Come’ through her hundred mouths [...], But come to what ? She has never defined. She is not a promise, only an appeal” (API 149). Par ailleurs, Forster a recours à la négation et à l’ellipse pour dire le caractère inconnaissable de l’expérience des grottes pour Adela ou encore au silence comme à la fin du roman où, dans une prosopopée, c’est la nature qui substitue sa voix à celle des hommes, devenus muets. Si Forster sort du réalisme, c’est que le champ des réalités indiennes, les realia, est hors d’atteinte de la compréhension européenne et, partant, hors de saisie d’un certain type d’écriture : une invitation est une invitation et n’en est pas une ; le soleil semble se lever puis ne se lève pas, phénomène de la “fausse aurore” -“false dawn” [12] (API 150). Forster apparaît donc comme moderniste malgré lui : le roman est conçu comme une comédie impossible où la réconciliation du matérialisme et de l’idéalisme devient illusion tragique. En tout cas, il ne peut aller plus loin que l’Inde puisque A Passage to India sera son dernier roman. Mais contrairement à Kipling où la fragmentation reste une donnée extérieure, elle affecte chez Forster certains personnages qui, cependant, résistent à la menace de désintégration en se repliant sur leur identité sociale : Aziz devient nationaliste et Adela retourne en Angleterre, où elle a encore un avenir. L’écriture de Forster est sans doute moins crispée que celle de Kipling sur la nécessité de résolutions synthétiques ; bref, un peu moins idéologique et plus symbolique. Les romans français se situent eux aussi “at the edge”, mais d’une manière différente : Sur la route mandarine de Dorgelès relève du récit de voyage tandis que Daguerches s’inscrit dans la lignée du décadentisme avec Les Civilisés
2/ Aux frontières des langues
Le roman colonial du début du XXe siècle se trouve souvent aux marges du réalisme mais, par la nature même du processus colonisateur, il met en présence différentes langues, ce que Bakhtine appelle “polyglossie”, autrement dit “la présence simultanée de deux langues nationales ou plus, communiquant à l’intérieur d’un seul système culturel” [13]. Néanmoins, la langue européenne est posée comme norme et centre tandis que la ou les langues indigènes s’inscrivent dans la périphérie. Nous pourrons cependant nous interroger sur les interactions entre ces langues en dépit de leur statut inégal, tant du point de vue du signifiant que du signifié [14].
“Little Friend of all the world” pour les habitants de Lahore, “Friend of the Stars” pour le vieux soldat rencontré sur la route, Kim oscille entre deux pôles : disciple (chela) et “sahib”. Son patronyme est O’Hara et son origine irlandaise le prédispose à mieux comprendre le statut de colonisé. Que son identité soit problématique, le texte le montre assez, jalonné de questions ontologiques, hésitant entre “Who is Kim ? (K 166)” et “What is Kim ?” (K 331), la question de l’identité n’étant pas résolue à la fin [15]. L’interrogation “‘Am I a Hindu ?’, said Kim in English” (K 67), souligne le tiraillement entre l’identité potentielle et la langue parlée. Le roman s’ouvre sur une présentation ambivalente : Kim est blanc malgré son “visage brûlé au noir” [“burned black” K 49] et il est anglais bien qu’il s’exprime de préférence dans l’idiome du pays et qu’il parle sa langue maternelle “ in a clipped uncertain sing-song” [“avec une sorte de chantonnement hésitant et cassé”, K 49]. Plus loin, il est question de son “anglais à sonorité de fer-blanc coupé à la scie” [“the tinny, saw-cut English of the native-bred”, K 132]. L’anglais est donc à la fois la langue maternelle et une langue étrangère et Kim se situe bien à la frontière entre les langues et les races. Dans ce roman plurilingue, le narrateur, dont la voix se superpose parfois à celle de Kim, manifeste une compétence au moins égale à celle du personnage ; en témoignent des insertions entre crochets, où le narrateur, trouvant la traduction anglaise insuffisante propose la version originale (hindi) : par exemple pour souligner le refus de Kim d’entrer à l’école européenne, le narrateur utilise l’hindi “Gorah-log” et traduit entre crochets “White-folk” , “race des blancs” (K 141), ce qui accentue l’éloignement culturel. A l’inverse la traduction anglaise vient parfois illustrer un jeu de mots intraduisible, reposant sur la paronomase : “Thy man is rather yagi [bad-tempered] than yogi [a holy man] (K 61). Le problème pour Kipling est de transcrire dans une même langue, l’anglais, l’hindi parlé avec fluidité par Kim et son anglais beaucoup plus malaisé - “his clumsy English” (K 137). Quand Kim s’exprime en anglais, la narration recourt à une transcription quasi phonétique de l’accent du jeune garçon qui dit “Eye rishti” au lieu de “Irish” (K 134) ou souligne l’erreur causée par une traduction littérale : “My father has lived” (K 134), ce que les Anglais ne comprennent pas. Kim précise alors : “he is dead - gone out”, au risque d’une rupture du niveau de langue. On a donc une situation d’inversion linguistique où l’anglais pur et fluide correspond au moment où les personnages s’expriment en hindi. C’est le cas également de Hurree Babu qui parle clairement dès qu’il abandonne l’anglais pour l’hindi. Il faut dire que le babu, l’Indien ayant reçu une éducation en anglais, constitue un topos de la littérature coloniale. L’anglais n’est qu’un élément de son masque bouffon : “I am only Babu showing off my English to you. All we Babus talk English to show off” (K 231) [16]. L’urdu est la langue de communication entre le lama tibétain et Kim, terrain neutre, mais chacun conserve sa langue pour ses pensées secrètes : le chinois, pour l’un et l’hindi, pour l’autre. L’utilisation des diverses langues, à l’image du grand jeu et de ses codes, participe d’une poétique du secret et du mystère : Kim prend ainsi un texte chinois psalmodié par le lama “en faux bourdon” pour un “charme” [“some droned Chinese quotation which Kim took for a charm”, K 94]. Kim apparaît comme le maître des langues de l’Inde et héritier de ses traditions. Il sait en tout cas varier son registre linguistique, passer de la langue asiatique à la langue européenne en fonction des circonstances, utilisant par exemple l’anglais pour affirmer son autorité ou intimider ses interlocuteurs.
Forster rend l’idiolecte des Anglo-indiens en intégrant des mots urdu ou hindi, termes sans équivalent direct en anglais mais connotateurs de vraisemblance. Contrairement au narrateur de Kipling, celui de Forster ne maîtrise pas les langues vernaculaires. Les personnages orientaux s’expriment tous en anglais avec des marques linguistiques de l’“Indian English” [17]. L’indianisation de l’anglais est repérable à travers quelques traits simples comme l’utilisation de “thou” ou “thee” pour rendre le tutoiement de l’hindi, ce qui confère un aspect à la fois archaïque et exotique à la langue parlée, ou encore le recours massif à la forme progressive “It is owing to orders [...]” (API 56) mais aucun personnage ne s’exprime en “pidgin English”. Le narrateur reste complètement extérieur au persan ou à l’arabe, langues utilisées pour les personnages musulmans pour les intermèdes poétiques : “they began quoting poetry : Persian, Urdu, a little Arabic” (API 37). Quand Aziz imagine ce que sera sa tombe, il envisage une inscription persane, restituée en anglais, résumant la philosophie humaniste de Forster fondée sur “the secret understanding of the heart” (API 42). Quand il adopte un accent écossais “I hae ma doots” (I have my doubts API 83), Fielding n’est pas compris par Aziz mais il est obligé de reconnaître les aptitudes linguistiques de la nouvelle génération, qui ne parle nullement un anglais fautif : “there were none of the babuisms ascribed to them up at the Club”. Le Dr. Panna Lal constitue une exception : il parle un anglais jugé médiocre par Aziz (“an indifferent English”) mais c’est surtout son comportement qui le disqualifie : “he started playing the buffoon, flung down his umbrella, trod through it, and struck himself upon the nose”(API 238). Cette attitude consiste surtout à s’humilier et se dégrader afin d’échapper à une éventuelle vengeance d’Aziz, qu’il a trahi. L’absence de maîtrise de la langue produit surtout un effet comique, chez l’indigène mais aussi chez le colonisateur : ainsi, Mrs. Turton ne connaît de l’urdu que le mode impératif, utile pour donner des ordres aux domestiques, mais insuffisant pour accueillir poliment un hôte. Pour accroître l’impression d’étrangeté et signifier le gouffre culturel entre les communautés, Forster ne donne pas la traduction des termes utilisés.
Dans la littérature coloniale de langue française, on ne trouve nul texte équivalent à celui de Kipling et l’hétérolinguisme reste limité [18]. Le narrateur est en général proche de celui de Forster : incompétent dans la langue asiatique, il émaille pourtant son texte de vocables vietnamiens pour ce qui est des romans sur l’Indochine. En outre, ces romans sont rarement centrés sur un personnage indigène. Rien de comparable donc avec le bilinguisme de Loti dans Aziyadé [19] où le narrateur prétend parler parfaitement le turc, compétence illustrée par une série de phrases écrites dans cette langue mais dont la variété syntaxique reste assez limitée. Cette pratique exige cependant la présence d’un lexique et de traductions systématiques car le narrateur ne traduit pas lui-même. La langue turque, chez Loti, n’est guère plus qu’un fétiche dans une Turquie complètement fantasmée, la synecdoque d’un Orient rêvé.
Dans la littérature sur l’Indochine, le français est la langue du centre et le recours à la langue indigène, vietnamien, cambodgien ou laotien reste marginal. Tout au plus trouve-t-on quelques substantifs, à valeur de stéréotypes et aisément repérables par le lecteur, transcrits bien sûr en alphabet latin (le quoc ngu). C’est sans doute que les romanciers français admettent moins facilement l’altération du français, langue réputée universelle, toute déformation de la langue dégénérant inévitablement en “petit nègre”. Le romancier traduit la volonté de l’Occidental d’enfermer l’indigène dans un réseau lexical mais aussi métaphorique, qui permette de s’assurer une maîtrise sur lui, d’acclimater son étrangeté. C’est ainsi que se sont créés des stéréotypes - images univoques - représentatifs de l’imaginaire européen ou, plus rarement, asiatique. Ainsi, la description de Saigon donne à voir une parade sociale et déclenche une parade verbale : les voitures, conduites par des “saïs”, c’est-à-dire des cochers (C 27), encombrent les rues au même titre que les “pousseurs de rickshaw” (C 7). A la campagne, les “cañhas” [20] abritent des “nhaqués”, autrement dit des paysans annamites, qui, inévitablement, s’abreuvent de “saké” (C 174). La spécificité de la représentation, la couleur locale résident dans l’usage de vocables qui paraissent à la fois “techniques” et exotiques au lecteur européen. Cet usage est accentué par Dorgelès qui recourt aux mots vietnamiens essentiellement dans le registre ethnographique, mais sans connotation péjorative : le “khanh”, sorte de gong (RM 51), des “cai-bat”, des bols (RM 64), les “nhos”, les gamins (RM 64) ou se contente de reprendre des interjections comme “maoulen”, “vite” (RM 105).
Autour du colonisateur européen gravitent des personnages périphériques mais auxquels la récurrence littéraire finit par conférer un statut privilégié. Ainsi, la “ba dam”, la concubine indigène, contrepoint de l’Européenne, est présentée sous son appellation vietnamienne, la congaï, terme signifiant “la fille” mais qui a fini par acquérir un sens péjoratif. R. Dorgelès décrit en ces termes ce qui est devenu un archétype de la littérature sur l’Indochine : “Et, naturellement, aucun n’oubliera la congaï, l’inévitable congaï aux grâces d’oiseau, aux cheveux parfumés, qui roucoule d’amour entre les bras du barbare de France” [21]. Farrère ne fait qu’esquisser des silhouettes de ces femmes-enfants, “moitié servante[s], moitié épouse[s], qui complète[nt] indispensablement le mobilier d’un Européen d’Indo-Chine”(C 103). Le “boy”, qui peut fournir les mêmes prestations que la congaï, n’apparaît que sous son appellation anglaise. En général, la congaï parle peu et, si elle le fait, son discours est reproduit dans un français standard. Dans TheQuietAmerican de Graham Greene, roman des années 1950, c’est le français qui est la langue indigène, et Phuong l’Indochinoise parle cette langue à travers un anglais tout à fait courant. Quelques mots en français comme “enchantée” viennent amorcer son discours lorsqu’elle s’adresse à Pyle, un jeune Américain, dont le français est “awful” [22]. Le problème linguistique est réglé par Fowler, le protagoniste, parfaitement bilingue et qui sert d’intermédiaire, de passeur de langue, y compris dans la demande en mariage.
Plus encore que la femme orientale, l’Eurasien, être des frontières et des marges, métis biologique et culturel, concentre les stéréotypes et les appellations les plus péjoratives, le plus souvent sous la forme de la métonymie : les “ventres jaunes” ou “yellow-bellies”, les “sang-mêlé” sont supposés hériter “des pires défauts des deux races”, selon un personnage d’Orwell, dans Burmese Days [23]. Le seul Eurasien mis en scène par Forster partage la même dichotomie : “When English and Indians were both present, he grew self-conscious, because he did not know to whom he belonged” (API 106). En anglais, les termes évoquant le métis (half-breed, hybrid, mixed-blood, half-caste voire bastard) sont péjoratifs et il n’y a pas d’équivalent à l’espagnol “meztiso” Le héros métis du roman Lilamami de Maud Diver exprime son dégoût pour ce que deviennent les Eurasiens, les demi-castes : “the pathetic half and halfs who seem to inhabit a racial no-man’s-land” [24]. La double appartenance du métis finit par s’inverser en double exclusion, sauf chez Farrère, où la métisse au nom hybride, mi-français, mi-vietnamien, Jeanne Nguyen-Hoc, incarne une synthèse de l’ambition européenne et de la sagesse millénaire de l’Asie (C 126). Produit d’une transgression, le métis n’est pas seulement voué à la marginalité infligée aux hors-castes, il est aussi condamné à une quête d’identité qui ne peut aboutir qu’à la déchirure intérieure. Selon une étymologie fantaisiste, le métis est le “mal tissé”. Dans le roman français, on ne peut guère parler d’hybridité linguistique : le signifiant vietnamien, toujours rare, vient apporter une zone d’opacité et d’exotisme au texte tout en lui conférant une forme d’authenticité, validant l’expérience et la connaissance de l’auteur écrivant sur l’Indochine. Mais l’exhibition de l’étrangeté par le recours au vocable indigène s’inverse parfois en un rapatriement au centre du roman colonial, de l’être des marges promu au rang de héros littéraire.
Conclusion
Ces quelques exemples pris dans la littérature coloniale des premières décennies du XXe siècle marquent comment les romanciers britanniques se situent aux marges du réalisme. Même si Forster et surtout Kipling n’ont pas complètement renoncé au roman équivalent du three-deckers, l’unité recherchée est avant tout organique, ne visant pas à accumuler les “couches” de texte mais à les fondre dans un mouvement dynamique, sans chercher à écraser les disparités ni à effacer la fragmentation. La tension entre éclatement du réel et volonté totalisante de l’écriture se retrouve au plan de la langue. L’hégémonie de l’anglais ou du français, langue de l’écriture, est remise en cause par une forme d’hybridation, plus ou moins affirmée selon les cas. Les écrivains tentent de pratiquer un plurilinguisme, qui donne voix aux langues vernaculaires mais les limites d’une telle ouverture tiennent aux compétences mêmes de l’auteur et aussi du récepteur, le lecteur. En fait, cette langue transplantée, qui reste européenne quoique légèrement métissée, fonde l’identité d’une communauté : celle des expatriés de l’Anglo-India de Kipling et de Forster ou de l’Indochine française, par opposition aux métropolitains. L’anglais est cependant bien plus indianisé que le français n’est “vietnamisé” mais en aucun cas, on n’observe la création d’une interlangue [25] comme dans les littératures postcoloniales. L’exploration des marges, l’implantation aux frontières des genres et des langues, une pratique de plus en plus iconoclaste participent d’une remise en cause progressive de toute autorité transcendante, annonciatrice de la littérature postcoloniale, qui sera plus encore une littérature du décentrement [26].