L’appartement est sordide. Par la fenêtre, je peux voir la façade de l’église Sainte-Croix. Je ne dois pas faire de bruit alors je reste de longues heures à regarder la télé. Le son est coupé. Les images de l’attentat sont diffusées en boucle. Je ne ressens rien. Je me sens étranger à ce carnage.
Je fais quelques pas dans l’appartement. Deux petites pièces. La cuisine. Le frigo est plein. Le bac du bas est rempli de bières. J’en décapsule une et je m’installe près de la fenêtre. Les rideaux sont tirés. Je prends un livre que je referme aussitôt. Quelques images quand même et le bruit. L’explosion. Je regarde les images à la télé. Il y a un homme qui parle. Un juge. Il semble me regarder. J’ai envie de lui expliquer. Il y a une lutte à mener et cette lutte doit nous libérer de l’oppression française. Une lutte anti-coloniale. L’indépendance.
J’aime cette idée. Askolenn, c’était ça au début. Une idée politique Répondre à la violence par la violence et libérer la Bretagne de cinq cents ans d’occupation. A la télé, ils passent une brève interview du capitaine Yann. Des images d’archives. C’est un petit homme rond. Il doit avoir un peu plus de quarante cinq ans. Il porte de petites lunettes à la monture d’acier. Il a l’air d’un prof de maths avec son bouc espagnol. Youenn me l’avait présenté à la mi-temps d’un match de foot à Nantes. Nous avions discuté quelques minutes et j’avais promis d’assister à une réunion d’Askolenn. Le temps des manifestations et des courbettes devant les élus pro-français était fini. Youenn avait ajouté : « Il faut agir. Donner des coups ! » Je me demande si pour Youenn l’important n’est pas qu’il y ait un début ou une fin à cette lutte mais simplement que le sang coule. Je crois que pour lui Askolenn est un instant dans le temps de la lutte et cet instant doit être destructeur.
Je me souviens d’un des discours du capitaine Yann : « J’ai longé le fleuve, camarades, clama-t-il un soir de Kala-goañv [1]. J’ai longé le fleuve et je nous ai vus, camarades ! Vous étiez des milliers. Le drapeau blanc à croix noire flottant au-dessus de nos têtes. Vous étiez des milliers ! La tête relevée parlant notre langue, celle de nos pères. Yezh hon tadoù kozh [2] ! » Nous étions une vingtaine de militants installés dans l’arrière salle d’un ancien café qui servait de local, avant qu’Askolenn ne soit interdit. Le local se trouvait butte Sainte-Anne dans une petite rue qui descendait vers la Loire. « L’eau était rouge du sang de nos ennemis, avait-il rugi en essuyant son front dégoulinant de sueur. Il y avait une foule en pleurs sur les quais. Des larmes de joie, camarades ! La Bretagne était à nouveau libre. Nous n’avions plus honte. Il nous a fallu attendre cinq cents années ! Nous étions libres ! Quel instant sublime. Et vous, camarades, vous mes amis, vous étiez au premier rang, à mes côtés. »
J’éteins la télé. Par la fenêtre j’aperçois un car de CRS remonter la rue et s’arrêter devant un restaurant. Une dizaine de CRS sortent du car et investissent le restaurant. J’entends des cris, des hurlements. Ils ressortent assez vite. Trois hommes sont menottés et embarqués. L’un d’eux a du sang sur sa chemise. Une chemise blanche. Je n’ai pas vu leurs visages. Je m’écarte de la fenêtre. Le calme est revenu. Je ferme les yeux et je pense à toi. Je te vois presque… Il faudrait s’enfuir, me dis-tu. Fuir par le fleuve. Le fleuve n’est que le lien et l’absence de lien. J’ai dit quelque chose comme ça. Un truc qui m’est passé par la tête. Tu trouves ça con.
Fuir par le fleuve. Cette idée te fait rire. Tu ris en regardant mes mains s’éloigner de ton visage. S’enfuir, murmures-tu encore. Il n’est pas trop tard.
— Un policier est mort, Lola. Et il y aura d’autres victimes !
Je te revois. Tu restes quelques secondes, étourdie.
— C’est toi, demandes-tu. Tu l’as tué ce flic ?
— Non, Lola. Je suis innocent.
— Comment te croire ?
— Ils m’ont relâché.
Tu grimaces et tes yeux se détournent des miens. Tu ne me crois pas.
— Ca n’est pas moi Lola, dis-je.
— Ca n’est pas une réponse.
— Que faut-il que je te dise !
— Rien.
Tu me caresses doucement la main suivant une ligne de vie imaginaire. Tu ne veux pas m’écouter. Pourtant je continue. Ce qui me passe par la tête.
— L’eau était froide et claire, Lola, dis-je en refermant ma main. Tu n’étais pas seule. Il y avait un autre vélo laissé sur la plage. Tu as sursauté. Le bruit d’un plongeon et des éclats de rire tout près de toi.
— Une île ?
— Oui, Lola.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Une copine à toi. Elle passait ses vacances là-bas.
— Je ne comprends pas, Malo. Pourquoi me parler d’une île ?
De l’exaspération dans ta voix. Moi, je pense à cette île. J’imagine ces plages de sable blanc. Devant nous, un chemin a été tracé. C’est toi qui as dit ça, Lola. Un chemin ! Devant nous.
Pendant une semaine, je suis resté caché dans l’appartement. Je n’ai pas pu te revoir Lola, ni t’appeler. Je sors enfin. Youenn m’a donné rendez-vous à l’usine LU. Il y a une exposition de photos. Nous faisons un tour rapide avant de prendre une bière au comptoir. Il me dit que tout est calme, que les flics n’ont pas de piste. Je regarde les gens autour de moi.
— Ne sois pas nerveux, dit-il.
Il me file un billet de train pour Vannes. Il a fait glisser l’enveloppe sur le comptoir. Je ramasse le billet.
— Je devais avoir cinq minutes pour évacuer les lieux. Petra ‘zo c’hoarvezet [3] ? Lâr din, Youenn !
Il hausse les épaules, mal à l’aise. Il me dit que tout va bien. Il chuchote ces derniers mots. Il y a des gens autour de nous. Nous ne pouvons parler. Nous sortons. Il fait froid et nous faisons quelques pas le long du canal Saint-Félix.
— Tu verras, Malo, reprend-il. Tout ira bien. La presse est dans le brouillard. Ils évoquent des pistes islamistes, voire corses. Il y a même des journaux qui ne parlent que du clébard. La SPA est montée au créneau. Rien de sérieux comme tu vois.
— Ha bremañ [4] ?
— Un train. Dans dix minutes. Dans le train, tu croiseras le capitaine et un autre camarade, Gwenn. Ils t’expliqueront la marche à suivre. Une dernière chose. Pas de coup de fil. Surtout pas !
Il me tape sur l’épaule et retourne à l’intérieur de l’Usine LU. Moi, je me dirige vers la gare pour prendre le train. Direction Vannes. J’ai envie d’appeler Lola. Youenn m’a dit qu’il était en contact avec elle, qu’elle ne s’inquiétait pas. J’arrive à la gare. Dans chaque coin se tiennent des militaires en faction, le famas en bandoulière. Je regarde autour de moi. Les militaires ne contrôlent pas. Ils sont là, impassibles et menaçants. Je descends vers les quais. Je monte dans le train. Un employé de la Sncf s’agite sur le quai. Il annonce cinq minutes de retard.
Je file le long des compartiments. J’aperçois soudain le capitaine Yann. Il parle à un type plus jeune que lui. Sans doute Gwenn. Il est grand, les cheveux blonds et longs. Je m’assois face à eux. Ils ne me regardent pas. J’ouvre le journal que j’ai acheté au point presse. Ils ne font pas attention à un voyageur qui fume tranquillement à la fenêtre. Ils évoquent d’abord l’explosion à la gare en des termes généraux, puis ils se mettent à parler de foot.
Le capitaine Yann me fait un signe discret de la main puis il se lève et glisse discrètement un petit bout de papier dans ma veste. Ensuite, il descend. Je sors du compartiment et je lis rapidement le mot du capitaine Yann. Il est écrit : « Ne pas revoir Lola Kergoat ». Je déchire le bout de papier. Je le jette par la fenêtre. C’est quoi ces conneries ? Le capitaine Yann se tient tranquillement sur le quai. Il me regarde longuement puis il se dirige vers la sortie. Ne pas revoir Lola ? Je ne saisis pas. Qu’a voulu dire le capitaine Yann ? Il se retourne une dernière fois en s’engouffrant dans le passage souterrain de la gare. Le train part. Direction Quimper via Vannes. Je regarde longuement le quai de la gare. Le train s’élance à pleine vitesse. Face à moi, Gwenn sommeille.
Je n’aime pas les voyages en train, affirme soudain la jeune femme qui vient de s’installer dans le compartiment. On dirait une irlandaise. Elle a de grands yeux clairs, peut-être verts, et sur son visage blanc on devine quelque chose ressemblant à de la lassitude.
— Je trouve ça triste. Pas vous ?
Elle me serre le bras. Je ne réponds pas, me levant pour me dégager. Je me dirige vers l’avant du train. Elle ne me suit pas. Je trouve une autre place à l’avant du train. Si Lola avait été à mes côtés, dans ce train, elle aurait dit quelque chose comme : « Que la chance soit de notre côté ». Comme si la chance choisissait un côté, le nôtre qui plus est ! Oui, elle aurait dit quelque chose comme ça, des mots qui se seraient enfuis par la vitre ouverte.
Gwenn me retrouve à l’avant du train. Je le regarde avancer d’une démarche souple, les mains dans les poches de son jean. Il me fait signe de le rejoindre près de la porte des toilettes. Dans un breton au fort accent du Trégor, il m’explique qu’il faut que je descende à Vannes, qu’ensuite on m’expliquera.
M’expliquer quoi ? Il ne me répond pas. Il répète que je dois descendre à Vannes. Ce sont les ordres. Je ne dois pas chercher plus loin.
— Il devait y avoir cinq minutes avant que la bombe n’explose. Que s’est-il passé ?
Gwenn dit qu’il n’en sait rien, que les erreurs de programmation arrivent et que finalement je dois être heureux de ne pas avoir été blessé. Je dois me contenter de cette brève explication.
— Pourquoi ce mot du capitaine Yann ?
— Quel mot ?
— Qu’est-ce que Lola a à voir avec tout ça ?
— Ne pose pas tant de questions, camarade, dit Gwenn presque menaçant.
— Pourquoi ce mot ?
— Paouez [5] !
Il s’avance vers moi. Je l’attrape à la gorge et je le plaque contre la porte des toilettes. Il est surpris et d’un geste brusque il se dégage.
— Paouez !
Il me toise un instant puis il s’en va. Je branche alors mon téléphone portable. Il n’y a pas de message. Lola ne m’a pas appelé. J’hésite. Je l’éteins.
Je descends à Vannes. Une ville dont tu m’as parlé. Une ville où tu m’as dit avoir vécu. Tu me prends la main, comme si tu étais là. Je serre le poing dans le vide. Je te suis sans rien dire. Ton ombre me guide dans cette ville bourgeoise que je ne connais pas. Une ombre fugitive. Une fuite que nous aurions pu imaginer ensemble Lola. Je marche jusqu’au centre ville. Près de la porte Saint Vincent, je reste un instant immobile. Il y a une photo de cette porte monumentale dans un de tes albums photos. Je me souviens l’avoir vue. Tu y posais avec ta mère.
Il se met soudain à pleuvoir et je m’abrite dans un café qui donne sur une place en demi-cercle, face au port. En face, les bateaux de plaisance sont amarrés, collés les uns aux autres. Je commande un demi… Tu es revenue Lola. Un rouge à lèvres trop rouge. Trop voyant. Ton ombre s’incruste entre le bruit des conversations. La bière fraîche coule au fond de ma gorge. Tu es là tout près de moi. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour sentir ton souffle dans mon cou. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour t’imaginer contre moi. Nous sommes étendus sur les pelouses de la fac de lettres. Ce jour-là, tu portais un tee-shirt vert olive. Au dessus du portrait du sous-commandant Marcos, est écrit « Chiapas-Breizh : Frankiz [6] ». Tu m’avais offert le même tee-shirt. Une autre couleur. Orange. Pour ton âme inquiète m’avais-tu dit en me le donnant. Tu affectionnes ce mot « âme » sans que je comprenne réellement ce qu’il signifie pour toi. Lorsque je te le demande, tu hésites. Tu cherches tes mots. Tu parles de révolution antilibérale, de lutte identitaire. Pour toi, Lola, les âmes sont forcément rongées d’inquiétude. Nos âmes sont-elles bretonnes ? Tu ris. Ames bretonnes et anxieuses.
Je te revois. Le vent se joue de tes longs cheveux et ta colère s’en va comme elle est venue. L’injustice sociale s’évapore par une caresse le long de ton dos. Notre crise identitaire se perd en de longs baisers langoureux. Le droit des peuples à l’autodétermination s’envole en mots doux susurrés à l’oreille. Lassitude. Je n’ai pas vu ce mot se former sur tes lèvres. J’ai aimé ces moments te regardant sourire au jour de nos mains enlacées, sourire à la nuit de nos corps écorchés, sourire peut-être déjà par habitude.
J’ouvre les yeux et je bois le reste de ma bière. A cet instant, je vois Gwenn passer devant le café, interrompant mes rêveries. Il s’arrête un instant pour demander l’heure à un passant. Avant de s’en aller, il me jette un coup d’œil à travers la vitre embuée du café. Je recommande un demi. Dehors l’averse s’est calmée. Je pose mon portable sur le comptoir. Tu n’appelles pas. Youenn m’a dit que tu n’es pas inquiète, qu’il t’a prévenue. Je cherche ton numéro. J’hésite. Je me dis qu’il faut mieux attendre. J’éteins mon portable.
Au fond du café, un groupe de jeunes s’excite sur le flipper. Une jeune femme entre alors. Je ne la reconnais pas tout de suite. Elle s’avance. C’est la jeune femme qui était dans le train. Elle ne fait pas attention à moi. Le regard des hommes se fixe sur elle tandis qu’elle s’approche du comptoir. Les jeunes sifflent bêtement avant de reprendre leur partie de flipper.
Elle allume une cigarette et ferme les yeux en aspirant la première bouffée. Elle est belle avec son visage blanc, ses yeux clairs, ses tâches de rousseur constellant ses joues. Elle se tourne vers moi.
— Pourquoi s’enfuir, murmure-t-elle sans me regarder.
— Je ne fuis pas, dis-je surpris.
— Alors que fais-tu ici, dans ce café, me demande-t-elle en me tutoyant spontanément comme si nous nous connaissions depuis longtemps.
— Je bois un verre, dis-je en terminant mon demi et en faisant signe au patron de m’en remettre un autre. Un verre puis un autre. Je ne sais pas encore.
— Tu es de Vannes ?
— Non.
— De passage ?
Je ne réponds pas. Mon téléphone portable sonne à cet instant. Je prends la communication. Personne. Et si c’était Lola ? Non. Un autre numéro. Je compose rapidement son numéro. Je sais que Youenn me l’a interdit. Je laisse sonner longtemps. Une dizaine de sonneries. Pas de réponse. Je ramasse mon téléphone et je me tourne vers la jeune femme qui s’est rapprochée de moi.
— Pourquoi s’enfuir, continue-t-elle. Tu n’as pas répondu à ma question.
— Pourquoi cette question ?
— Comme ça. Je t’ai observé dans le train. Il n’y a que les gens qui ont quelque chose à fuir qui semblent si agités. Une agitation intérieure. Une façon de regarder les autres.
J’attrape le tabouret de bar qui est à ma gauche. Je me hisse dessus. Elle pose son pied sur le rebord en acier et son genou effleure le mien.
— J’aurais dû partir avant, dis-je en laissant mon genou contre le sien. Les choses ont traîné. On a toujours l’impression qu’on a le temps, ou plutôt que le temps peut tout résoudre, tout dissoudre.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Qui ?
— La fille.
— Lola. Un prénom qu’elle n’aime pas.
— Un prénom. Rien qu’un prénom ?
— Des regrets.
— Il faudrait ne pas en avoir, murmure-t-elle en me fixant intensément.
— Oui, il faudrait.
— Qui est donc cette Lola qui t’envoie jusqu’ici, à Vannes ?
— Une ombre, dis-je.
Elle commande un nouveau verre de vin blanc et pousse vers moi la coupelle d’olives vertes.
— Tu souhaites la retrouver, demande-t-elle en appuyant son genou contre le mien.
— Je ne sais pas, dis-je en repoussant doucement son genou.
Elle pose ses lèvres sur le bord de son verre de vin et boit délicatement.
— Viens, dit-elle en me prenant alors la main.
— Où ?
— Un autre bar.
Je la suis. Annwenn. C’est son prénom. Elle m’entraîne dans un pub. Elle me pose d’autres questions. Je ne me souviens plus de mes réponses. Je sais que moi, je n’ai pas de questions à lui poser. Nous buvons d’autres verres. Je ne pense plus à toi, Lola. Je n’essaye pas de te rappeler.