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Notre ami 

vendredi 6 février 2004, par Jean-Patrice Dupin

Hésitant, mal assuré, il se dirigea sans bruit vers la table qui jouxtait la nôtre, l’air presque de s’excuser d’avoir à s’installer si près, mais où aller autrement ? La salle était comble, et seule restait libre cette petite place vers laquelle il se faufila, murmurant alors qu’il nous frôlait un pardon à peine audible. Puis il lui fallut déplacer sa chaise, et mille précautions ne lui parurent pas superflues pour éviter qu’aucun pied ne grince ni ne racle le sol. Enfin, à force de prudence, à force de circonspection, il parvint à s’asseoir. Un tel déploiement de discrétion ne pouvait que nous imposer le silence, à moi et à l’amie qui m’accompagnait ; nous nous tûmes donc, et à la dérobée nous observâmes cet individu pâle, chétif, emprunté, presque étonnés du coup de découvrir chez lui assez de détermination et même d’impertinence pour attirer l’attention du serveur et commander quelque chose à boire. Certes sa voix était bien faible ; il parvint cependant à s’en reservir peu après, lorsque lui fut apportée sa commande, pour balbutier un merci humble et tremblotant. Du regard qu’alors il reporta sur le verre posé devant lui semblèrent surgir des pensées sombres, pensées auxquelles sans délai nous l’abandonnâmes, reprenant notre conversation où nous l’avions interrompue, affectant d’ignorer notre silencieux voisin, non sans toutefois laisser glisser de temps à autre un coup d’œil machinal vers lui, qui ne nous révélait du reste rien de plus que l’insignifiant tableau auquel nous pouvions nous attendre : un quidam à l’aspect des plus anodins assis solitaire à une table, dans un café.

Nous aurions pu en rester là, mais les stations balnéaires sont des endroits où l’on s’ennuie. Et nous nous ennuyions ferme, mon amie et moi, depuis notre arrivée quelques jours auparavant. Notre présence dans ce café n’était d’ailleurs que l’un parmi tant d’autres des avatars de cet ennui, qui au fil des jours nous avait également conduits sans conviction sur les trottoirs de deux ou trois ruelles plus ou moins commerçantes, aux abords consternants de quelque curiosité locale, ou encore au bout d’une jetée d’où, faute d’une idée meilleure, il avait bien fallu rebrousser chemin. J’en vins donc à me tourner vers notre voisin ; avait-il par hasard une cigarette à m’offrir ?

Il parut désolé sincèrement de n’être pas fumeur : il en était même tout dépité, honteux le pauvre et comme pris en faute, et le refus que par la force des choses il se voyait contraint de m’opposer sembla le mettre à la torture. Je le réconfortai du mieux que je pus : ce n’était pas si grave, et son visage produisit un sourire faible, l’expression vague d’un soulagement, tandis que déjà du regard il prenait la fuite, et cherchait hâtivement quelque chose comme un refuge. J’appelai alors le garçon, lui demandai combien nous lui devions, et, indiquant du geste la table voisine, le priai d’ajouter au total de notre note le montant de la consommation de celui qui l’occupait. Celui-ci sursauta, se sentant désigné, et laissa paraître un mélange de surprise et d’incompréhension, que vint bientôt remplacer une expression curieuse, qui tenait en même temps de la gratitude et de l’effroi. Merci, balbutia-t-il une nouvelle fois à mon adresse, et sans doute il voulut ajouter quelque chose, mais ce quelque chose ne vint pas. Ça me fait plaisir, déclarai-je à l’appui de mon geste, et ostensiblement je laissai au garçon un pourboire généreux. Le sourire que j’arborais était celui d’un grand prince, auquel me répondait, prudent et quelque peu gêné, celui du petit être dont je venais de forcer la solitude. J’étais à vrai dire assez content de moi, et dans un même élan je résolus d’engager avec notre nouvel ami une conversation à laquelle dorénavant il n’allait plus pouvoir se dérober.

Arrivé sur les lieux quelques semaines auparavant, il n’avait à ses dires pas fait grand-chose : principalement il s’était promené dans les rues, lui aussi, le long de la plage, sur la jetée. Il avait respiré l’air pur, voilà tout, et pris un peu de repos. Il était en effet ici convalescent, des suites d’une grave maladie contractée l’année précédente, et dont il se remettait peu à peu, comptant reconstituer ses forces au contact vivifiant de l’atmosphère marine. Ses réponses étaient évasives aux questions que je lui posais, sans arrêt il fallait insister pour en savoir un peu plus, et les rares développements en lesquels il se hasarda semblèrent n’aboutir qu’au prix d’un effort intense d’élaboration, accompagné d’un autre non moins pénible d’élocution, double supplice au terme desquels ils ne nous furent livrés qu’affaiblis, fantômatiques et pour ainsi dire en voie d’annulation, comme s’il fallait bien que quelque chose fût dit, mais que par dessus tout il importait que ce quelque chose ne fût pas tout à fait affirmé, encore moins présenté comme digne d’être réellement entendu. De la sincérité de ces efforts, de leur constance, de l’application à chaque instant qu’ils demandaient à leur auteur, résultaient en lieu et place de l’apparente normalité et de l’aisance si ardemment voulues, un effet de maladresse au bout du compte un peu cocasse, et même pour tout dire assez pitoyable. Ni mon amie ni moi néanmoins ne relevions jamais les difficultés qu’avait notre voisin à s’exprimer, non plus qu’aucun des signes d’embarras qui émanaient pourtant de l’ensemble de sa personne. Nous faisions comme si de rien n’était, nous nous comportions de la façon la plus naturelle, nous parlions en toute liberté, en toute décontraction, et dans le cœur de notre ami finit ainsi par s’immiscer l’hypothèse de notre gentillesse et de nos bonnes intentions. Il était de toute évidence extrêmement seul, non seulement seul ici dans cette ville où il ne connaissait strictement personne, mais seul aussi dans l’existence en général ; sa façon de parler, sa façon d’être ne pouvaient sur ce point laisser prise au moindre doute : il avait peut-être une famille, parents, cousins ou proches à quelque degré, mais il s’en tenait à l’écart et ne disposait en tout cas d’aucun ami véritable. Il n’avait pas connu grand chose. Il n’avait au fond rien à raconter. Prudence et monotonie : telles de tous temps avaient été les gardiennes de ses jours, et ses deux seules compagnes.

Cette solitude pourtant ne ressemblait en rien à de la sauvagerie. Inutile également d’y chercher les marques d’un quelconque mépris des autres, ou d’une volonté affirmée de se tenir à l’écart ; bien davantage que par le fait d’un désir ou d’un choix délibéré, notre ami était seul par incapacité pure et simple à ne pas l’être ; avec pour preuve s’il en était besoin toute la bonne volonté qu’il employait à soutenir notre conversation malgré les obstacles que présentait pour lui la tenue de n’importe quelle conversation. Et comme de plus belle nous lui laissions entendre qu’il n’avait en notre présence aucun complexe à avoir, aucun jugement à craindre, l’espoir pour lui davantage encore s’affirma d’avoir trouvé en nous ces amis véritables qu’il n’avait jusqu’ici eus qu’en rêve, ainsi qu’à la mesure de cet espoir la tentation vive, quoique un peu vertigineuse, de nous accorder pleine et entière la confiance que peut-être jamais depuis des lustres il n’avait laissée s’incliner vers quiconque. Il restait néanmoins réticent. Il se méfiait, même si c’était sans trop savoir pourquoi. Par principe ; ou par habitude. Il se cantonnait au bout du compte à une position défensive, mais qu’en même temps il brûlait d’abandonner, d’abandonner enfin, puisque enfin se permettre une telle chose paraissait envisageable ; même s’il n’osait encore y croire, y croire malgré tout était déjà son seul désir. Il souriait sans cesse et usait de tous les moyens par lui imaginables pour nous assurer de ses bonnes dispositions à notre égard, à travers lesquels se lisait aussi une infinie reconnaissance envers nous d’avoir bien voulu lui accorder une attention aussi réelle, aussi sincère que celle que nous lui accordions. Le soir tombait. Mon amie fit savoir qu’elle avait faim, qu’elle allait peut-être manger un petit quelque chose, à quoi je répondis que l’idée me semblait bonne, et amener notre voisin à admettre lui aussi qu’il avait faim ne présenta pas de difficulté majeure ; sur quoi nous l’invitâmes à rapprocher sa table, s’il voulait bien nous faire le plaisir de dîner avec nous.

Il voulut refuser, mais considérant l’envie en même temps qu’il avait de nous connaître mieux, la perspective morose encore d’un retour seul chez lui, la crainte enfin qu’une telle défection ne pût s’interpréter comme une forme de fuite, il ne voulut pas refuser. Il resta donc et nous l’en félicitâmes. Il n’allait pas flancher maintenant, il ne rechignerait au contraire devant aucun effort pour se montrer disert et agréable, et ceci d’autant plus qu’au plaisir et à l’espoir que suscitait en lui notre compagnie, peu à peu venait s’ajouter un enjeu nouveau, un motif faible encore mais sans cesse grandissant d’intérêt. Mon amie en effet, qui s’était prise au jeu, s’animait de plus en plus, distribuant avec son charme coutumier nombre d’anecdotes, de plaisanteries en tous genres, et autres remarques des plus piquantes, et chacune d’entre elles retenait davantage l’attention de notre petit convive, de sorte qu’au bout d’une heure, et bien qu’il s’appliquât autant que possible à n’en laisser rien paraître, il était de toute évidence irrémédiablement conquis. La moindre des paroles de mon amie le plongeait dans l’extase, cependant que pour lui toute occasion était à saisir de se montrer envers elle aussi prévenant que possible. Il lui versait à boire aussitôt son verre vide, appelait pour elle le garçon si quoi que ce soit semblait manquer sur la table, ou encore lui faisait passer quasiment triomphal du sel ou du poivre avant même qu’elle ait esquissé le moindre geste pour en obtenir ; ainsi multipliait-il pour elle les marques d’une attention qu’elle acceptait de bonne grâce, qu’elle ne manquait jamais de récompenser d’un sourire, d’un regard un peu plus appuyé, alors même que de ma place je voyais bien, venant d’un personnage aussi peu consistant, que ces petits égards n’aboutissaient jamais qu’à une certaine forme de ridicule, et que connaissant mon amie, je pouvais être certain qu’elle ne les considérait pas autrement.

Le dernier moyen, et le plus ostensible, qui lui fut donné pour consolider les liens mis en place entre lui et nous, et plus encore entre lui et elle peut-être, fut de s’offrir à régler à lui seul l’addition, ce qu’il fit bien entendu, heureux de montrer par ce geste qu’il ne manquait pas lui non plus de générosité, et pour ainsi dire qu’il se sentait prêt pour nous à tous les sacrifices. Nous n’opposâmes du reste à sa proposition qu’un refus de pure forme, avant de lui concéder suivant l’usage tous les remerciements qu’au fond il désirait avec ardeur - ceux surtout venant d’elle, qui ne se priva du coup pas de lui en témoigner - merci, donc, merci beaucoup ; nous avions pour notre part tout à fait bien mangé. Demain nous irons faire un tour sur la jetée, dis-je, observer par exemple les pêcheurs, et j’invitai notre ami à se joindre à nous, si toutefois il n’avait rien prévu d’autre, mettons à quatorze heures. Après quoi nous irions boire un verre ici ou là, nous verrions bien ; il ne refusa pas.

Mais le lendemain sur la jetée : personne.

Notre ami, aussitôt après nous avoir quittés, avait regagné son hôtel, sa petite chambre où silencieuses l’attendaient ses petites affaires, tout bouillonnant encore de nous avoir rencontrés, d’avoir tant parlé avec nous ; quelque chose en lui s’élançait vers les bouleversements qu’à coup sûr notre amitié promettait à son existence, mais quelque chose d’autre se cabrait, quelque chose de sage et de raisonnable, de lucide peut-être, d’après quoi le cours de l’existence justement ne change pas comme ça, du jour au lendemain, surtout pour le meilleur, d’après quoi encore il n’y a pas de commune mesure entre ce que naïvement on peut espérer des gens et ce qu’ils sont en réalité, à plus forte raison lorsque parmi ces gens se découvrent un sourire magnifique et deux yeux merveilleux, d’après quoi en résumé plus grande est l’espérance et plus dure est la chute, mais tout de même comment ne pas se sentir transporté, mais tout de même pourquoi systématiquement tenir au loin tout élément d’espoir, mais tout de même, mais tout de même, et quoique tout encore à son excitation, il avait malgré tout fini par s’endormir.

Ce fut nimbé encore du halo de nos personnes que notre ami se réveilla le lendemain matin, rempli de nous, certes, débordant de nous, mais quelque chose comme dégrisé : se rendrait-il sur la jetée à quatorze heures ou ne s’y rendrait-il pas ? Il tenta d’imaginer les retrouvailles : parviendrait-il seulement à nous dire bonjour ?, et même en admettant qu’il y parvienne, quelle suite possible à ces salutations, à ce premier sourire échangé, quoi faire, quoi dire ?, décidément tout s’annonçait difficile. Et puis elle... Comment se comporter vis-à-vis d’elle, comment simplement être, alors qu’il le sentait déjà, il en était certain, elle se montrerait froide, distante, polie tout au plus, et il faudrait affronter ça, d’autant qu’à coup sûr elle l’attendrait lui-même plus ouvert, et osons le mot plus séduisant qu’il ne se sentait capable de l’être ; comment alors éviter le désastre de la décevoir, la catastrophe là d’avoir à se tenir devant elle, et inexorablement de disparaître à ses yeux si beaux ? Les heures passaient. Sans doute valait-il mieux garder la tête froide, et ne pas se dérober à l’évidence : aujourd’hui impossible d’espérer faire bonne figure, se rendre sur la jetée aujourd’hui n’aboutirait qu’à un triste gâchis, un autre jour peut-être les choses s’annonceraient-elle sous de meilleurs auspices, mais pas aujourd’hui. Aussi lorsque arriva l’heure de nous rejoindre, notre ami resta-t-il chez lui, tout seul tournant en rond entre ses quatre murs, ressassant sans relâche les raisons qu’il se donnait de ne se rendre pas à notre invitation, et obstiné s’efforçant de les trouver bonnes, se maudissant néanmoins de ne pas connaître la légèreté, l’aisance grâce auxquelles venir nous voir n’eût été ni plus ni moins que le projet joyeux, l’acte naturel qu’il aurait dû être, et du reste qu’il eût été pour quiconque autrement, inventant encore pour justifier sa défection n’importe quelles excuses et ne s’en trouvant que d’humiliantes autant qu’indéfendables, imaginant des journées autres au long desquelles il vivrait autre lui aussi, lui-même enfin, solide enfin, et confiant en sa personne autant qu’il s’efforçait de croire que tôt ou tard il le deviendrait, se projetant du coup dans mille histoires aussi grisantes qu’improbables, rêvant pour finir d’amours tristes cependant que passaient vides les heures qu’il aurait dû vivre avec nous, sur la jetée où nous l’attendions, dans un café ici ou là ensuite où nous ne l’attendions plus.

Seulement ce furent tous les matins qui suivirent ces mêmes sentiments confusément coupables, ce même scrupule d’avoir laissé bêtement, lâchement, d’avoir laissé filer une chance miraculeusement offerte enfin qu’il existe pour lui quelqu’un, et sur la base de ces considérations venaient grandir des jours sans rien, collections d’heures chargées d’un désœuvrement nostalgique et piteux : de nouveau notre ami arpentait les rues, de nouveau il longeait la plage, de nouveau il se rendait au bout de la jetée, seul comme auparavant, mais avec désormais au cœur de cette solitude les fantômes de nos présences possibles, de nos sourires possibles, de notre chaleur possible, et d’un amour pourquoi pas possible, aussi les pas de notre ami le menaient-ils machinalement en tous les endroits peut-être où il aurait pu nous apercevoir, nous faire un signe ou mieux, se voir adressé un signe de nous, ou mieux encore un signe d’elle, mais nulle part il n’aperçut ni moi, ni elle.

Mais encore quelques temps plus tard lui fut apportée une lettre, pas exactement une lettre mais un carton, en fait, adressé par mes soins, invitant notre ami à venir nous rejoindre en quelque fête à laquelle, en manque de distractions, nous comptions bien nous rendre. Nous espérons votre présence, avait à la main ajouté mon amie au bas du carton, touchant post-scriptum auquel à coup sûr ne pouvait rester insensible le petit être auquel il s’adressait.

C’est ainsi que le jour convenu, à l’heure dite, nous vîmes depuis la table où nous l’attendions se profiler la petite silhouette de notre ami, dont nous reconnûmes instantanément la retenue maladroite, la démarche indécise, et ces regards portés partout et nulle part à la fois, comme s’il s’agissait de repérer en tous endroits des ennemis potentiels, et dans le même instant de se soustraire à leur emprise. De son visage émanait cette espèce d’indétermination craintive que nous lui connaissions bien ; enfin son désir de passer inaperçu n’aboutissait une fois de plus qu’à l’expression d’une sorte d’acharnement comique d’autant plus qu’il se pensait insoupçonnable.

Il finit par nous voir, et retrouvant du coup un minimum de consistance, il s’avança vers nous et s’installa à nos côtés. Il avait l’air un peu perdu, cherchant quelque part dans son esprit quelque chose à nous raconter, ne trouvant rien, laissant errer son regard sur les tables, sur les murs, sur les gens, dans l’espoir moins de découvrir quoi que ce fût d’intéressant que de se donner une contenance, une façon d’être qui dévoilât le moins possible le malaise que lui causaient le fait de se trouver là, et nos présences elles-mêmes, si bien qu’il fallut pour le tirer du mutisme en lequel, à mesure qu’intérieurement il se débattait, il s’enfonçait à chaque seconde un peu plus loin, que ce soit mon amie qui intervienne et le sollicite par quelques questions bien choisies, quelques remarques gentilles, qu’elle illustra d’autant de judicieux sourires. Alors il s’anima, pour autant qu’un tel être pût vraiment s’animer : en fait il bredouilla deux ou trois phrases à peine compréhensibles, et sans succès aucun tenta de compenser l’indigence de sa conversation par l’affichage d’un permanent sourire aux lèvres, une figure maladroitement bricolée qui se voulait avenante, et qui n’aboutissait qu’à une politesse mièvre, un ensemble sans harmonie, sans équilibre, et gentiment désastreux.

Malgré quoi, comme lors de notre précédente rencontre, mon amie ne semblait pas se formaliser d’un tel comportement, elle n’en tenait même apparemment aucun compte, et bientôt la conversation, ou du moins ce qui en tenait lieu, ne fut plus qu’entre elle et lui, sur quoi je les laissai en tête à tête et m’installai un peu plus loin, curieux néanmoins d’assister à la tournure qu’ultérieurement les choses allaient prendre.

Jamais sans doute notre ami n’avait rencontré venant d’une femme une attitude aussi bienveillante, aussi attentive, aussi aimable, jamais ailleurs qu’en imagination il n’avait connu la douceur, à la fois, et l’élan qui à présent l’envahissaient devant cet être enfin réel, qui lui montaient à la tête et qui transformaient tout, jamais il ne s’était senti au regard de qui que ce fût si peu minable, si peu grotesque et si peu gauche, et dans l’ivresse que lui procurait ce sentiment si neuf de proximité, se dévoilaient à lui d’insoupçonnés gisements d’espoir et de confiance, ressources imprévues qu’il découvrait miraculeuses et dans lesquelles il puisait sans relâche, y extrayant des forces en quantités pour lui la veille encore inconcevables. Aux yeux de l’observateur que j’étais cependant, ces ressources n’imposaient rien sinon l’évidence triste de leur maigreur, de leur insuffisance, de leur nature de pacotille, et le brasier en lequel corps et âme se consumait notre ami, cette flamme grandiose et magnifique à laquelle résolument, héroïquement, il livrait tout son être, n’offrait au fond qu’un spectacle navrant, dénué tout simplement d’éclat, incapable de grandeur, et en somme parfaitement anodin.

À mesure qu’elles se faisaient plus hardies, plus pressantes, les tentatives de séduction auxquelles s’essayait notre invité se faisaient aussi plus cocasses, et vint le moment depuis longtemps prévisible où mon amie, considérant que la plaisanterie avait suffisamment duré, jugea qu’il était temps de mettre un point final à un manège au fond peu passionnant. Elle profita du passage à sa proximité d’un groupe de vacanciers rencontrés quelques temps plus tôt pour les inviter à sa table ; ceux-ci enchantés acceptèrent la proposition. Notre ami coupé dans son élan, brisé net alors même qu’aveuglé par son propre désir il n’avait pas une seule seconde anticipé un tel renversement de situation, notre ami aussitôt se tut. Hébété il regarda autour de lui, dévisagea chacun des nouveaux convives, et tenta un moment de comprendre au juste ce qui se passait, effort qui bien que vain lui fut considérablement douloureux. Ainsi tout s’arrêtait là ; il allait falloir de plus ne pas faiblir en face de tous ces inconnus, éviter si possible que ne s’effondre ce qu’il croyait jusqu’à présent avoir construit, et ceci par n’importe quel moyen, mais mon Dieu quel moyen ? Comme au soir d’une bataille perdue, ses forces, son courage, son espoir fuyaient dans toutes les directions, s’échappaient de-ci de-là en un désordre indescriptible, et sans plus aucun contrôle il ne put qu’impuissant assister à la terrible débandade à laquelle toute entière sa personne était en proie. La même vague qui l’instant d’avant l’entraînait encore vers cet être auprès duquel il désirait tant qu’elle l’échouât le reprenait à présent irrésistible en sens inverse, implacable reflux contre lequel, même si à la mesure faible de ses capacités il tentait d’engager la lutte, il ne pouvait le pauvre rien. Il dut bien s’y résigner, et invoquant alors un prétexte aussi peu crédible qu’il était superflu, il quitta la table. Seul et perdu au milieu de la joyeuse agitation qui régnait dans la salle, sans rien, sans personne à qui soumettre sa honte et sa détresse, il avait l’air d’un enfant malheureux chargé d’un poids trop lourd pour lui. Il était en tous points pitoyable, jusque dans sa façon même de n’en rien vouloir montrer. J’allai vers lui, et me gardant bien de la moindre allusion à la scène qu’il venait à son insu de m’offrir, à ce désastre dérisoire dont mes yeux n’avaient pas laissé échapper une miette, je lui proposai de venir avec moi prendre un verre. Le peu qui restait de lui acquiesça, une première fois d’abord, puis une seconde, cependant qu’aucun rétablissement de sa part n’était plus à attendre, et ceci d’autant moins qu’à présent mon amie, dont au loin ne restait que trop visible la jolie silhouette, se laissait sans protestation embrasser par l’un justement des vacanciers invités à sa table. Je n’avais plus alors en face de moi qu’un déchet, un résidu moins qu’humain et trop anéanti même pour susciter en moi le moindre sentiment de pitié. Je lui offris un troisième verre, et il s’enfonça davantage encore dans sa misère, au point de s’abaisser à m’adresser des paroles nourries d’une reconnaissance servile, accompagnées d’un regard de chien battu, remerciements maladifs et presque répugnants, exaspérantes expressions d’une souffrance non seulement inutile, non seulement déplacée, mais encore pathétique, et que pour un peu j’aurais trouvée quasiment risible.

Avec ça je lui souriais toujours, et le traitais plus que jamais comme l’ami véritable qui aurait dû être à sa place ; mais à chaque fois son verre vide je lui en offrais un nouveau, qu’il vidait à son tour, et chaque nouveau verre vide augmentait envers moi sa reconnaissance, tandis que sa tristesse elle aussi gagnait en ampleur, et que l’alcool aidant il s’épanchait toujours davantage, jusqu’à dégouliner vraiment d’un désespoir insupportable. Spectateur de ce naufrage sordide auquel non sans une sinistre complaisance il s’abandonnait, de plus belle je lui offris des verres, et de plus belle il les accepta, poussant l’auto-humiliation jusqu’à se flageller devant moi de sa propre attitude, de ses propres lamentations, rampant et implorant mon pardon de se laisser aller à un malheur aussi démonstratif, et tout en l’écoutant je lui offrais encore des verres, encore et toujours des verres, des verres qu’il ne voyait même plus, qu’il ne sentait même plus, mais simplement qu’il avalait l’un après l’autre sans relâche, misérable et somnambulique, des verres qu’il avala résolument jusqu’à en vomir, et qu’il vomit effectivement, au bout du compte, sans presque même s’en apercevoir. Les quelques inconnus qui par hasard se trouvaient là s’écartèrent, et indifférents transportèrent un peu plus loin leur indifférence et leur gaîté ; alors seul de nouveau, hagard au centre du cercle déserté, fétide et répugnant qu’il venait de former autour de lui, à bout de forces, à bout de souffrance, à bout de ridicule, notre ami s’effondra.

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