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New York, New York 

lundi 4 juillet 2005, par D. James Eldon

Cinq ou six verres, un vendredi soir. Jackie se tourna sur son tabouret et dit :
- Tony, ça fait combien de temps qu’on est copains ?
Tony plissa les yeux, but une gorgée de son scotch "on the rocks" et répondit :
- Depuis la fac... quinze ans, seize ans, peut-être.
Jackie regarda autour de lui dans le bar, marmonna quelque chose, puis plongea son regard dans celui de Tony.
- Depuis tout ce temps-là, qu’est-ce qu’on connaît - réellement - l’un de l’autre ?
- De quoi tu parles, Jackie ? Si je te connais ? Tu parles que je te connais ! T’es un super avocat et t’es complètement nul à la pêche. Tu regardes toujours les mêmes vieux westerns pourris. Ton mariage bat de l’aile, mais vous êtes toujours ensemble. T’es plein aux as, et t’aurais besoin de faire un peu plus de sport...
- Non, ce n’est pas ça du tout que je veux dire. Ça c’est ce que tu vois là, mais pas là, répondit Jackie, en tapotant un doigt contre sa tempe.
- Mais qu’est-ce que tu racontes, vieux ? On bosse dans le même bureau. On va boire des coups ensemble deux, trois soirs par semaine. Qu’est-ce que t’es en train d’essayer de me dire, que tu as une mystérieuse double vie ? Bon sang, Jackie !
Jackie se retourna, fit signe au barman, et commanda une nouvelle tournée. Il ajouta :
- Il y a des choses qu’on croit savoir, mais en fait on ne sait rien. Il y a des choses que j’ignore sur moi-même, alors comment toi, tu pourrais connaître ces choses ?
- Mais de quoi parles-tu, au juste ?... de tes angoisses, de problèmes de fric, de sexe, hein, de quoi ?
Il fit de nouveau face à Tony.
- Je parle de la vie. De la mienne. De la tienne. De celle de n’importe qui.
Le barman revint avec les boissons. Jackie descendit son bourbon-coca en une gorgée.
- Tirons-nous, c’est nul ici.
- Ok, dit Tony, ok.
Ils se disputèrent l’addition quelques minutes. Puis Jackie finit par dire, "ok, tu veux la payer ?", et il passa la note à Tony.
- C’est bon, vas-y.

Dehors.
- Tu veux aller à cette boîte de strip-tease... le Gold, euh.. le Gold-michet ?, demanda Tony, en riant de sa propre plaisanterie.
- Non, répondit Jackie, j’ai une meilleure idée.
Il héla un taxi, et ils descendirent vers le centre-ville.
- Où est-ce qu’on va ?, demanda Tony. Qu’est-ce qu’il y a au centre-ville ?
- C’est une surprise, répondit Jackie en se calant confortablement sur la banquette arrière, un large sourire éclairant son visage.
- Qu’est-ce qu’il y a de si amusant ?, s’inquiéta Tony.
- Tu vas adorer ça.
Lorsqu’ils sortirent du taxi, une jeune femme d’une maigreur de junkie les aborda, serrée dans une mini-jupe orange et les ongles du même rouge que ses cheveux.
- Hé les gars, vous voulez du bon temps ? J’m’occuperai bien de vous...
Tony fut saisi par sa voix étrange. Jackie dit simplement, "Non merci", et poursuivit son chemin. Tony le ratrappa.
- C’était un mec ou une nana ?
Jackie se mit à rire et dit, "A ton avis ?"
Tony s’arrêta, se retourna et regarda la prostituée parler à un autre type en costard-cravate. Jackie l’attendait un peu plus loin, et Tony courut pour le rejoindre. Jackie frappa à une porte peinte en noir, avec un petit "C" marqué dessus. Un type balèze, vêtu uniquement d’un mini-slip et d’un collier de chien avec sa laisse, leur ouvrit. Suivant Jackie à l’intérieur, Tony remarqua que la laisse était tenue à l’aiutre bout par une grosse bonne femme, vêtue entièrement de cuir. Jackie lui donna de l’argent, et fit signe à Tony de l’accompagner. La porte à peine franchie, après être passé devant l’attraction de l’homme-chien et de la grosse bonne femme, Tony attrapa le bras de Jackie.
- Jackie ! Bon Dieu ! Mais qu’est-ce que -
- Bienvenue dans la Caverne. Je savais que tu allais être sur le cul..., dit Jackie, en riant.
- Je ne suis pas sûr que -
- Je t’avais bien dit qu’il y a des choses qu’on ne connaît pas.
Le visage de Jackie prit une expression sérieuse, et il ajouta :
- Rien ne peut t’arriver ici, fais-moi confiance.
Il passa son bras autour des épaules de Tony, et le poussa dans une grande pièce sombre, qui constituait la pièce principale du club.
Ils s’installèrent au bar. Tony essaya d’accoutumer son regard à la pénombre. D’après ce qu’il pouvait voir, les gens étaient surtout vêtus de cuir, noir la plupart du temps, mais il y en avait aussi en rouge. Certains paraissaient même ne rien porter du tout. Il remarqua un petit groupe d’hommes en costume trois pièces, ainsi que sept ou huit femmes très bien habillées.
Jackie tendit un verre à Tony.
- Allez, bois un coup, dit-il.
Ils allèrent au fond de la pièce obscure, et Tony distingua des portes derrière lesquelles il préférait ne pas imaginer ce qui pouvait se passer - d’autres pièces, des pièces plus petites, plus sombres, encore plus perverses que celle-ci. Jackie se rapprocha de deux types musclés, de jeunes types avec des blousons de cuir, des jeans déchirés et des rangers. Au bout d’une minute, il se retourna vers Tony et lui tendit une petit pilule blanche.
- Prends ça, dit-il.
- C’est quoi ?
- Avale-la, c’est tout. J’ai déjà pris la mienne.
Tony avala la pilule.

Bientôt Tony ne se soucia plus du tout de l’endroit où il était. Il se sentait heureux, à l’aise. La pièce commença à se teinter de couleurs agréables. Les choses qui se passaient autour de lui n’étaient plus effrayantes, elle étaient là - tout simplement. Les corps nus ou harnachés de cuir, les actes de perversion, les actes contre nature, les maîtres et les esclaves - plus rien ne le choquait. Il ne se sentait pas du tout concerné par ce qui se passait autour de lui, bien qu’il sût qu’il en faisait, bizarrement, partie. La foule semblait répondre à sa présence, exagérant même ses outrages - si c’était encore possible - pour lui. Son énergie se mêlait à la leur et ils la lui renvoyaient, comme le reflet tordu d’un miroir de carnaval.
Il s’imaginait simultanément Maître et Esclave, prisonnier de liens serrés, muselé, et pourtant libre d’en attacher un autre, ou lui-même encore.
- C’est incroyable. Tout ceci est incroyable, répétait-il à mi-voix, comme un mantra, - son mantra.
Il oublia qui il était. Son ancienne personnalité n’avait plus de sens, plus de raison d’être.
Jackie ne disait rien. Il disparut une ou deux fois dans une autre pièce. Quand il revint, il avait un sourire aux lèvres et il tendit à Tony d’autres pilules.
Tony ne posait plus de questions. Il désirait la suite, quelle qu’elle fût. Il croyait être au centre des choses, dirigeant tout, mais laissant faire le destin. Le temps passait, et il lui semblait que l’énergie allait en s’amplifiant. Il regarda des Dominatrices tout en cuir fouetter leurs esclaves. Il remarqua que certains spectateurs se caressaient à travers leur pantalon. D’autres avaient même baissé leurs braguettes, et se masturbaient ouvertement. Rien de tout ceci ne l’offensait pourtant, et il entra dans une autre pièce, se sentant lui-même assez excité.
Jackie avait à nouveau disparu. Tony se promena tout seul. Il retourna dans la pièce principale et se dirigea vers le bar. Au milieu de la foule se tenait une femme, grande et mince. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses omoplates. Elle était moulée dans une robe blanche, et portait des chaussures à talons aiguilles assortis. Tony s’approcha d’elle et commanda à boire.
- Offre-moi un gin-tonic, ordonna la femme, en glissant la main sur son sexe.
Il lui obéit, et posa sa main sur ses fesses. Elle grogna, renifla sa nuque comme un chien sauvage et lui lécha l’oreille, provoquant chez lui une érection immédiate. Il ouvrit sa bouche pour lui dire quelque chose, mais elle y planta sa langue.
- Oh chéri, je pourrai te bouffer tout cru, susurra-t-elle.
- Vas-y.
- Pas ici. Allons dans l’arrière-salle, dit-elle, en l’entraînant par sa cravate.
Il paya les verres, et la suivit. Elle l’emmena dans une petite pièce qu’il n’avait pas encore remarquée. Le poussant dans un coin, elle l’embrassa à pleine bouche. Elle souleva sa robe, d’où surgit, comme dans un cauchemar démoniaque, un sexe comme le sien.
- Suce-moi d’abord, dit-elle avec un sourire.
Tony resta là un moment interdit. Il se mit à suer et à trembler. Il bafouillla, essayant de s’expliquer.
- Je... Je ne... Enfin, je...
- Oh chéri, tu n’avais pas pigé ? Je croyais que t’étais au courant...
- Je... Enfin, non..., fut tout ce qu’il put sortir.
- Dommage, on aurait pu bien s’amuser tous les deux.
Elle rabaissa sa robe, passa un bras autour de lui, et, gentiment, comme une mère avec son enfant malade, le ramena dans la pièce principale. Il marmonna quelques excuses, puis alla directement au bar, où il commanda deux bourbons, qu’il avala cul-sec. Il parcourut la salle des yeux, mais il ne put repérer Jackie. Avisant finalement la sortie, il s’y dirigea.

De nouveau dans la rue, l’air frais le réveilla comme une douche froide, et il héla un taxi. Au coin de la rue, il aperçut Jackie qui discutait avec la prostituée qui les avait abordés au début de la soirée.
- Jackie ! mais qu’est-ce que tu...?
-Tony !, répondit Jackie, en courant vers lui. Où est-ce que tu vas ?
- Je rentre chez moi.
- Allons, ne sois pas bête. Il est encore tôt.
Jackie se pencha un peu vers lui, et il murmura :
- J’essaie de convaincre celle-là de ramener une de ses copines, et de nous faire un petit spectacle en privé. On va prendre une chambre...
- Pas question ! J’en ai déjà trop vu !
- Tony, calme-toi ! Tout va bien.
- Non, tout ne va pas bien, rien ne va bien, compris ?
Jackie plongea la main dans une de ses poches, et en tira encore des pilules.
- Tiens, prends-en une autre, ça va aller mieux.
- Non, je n’en veux pas.
- Allez, quoi. Tu n’as pas envie d’aller mieux ?
- Jackie... Je rentre.
Jackie regarda un moment Tony, puis la prostituée, puis à nouveau Tony.
- Bon, d’accord... comme tu veux..., dit-il en haussant les épaules.
- Ecoute, Jackie, je ne veux pas que tu croies... c’est que... c’est... ça me fait un peu flipper, c’est tout...
- Je sais. Ça se voit.
- Excuse-moi.
- Je comprends. Comme je te l’ai déjà dit, il y a vraiment des choses qu’on ignore sur soi-même.
- Peut-être bien.
Jackie serra Tony dans ses bras, et le mit dans un taxi. Tandis que la voiture s’éloignait, il vit Jackie grimper dans un autre taxi avec la prostituée et une troisième personne. Il s’affala sur la banquette, essayant désespérément de ne penser à rien.
Des images de cuir noir et rouge défilèrent dans son crâne. Il essaya de s’imaginer au lit avec son ex-femme. Les images de la soirée ne le quittaient pas. Il voyait des femmes de son passé, mais elles avaient toutes une voix basse et masculine. Quelques-unes soulevèrent leurs jupes...
Le chauffeur du taxi réveilla Tony en le secouant un peu.
- Ça fait sept dollars tout rond, vieux.
Tony lui tendit un billet de dix.
- Gardez la monnaie.
- Merci, mon gars.
- De rien.
En sortant du taxi, Tony croisa le regard du chauffeur dans le rétroviseur
- On n’est jamais sûrs de rien, n’est-ce pas ? soupira-t-il.
- Si tu le dis, mon gars.
Tony regarda le taxi s’éloigner. Il resta un petit moment devant son immeuble, puis, sans raison apparente, il grimpa les marches jusqu’à la porte d’entrée les yeux fermés. Il entra dans le bâtiment, attendit l’ascenseur, appuya sur le bon bouton et parvint à son appartement sans ouvrir une seule fois les yeux.
Une fois à l’intérieur, Tony se tint quelques minutes dans la lueur sombre de l’aube. Il enleva ses vêtements, les éparpillant au hasard dans le salon. Il alla dans la salle de bain et se brossa les dents. Il aperçut son reflet pour la première fois de la soirée. Il se rinça la bouche et se regarda à nouveau. Il examina son visage, son front, le dessin de ses cheveux. Il essuya soigneusement un peu de dentifrice au coin de sa bouche, tout en fixant son propre regard. Pendant dix minutes il se tint immobile, à se contempler, à se perdre dans le regard d’un étranger.
Sans savoir vraiment pourquoi, il se dirigea vers sa chambre à coucher. Il s’examina à nouveau devant le grand miroir en pied, puis s’en saisit et le transporta dans la salle de bains. Il le posa à l’extrémité de la baignoire, à l’opposé des robinets. Il attrapa les ciseaux dans le cabinet de toilette, puis grimpa dans la baignoire. A nouveau debout devant la glace, il passa sa main libre sur sa poitrine et son pubis. Empoignant les poils juste au-dessus de son sexe, il se mit à les couper lentement. Il continua en remontant vers la poitrine, puis s’occupa de ses bras et de ses aisselles. Il termina avec les jambes.
Lorsqu’il eut fini de couper tous les poils son corps avec les ciseaux, il attrapa la crème à raser sur le lavabo et se recouvrit entièrement de mousse. Il fit couler l’eau chaude du robinet et il commença à se raser la poitrine, en faisant bien attention de ne pas se couper. Ses yeux faisaient sans cesse la navette avec son reflet dans le miroir - un autre homme, dans une autre pièce, à une autre époque, en train de faire quelque chose d’autre.
Une demi-heure plus tard, Tony sortit de la salle de bain, tous les poils de son corps entièrement rasés, des orteils jusqu’à la nuque. Ça et là, il y avait de petites taches de sang, surtout sur les tibias.
Il se tint devant la grande fenêtre du salon, avec la vue sur la rivière et le New Jersey. Au loin, il apercevait de longues colonnes de fumée grimper vers le ciel matinal. Il demeura un long moment à regarder par la fenêtre, complètement nu, exposé à tous les regards. Il observa la lumière changer, et changer encore. Il demeura ainsi là, sentant la fraîcheur envelopper son corps parfaitement rasé. Il pensa à la nuit passée, à Jackie, à lui-même. Complètement nu.
Méticuleusement rasé.
Absolument - exposé.
Il décida de rester ainsi jusqu’à ce qu’il comprenne ce qu’il faisait là.

P.-S.

Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

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