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This is the way, step inside… 

mardi 9 novembre 2010, par Pierre-Emmanuel Marais

This is the way, step inside…

Il pleut. Depuis le début du mois. Fanta semble ailleurs, fascinée par le ruissellement de la pluie sur les vitres de la cuisine. J’ai fait du thé. L’eau bout dans la casserole. Je l’entends murmurer :

— La pluie… Gwen ! Je ne supporte plus cette pluie. Comme si ça ne s’arrêtait jamais.

— Alors pourquoi tu restes devant la fenêtre à la regarder ?

— Je ne sais pas. C’est comme ça. Je pense à autre chose.

— Tu veux du thé ?

— Non, je vais rester encore là.
Sur le mur de la cuisine il y a une affiche de Disneyland Paris. Ils avaient dit qu’on irait, ceux du CE étaient d’accord.

— Elle s’arrête quand la pluie, Gwen ?
Quand j’étais enfant, j’aimais la pluie, le crachin qui enveloppait tout, ou pour être honnête, j’aimais les longues journées pluvieuses où je restais dans ma chambre, seul, à lire ou à rêver. Il n’y avait personne pour me dire d’aller jouer dehors, courir, faire du sport. Fanta reprend :

— Et si on partait à New-York...
Et si, et si… this is the way, step inside…

— J’ai toujours rêvé d’aller à New-York, continue Fanta en essuyant la fenêtre d’un revers de manche, de la buée comme un nuage d’angoisse.
Elle dit qu’il faudrait tout vendre, tout ce qu’on a et repartir à zéro. Vendre tout ? J’éclate de rire puis je la prends dans mes bras et je lui dis que je ne me moque pas d’elle. J’ajoute : « Regarde ! »
Il n’y a rien qui tienne debout dans ce putain d’appart. Une vieille télé noir-et-blanc que j’ai bricolée pour recevoir la tnt, des meubles Ikea, un vieux canapé défoncé, une chaine-hifi qui n’est pas passée à l’ère du numérique, ni de la stéréo, mes vieux disques de Joy Division. La caisse ? Une vieille clio dont l’embrayage est mort et qui ne monte pas la côte de Penn-Milin si le vent est plein nord. Je suis resté coincé comme un con l’hiver dernier en revenant d’un piquet de grève. Des camarades m’ont aidé à la pousser jusqu’au sommet de la côte. Finalement, le seul truc récent, c’est l’appareil photo que m’a offert ma mère à Noël. On ne va pas loin avec un pauvre appareil photo made in china. Et ce qui valait quelque chose, je l’ai déjà refourgué, quelques mois après que Rexon ferme.

— Partir loin ...
Je verse le thé et je regarde Fanta qui n’a pas bougé. On n’a pas de situations très stables tout les deux. Elle fait les ménages dans des sites industriels, horaires décalés, payée au lance-pierre. Pas trop de choix pour une jeune black sans diplôme. Et moi ? Pas grand chose depuis que Rexon a fermé. Je bricole. J’ai pas bien le goût depuis la fermeture de l’usine. Quand j’y pense, on s’est battu des mois pour rien. Ils nous ont bien baisés les patrons, eux et les actionnaires, ces fantômes qu’ils agitaient comme des épouvantails au-dessus de nos têtes. Ils ont doublé le chèque mais le mien de toute façon il était pas lourd. J’étais rentré dans les derniers. Et puis, il y a eu le cadeau, le week-end chez Disney, les spectacles version impérialisme franco-américain. On a tous été invités, les cars au départ de Nantes et Fanta qui rêvait. Pour elle Disney, c’était déjà un peu New York et nous on a tous dit oui, on s’est facilement imaginé se gavant de barba-papa chimique genre Seveso, hurlant pour avoir le dernier gadget fabriqué par un enfant chinois à l’espérance de vie d’une petite trentaine d’années, se pâmant devant un père noël au visage have et triste, genre travailleur sans papier enduit d’une grosse couche de maquillage bon marché, rêvant d’être pris en photo au côté de la princesse du-niais, se gavant encore et encore de gélatine aromatisée au E554, se faisant embrasser par un Mickey repris de justice sous camisole chimique. Ils ont annulé le week-end au dernier moment. Et personne n’a rien dit.
Le thé fume dans la tasse et Fanta a fermé les yeux, elle se balance doucement ; elle est loin et moi, je me souviens de Jos m’annonçant qu’ils fermaient le site...

— Ils vont fermer, Gwen ! Fini Rexon !

— Pourtant, ils ont dit…

— Des conneries, Gwen. Ils délocalisent en Tunisie.
Je ne comprenais pas. Jos pleurait. Je l’avais toujours vu solide, lui le leader de la CGT. Dans l’atelier il y avait sa grande gueule qui tenait tête à la direction, qui nous haranguait pour qu’on tienne les piquets de grève devant l’usine, qu’on ne lâche pas devant les fumiers de la direction.

— Pourquoi , Jos ? On s’est battu et on a fait des sacrifices ! Putain, ils l’ont même écrit, les gains de productivité, les objectifs... j’ai pas rêvé, Jos !
Il restait silencieux. Il était presque tout petit maintenant et il essuyait de ses doigts jaunes les larmes qui coulaient sur ses joues.

— Putain Jos ! On va faire quoi maintenant ?
Il reniflait bruyamment et il semblait se tasser, comme s’il avait le corps tout cassé. Il a dit qu’ils avaient vendu les machines et que tout allait être produit en Turquie ou en République tchèque. Il avait dit qu’eux ils n’avaient pas eu le choix, ils avaient signé le protocole même s’ils avaient eu l’impression de se faire entuber.

— Enc.. d’actionnaires ! avait beuglé Jos, une haleine d’alcool et sa voix qui s’éteignait à peine sortie de sa bouche.
Je bois doucement le thé brûlant. Je ne sens pas la chaleur dans ma bouche. Je ne sens plus rien et le pire c’est que je ne me souviens plus de comment était la vie avant. Il y a eu un grand tourbillon qui nous a emporté. On allait les mettre à genoux alors qu’on ne s’apercevait pas qu’ils nous balançaient déjà de grandes pelletés de misère dans la gueule. This is the way, step inside… Depuis, c’est les rendez-vous à Pôle Emploi avec l’autre clown qui trouve que je me bouge pas assez. Évidemment, je gratte un peu au noir, de quoi vivoter avec Fanta, de quoi payer le loyer, les clopes et les bières qu’on va boire le week-end au Torr-e-benn.

— Partir, murmure Fanta en ouvrant les yeux. Loin ... Ta mère a appelé pour ce soir ?

— Il reste des trucs dans le frigo ?

— Non. Rien. Deux trois yaourts.

— Bon, on y va alors.
Souvent, surtout les fins de mois, on va manger chez mon oncle. C’est ça ou les restos du cœur. Il comprend mon oncle, même si pour lui aussi c’est dur. Il est venu lorsqu’on a bloqué Rexon. C’est un ancien de l’usine, mis à la retraite anticipée il y a deux ans. Et puis, il n’est pas loin, dans le bas de Chantenay. On prend le bus jusqu’à la place Jean Macé et on remonte vers Sainte-Anne. Quand on arrive chez lui, il fait déjà nuit et la pluie n’a pas cessé.

— On va aller à New-York, lui dit Fanta en l’embrassant.
Il ne dit rien et s’active dans sa minuscule cuisine. Fanta lui redit qu’elle veut qu’on aille à New York.

— New York ? fait mon oncle en posant un plat fumant de tagliatelles à la carbonara. New York ? En Amérique ?

— Oui. L’ Empire State Building, le pont de Brooklyn...

— C’est froid et humide là-bas !

— C’est pas pareil, explique Fanta.
Il sourit. Et il se met à parler du grand-père, celui qui est venu de Gourin pour travailler aux conserveries. Il dit que lui aussi, il n’avait que ce mot à la bouche, New-York. Mais, il n’est pas allé plus loin que la gare de Chantenay...
Le temps passe doucement à l’écouter. Il a sorti une bouteille de muscadet et je regarde la pluie sous les réverbères de la rue. Dans le salon, il a laissé la télévision allumée. Je devine la voix du président Sarkozy.

— Pourquoi tu n’éteins pas cette putain de télé ?

— Ne jure pas, Gwen !

— Pourquoi ? je demande.

— Ca me fait de la compagnie.

— On est là !

— Vas-y, Gwen. Éteins-la. De toute façon, c’est l’autre, l’ami des riches. On n’a rien à en attendre.
J’ai éteint la télé. Sur la table, il y a le journal. Mon oncle ne m’en a pas parlé. Le visage de Jos en première page. Il le connait, peut-être qu’il a peur. Jos a explosé un ancien cadre de Rexon. Je crois qu’il avait un peu picolé. C’est vrai qu’il n’est pas le seul à avoir plongé, d’une manière ou d’une autre. J’ai été le voir à la maison d’arrêt. Il m’a expliqué. Le type roulait à bord d’un énorme 4x4 rutilant. Il s’est garé sur une place handicapé au supermarché. Jos, lui, il a pas supporté. Il lui a dit de dégager et l’autre l’a envoyé se faire foutre. Et ça lui faisait plaisir. Il se souvenait de Rexon, de Jos et de ses grands coups de gueule quand on cessait le travail. Je crois que Jos, il a fallu que la sécurité l’empêche d’étrangler le cadre au 4x4 tellement il était devenu fou.

— Il disait quoi, Sarkozy ? demande Fanta.

— J’sais pas. Des conneries.
On est rentré. Le mois se termine dans une semaine alors on a dit à demain à mon oncle. On a mis un peu de chauffage dans la chambre et on fume quelques joints en écoutant de la musique… Confusion in her eyes that says it all… Les semaines glissent, ennuyeuses, et le ciel bas vient cogner sur la tête de Fanta. Souvent elle pleure, même chez mon oncle quand on va pour manger. Il reste juste les rêves et moi je voudrais juste mettre un peu de thunes de côté. Pas facile. J’y arrive pas. C’est comme si on avait les pieds dans la boue et qu’autour de nous, il n’y avait pas d’endroit sec, même pour nos rêves. On demande pas grand chose pourtant. Juste pouvoir se barrer.
Il y a ce chantier. C’est mon oncle qui m’a filé le tuyau. J’ai été embauché deux semaines le mois dernier et ils ont dit que je pourrai être rappelé. C’est pas le Pérou mais déjà, j’ai pu remplir le frigo et aller m’enivrer au torr-e-benn avec quelques anciens de Rexon.

— J’ai failli être embarquée, dit Fanta.
Je baisse la tête. J’ai tout le temps peur. Fanta me dit que ses papiers sont en règle mais l’autre jour, elle a changé de trottoir quand elle a vu deux flics descendre d’un fourgon. Je lui ai demandé : tu veux pas que je me renseigne pour tes papiers ? Elle a dit non. Je n’ai pas osé insister.

— Ecoute, Fanta. J’ai bien réfléchi. Tu vas aller à New-York. Il y a eu ce chantier et puis mon oncle m’a donné un peu d’argent. Il a dit qu’il avait un peu de côté. Je te rejoindrai rapidement. On m’a branché sur un autre chantier. Un plan sur la côte. Je saurais bientôt. Une histoire de semaines, Fanta. Tu trouveras un travail là-bas. Il y a ce cousin dont tu m’as parlé. Appelle-le.
Elle pleure puis ses mains s’apaisent. Elle dit que peut-être, il faut faire comme ça. Je ne lui dis pas pour les contrôle de police. Je sais qu’elle a peur mais on n’arrive pas à en parler. Les semaines glissent à nouveau jusqu’au jour où j’ai eu suffisamment pour acheter les billets. Pour le visa, elle s’est débrouillée. Elle n’a pas voulu me dire comment elle a fait.
Il y a une pluie torrentielle quand je la dépose à la gare. Elle monte dans le train et je ne sais pas si c’est la pluie où la séparation mais son beau visage noir brille sous les néons du quai. Le train part. Elle me manque déjà.
Je passe en boucle mes disques de Joy Division. Je suis toujours sans nouvelles. Le soir, je vais manger chez mon oncle. Il y a toujours cette putain de télé avec les visages souriants des journalistes à la solde du pouvoir… Mother I tried please believe me, I’m doing the best that I can. I’m ashamed of the things I’ve been put through, I’m ashamed of the person I am… Le temps passe lentement sans Fanta. Le plan pour bosser sur la côte a foiré et je tourne en rond dans l’appartement. J’ai essayé de l’appeler, plusieurs fois, je lui ai dit pour mon oncle, l’attaque et le voisin qui l’a retrouvé sans vie. Enfin, je ne lui ai pas dit. J’ai laissé un message et ça m’a fait bizarre comme si je me parlais à moi-même, comme si je m’annonçais la mauvaise nouvelle : tu sais, Gwen, il est mort. Je savais. Ah, bon, alors pourquoi tu parles dans ce téléphone ? Parce que je n’ai personne à qui parler. Ah, bon…
Je vais au cimetière le dimanche. Quelques fleurs que je dépose avec l’idée que je ne me souviens déjà plus de rien. Les fleurs je les prends sur les parterres municipaux. Ce dimanche-là, en revenant du cimetière, j’ai trouvé un mail de Fanta. Elle disait ne pas avoir voulu donner de nouvelles avant d’avoir trouvé un boulot. Elle dit être heureuse, dit qu’elle m’attend, que je ne peux venir tout de suite. Elle squatte une chambre chez son cousin. Le lendemain, elle m’appelle :

— Hey, Gwen. Tu sais New-York c’est incroyable ! Tu verras... Moi, ça va mieux, ça n’a pas été simple, je t’expliquerai. Je te dirai tout ça quand tu viendras. Ok ?

— Ok.

— Tu sais, Gwen. Il pleut aussi ici, mais c’est pas la même chose. Tu verras, Gwen.

— Ne t’inquiète pas.

— Je ne suis pas inquiète.

— Kenavo.

— Oui, au revoir.

— Au fait, tu sais, mon oncle…

— Non. Qu’est-ce qui se passe ?

— Non, rien. Kenavo.

— Je t’embrasse, Gwen.
Elle ment. Je sais qu’elle ment. Sa voix flotte et sonne faux mais je ne trouve rien à dire. J’ai encore sur les mains l’odeur des fleurs que j’ai déposées sur la tombe de mon oncle. Sur la table, les tracts que j’ai ramenés d’une manifestation à laquelle j’ai participé la veille. Les crs ont balancé des lacrymos sans raison et j’ai soudain envie de dire à Fanta la course dans les rues pour ne pas se faire choper. Mais je ne peux pas. Je ne dis rien. Il ne reste plus grand chose et vraiment je ne suis pas doué pour me souvenir. Les gars à Rexon, ils trouvaient parfois que j’étais ailleurs. A la pause, je m’isolais dans un coin, mon casque sur les oreilles, la musique à plein tube. C’est quand ça a chauffé qu’ils ont réalisé que j’étais avec eux. J’ai été de tous les piquets de grève, de toutes les manifestations.

— Fanta ?

— Gwen ...
Elle pleure.

— Tout va bien, Fanta ?

— Oui, Gwen, et toi ?

— Derc’hel da vont [1]...
On reste silencieux. Il y a des cris, des bruits de conversation derrière elle. Je l’imagine à New York. Ca me fait du bien, même si je sais que ça n’est pas vrai. Je l’imagine dans Broadway. Il doit déjà commencer à faire froid là-bas. Je suis fort pour ce qui est d’imaginer.

— Ne pleure pas.
Elle a raccroché. Je branche la radio. Il y a devant moi la vaisselle qui s’est entassée. Je fais couler de l’eau chaude et la voix d’un journaliste me berce : "Les codes ultra-secrets qui permettent au président des Etats-Unis de déclencher une frappe nucléaire ont disparu pendant « des mois » alors que le président Bill Clinton était à la Maison Blanche." Je nettoie l’évier. Le journaliste poursuit : "Les codes permettant l’usage de l’arme nucléaire sont supposés être en permanence à la disposition du président et sont placés sous la responsabilité d’un de ses collaborateurs." Je prends la radio et je la balance contre le mur. Les morceaux de métal et de plastique inondent la pièce. Lors de la manif, celle où je suis allé la veille, j’ai croisé un type originaire du même pays que Fanta. Je le connaissais de vue. On était allé à une fête avec Fanta et j’avais un peu parlé avec lui. Il m’a dit qu’elle avait été arrêtée à Paris, qu’il n’avait pas de nouvelles depuis. Il pensait qu’ils l’avaient explusée.

Notes

[1On fait aller (en breton)

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