Malgré une amélioration de son matériel roulant et de ses communications transversales, se déplacer sous le mode du ferroviaire demeure aléatoire ; le train de 15h14 était annoncé avec du retard, son suivant de 17h18 s’affichait complet. Dans ces moments-là je vois rouge et s’égrenant ces minutes ou ces heures d’attente exacerbent mes nerfs, d’autant que d’anciennes et difficultueuses approches administratives m’ayant dissuadé de faire antichambre, d’y faussement espérer des solutions, je n’ai nulle envie de me laisser fléchir par d’indéterminés délais entamant mon compte-courant d’oisiveté... Toutefois, de cet excellent moyen de transport si attrayant par ses invitations aux voyages, on lui pardonne les grèves à répétition de ses agents, les improbables arrêts de ses convois en rase campagne, puisqu’en circulation un train ça traverse des paysages, des contrées, ça ouvre sur des espaces dont les fugaces notations –inhérentes aux rôles complémentaires de la lumière et de la vitesse assujettissant ces contrastés éléments géologiques – donnent naissance à d’inconnues topographies, à des idées de villégiatures… Parfois l’on peut même y voyager par anticipation, il suffit que les murs des salles d’attente, les panneaux intérieurs des voitures soient décorés de lithographies, de photos, dès lors, si mentalement disponibles, nous y bénéficions d’une expectative heureuse, mais pour cela est requis un brin d’imagination…
Au gré de ses déplacements en chemin de fer, lequel d’entre nous ne s’est retrouvé emprisonné dans l’une de ces salles d’attente, embarrassé par la proximité d’une faune retranchée derrière un encombrement de bagages, exposé non seulement à leurs regards suspicieux mais à d’insidieux courants d’air redoublant de violence aux passages des rapides ainsi qu’aux sautes d’humeur d’un personnel apparemment affairé ?… Qui, afin de mentalement se soustraire de ces lieux informels et sombres, de se libérer d’une sensation d’emprisonnement n’en a parcouru –piégé comme un poisson dans son bocal – les quatre coins de cette tanière, y rebondissant tel un électron sur ses parois, avant de guerre lasse récupérer un quotidien ou un hebdomadaire du mois ou de la semaine précédente, les feuilleter avant de s’endormir dessus l’espace d’un instant, puisqu’en sursaut réveillé par les vagissements d’un gniard, le battement d’une porte, les sifflements intempestifs des machines, l’entrechoquement des voitures ?… Finissant ce voyageur par s’attacher à ces affiches ou cartels publicitaires appendus aux murs, juste au-dessus de cette famille nombreuse, bâfrant, éructant, collée à ses papiers gras bientôt abandonnés au sol, lorsque sous l’effet retentissant d’une annonce de destination, comme un seul homme, cette tribu décampera tout en soulevant un tumulte général : ce brouhaha troublera ce relatif confort dans lequel il se serait installé, recroquevillé sur lui-même, fort éloigné de cette nauséabonde cour des miracles puisque habité par ce seul souhait de la passer sans trop de désagréments cette large et creuse parenthèse diligemment offerte par la S.N.C.F. ... Comme si en ces tristes lieux l’irréversibilité d’un temps involontairement suspendu nous affectait de tribulations, qui de la part de l’administration mériteraient reconnaissance de cette inchiffrable vacuité, l’inciteraient à prendre d’adéquates mesures afin de soustraire ses usagers d’un inexorable abattement ; sachant qu’inégaux en inspiration, tous ne sont pas capables de fixer leurs regards sur ces lithographies égayant ces purgatoires, d’y basculer au risque d’une momentanée mais salutaire fuite vers des espaces omni dimensionnels, d’y accumuler du rêve, de le figer extatiquement ! Hélas, ces impressions échappent à l’ordre administratif, constamment font appel à notre imagination, à notre sens esthétique…
Salvatrice cette fantaisie nous incitant à tout de suite et pour n’importe où, suréquipés ou non d’autant de superflu que de fausses connaissances, d’avant l’heure de notre prochaine correspondance abandonner ces salles similaires à celles de rétention. S’en évader par le biais d’extrapolations mettant en concurrence – lorsqu’il en va de leurs renommées nationales ou internationales – ces villes ou régions y bénéficiant d’une louangeuse (trompeuse ?) publicité, et ceci grâce à cet indéfini désœuvrement autorisant à d’abord les matérialiser dans le sens d’un visuel balayage pour ensuite les classer selon nos préférences, puis enfin leur redonner sens et vie, bien que sachant qu’il n’y a rien à faire contre leur prompt vieillissement, leur polysémie sépia… La Bourboule, Cannes, Nice, les Pyrénées françaises, les Alpes maritimes, St Tropez, Vallauris, la tour Eiffel, etc. Ces cartels, artistiques ou non, sauront nous soustraire d’un progressif engourdissement, nous inciter à nous ébrouer, à nous lever afin de nous rapprocher –zigzagant au milieu d’un entassement de valises et d’êtres somnolents – d’un de ces panneaux vantant d’inatteignables mais ô combien prestigieuses destinations. Toutefois, dans cette non exhaustive énumération de sites français, volontairement j’ai omis les châteaux de la Loire, ainsi que nos villages répertoriés comme pittoresques ; car, bien que mis en évidence par notre compagnie nationale ils souffrent face aux italianisants panoramas, ceux de la Riviera, de Pompeï, de Rome, de Napoli, etc. Ainsi fait qu’au fil des heures de consigne qui m’échurent, j’ai calculé que soixante pour cent de ces affiches promeuvent de l’Italie ou de l’Espagne, s’y ajoutent pour les plus cultivés transitant dans ces purgatoires, les inévitables reproductions d’œuvres signées, hormis les : Vuillard, Degas, Matisse, et Derain, par une kyrielle d’artistes transalpins et bien sûr l’inévitable Picasso !... Momentanément mis hors jeu pour ne pas dire hors délais –l’acheminement s’en chargera – par vos encalminées espérances et expectatives, il se peut que passagers lambdas vous aussi ayez été intrigués par la vue de ces bâtiments à arcades ouvrant sur une énigmatique tour ronde, avec plus surprenante sur l’arrière-plan, l’apparition lointaine d’une possible locomotive 231G ?... Toutefois, spécialiste du rail, j’ai toujours douté que De Chirico se soit attaché à une exacte mise en scène ferroviaire… mais les trains ont toujours fasciné petits et grands, auxquels peuvent s’ajouter poètes et artistes les ayant célébrés depuis bientôt deux siècles. Leurs attraits mécaniques longtemps occupèrent mon quotidien, jusqu’au jour ou l’automobile et l’aviation vinrent contrebalancer ma fascination pour ces monstres d’acier… Dès perception de ses halètements la signalant proche de l’apoplexie ainsi que de son imminente sortie du tunnel de Laroque, j’accourais vers le P.N.37 (passage à niveau) afin de voir passer la locomotive, empanachée, lourde… Si les chemins de fer tiennent une considérable place dans l’économie de notre pays, ils en occupèrent une éminente dans ma vie affective, authentifiée par ma période « Vie du rail » par l’intermédiaire des Josiane et Micheline, les jumelles de la garde-barrière du susnommé P.N.37…
Mal informé comme je l’étais sur les bizarreries de leur sexe, sur leurs incontrôlables vacations, toujours occupées à des travaux de passementerie, ou ingambes à poursuivre leurs cerceaux par les chemins blancs avoisinant la ligne Agen-Limoges, pouvais-je prévoir qu’ici-bas les aventures humaines engagent à d’incessants départs ? Que malgré des mécaniciens et chauffeurs experts en conduite des meilleures machines, notamment de la Compound 242, il n’est pas rare qu’une erreur humaine ou d’aiguillage vienne perturber ces non-innocents périples ? Pouvais-je m’abstenir, comme il nous l’est fortement recommandé sous peine de désillusions, de m’équiper d’un attirail léger, d’approfondir les insondables subtilités du Chaix et autres guides de voyages, têtu me référer à la méthode ‘Assymil’ permettant l’immédiate traduction des phrases du genre : « e pericoloso sporgersi ! »… « te quiero mucho mi amor ! » ?… Lors de mes premiers déplacements en chemin de fer, malgré les replis de fumée agressant mes yeux, la mauvaise humeur des passagers souhaitant que je remonte la glace, je me penchais afin d’apprécier l’amplitude du convoi, en vérifier la composition de sa rame, j’en dénombrais ses wagons et voitures, m’intéressais qu’aux seuls composants mécaniques, n’attachais qu’un regard indifférent aux paysages traversés : depuis, saccagés ou abandonnés par l’homme, encore heureux que les plus pittoresques aient été, auparavant, immortalisés par de singuliers artistes. Devenu adulte, attentif à leurs éphémères réalités, durant ces périodes d’oisiveté forcée, par exemple entre celui de 15h14 et son suivant de 17h18, j’avais toute latitude pour vagabonder, choisir l’éventualité d’une baignade en baie des Anges ou l’ascension de ce mont Cervin peint par Adami ; passablement décolorée sa pénienne effigie ainsi que de guingois son cadre appendu sur le mur d’en face… Ou vous concernant, frères voyageurs, las de patienter et abrutis d’ennui, si vous référant à ce cartel situé à l’aplomb de cet usager endormi, pourquoi n’essaieriez-vous pas de pénétrer dans cette étonnante reproduction, paradoxale en ces lieux, représentant la gare du Montparnasse épicentre de la période ferroviaire du maître Chirico ? … Durant celle de ma fréquentation des jumelles du P.N.37, je devais passer outre les sorties intempestives de leur père, ‘un rouge !’ comme le sous-entendait notre voisine, et si j’étais prêt à la croire à la seule vue de la rubiconde trogne de ce chef de famille, irascible mais farceur, ma position de futur prétendant m’autorisait à piocher dans ses ‘Vie du rail ‘. Je découpais les photos des machines, celles des luxueuses voitures, les réunissais en un improbable convoi, m’inventais des horaires, des dessertes vers de grandes villes situées au-delà du tunnel de Laroque… Plus tard de semblables périodes d’attente m’échurent, redevables à des visites chez dentistes ou médecins, déstabilisantes car inféodées à des diagnostics, à leurs conséquences douloureuses, toutefois, celles qui réellement bénéficièrent à ma fantaisie demeurent celles vécues dans ces salles propices aux ruminations en tous genres. Ceci, malgré un environnement inadapté, malodorant, confiné, etc., lesté d’ombres suspectes, où la seule vision d’un Colisée, d’une fresque pompéienne, suffisait à mon bonheur, à une mise en scène d’un combat de gladiateurs, à celle plus luxurieuse d’une vie de lupanar ; ces séquences cinématographiques s’accompagnaient d’un fond musical produit par le staccato des essieux et bogies, de leurs trépidations et vibrations au contact du rail…
Sur l’instant où je m’apprêtai à enjamber le cadre de cette reproduction, sous le prétexte d’un prêt de journal ou d’un renseignement, l’un de mes voisins – ayant remarqué mon incessant manège, mon stationnement devant celle-ci – sans préambule m’interpella : « Moi aussi j’ai observé les affiches qui nous environnent, il me semble que nous sommes arrivés à la même conclusion : huit d’entre elles promeuvent l’Italie, avec dans le désordre : le Vésuve, les sept collines, la tour de Pise, le palais ducal peint par Bonington, l’arc de Gallien, le Rialto et le Colisée ! Par contre, la seule que je n’identifie pas c’est celle représentant ce pic dont vous paraissez connaître sa localisation, à savoir si dans nos Pyrénées ou nos Alpes ? »… L’importun, aurait-il éventé mes tergiversations, décelé mon indécision correspondant à l’emprunt d’une voie expresse conduisant à son sommet, avec des difficultés proportionnelles aux impondérables des courses en haute montagne : la météo du jour, l’équipement idoine ? Mais ici-bas, qui à part soi-même est susceptible de décider du regard à porter sur les êtres et les choses nous environnant ? Il s’agit d’un récurrent débat et nous n’en sommes pas encore sortis, ni d’ailleurs de cette foutue salle d’attente !… Face à mon désobligeant mutisme l’indiscret revint à la charge, me demanda quel sommet s’apprêtait à gravir ce personnage peint sur la droite en premier plan –le pic s’élevant, sous une forme pénienne, en contre plongée sur l’arrière gauche – avec ses piolets et cordages l’identifiant comme alpiniste chevronné ? Je lui répondis que j’allais aborder le Cervin par la voie Bonatti, que je m’en réservais l’exclusivité, néanmoins lui laissais toute latitude pour déambuler dans cette gare du Montparnasse peinte par l’artiste romain peuplant ses compositions de figures inquiétantes, de monuments, de statues équestres, d’approximatifs emprunts à Uccello…
L’une des réussites du transport ferroviaire est d’assurer une liaison entre nos passions, nos espérances et leurs lieux de vie, la rêverie y acquérant une substance physique par l’intermédiaire de circumnavigations menées dans ces antichambres, d’où la vision d’une simple affiche, d’une litho, y peut inciter à une tentative d’évasion… Installé dans un relatif bien-être tissé de fausse innocence et d’abandon consenti, piégé par ces incertains délais et destinations délivrées par haut-parleur, prétextant des risques inconsidérés je me refusai l’escalade des 4478 mètres de son versant suisse. De ma pusillanimité m’en résulta une amère désillusion, dès lors, accablé par une insondable détresse je m’abandonnai à une émolliente somnolence entrecoupée des bruits et rumeurs caractéristiques : chocs, avis contradictoires, coups de sifflet, halètements, etc., n’offrant d’autre issue qu’une lente détérioration d’une imagination vaguement sollicitée par ces cartels dont les valeurs déclinantes sustentent un paradoxal état de veille chez le voyageur stressé… Ensuite, après la diffusion d’une énième annonce, l’express n’étant pas le mien, émergeant de ma léthargie enfin je me résolus à cette ascension, me rapprochai de cette reproduction d’Adami, pour, une fois assuré que les autres usagers, hébétés ou endormis, ne surprennent mon geste profanatoire, à l’aide d’un stylo subrepticement y localiser deux crabes sur le flanc de sa paroi, juste à cet endroit où la ligne extérieure du dessin simule la courbure d’un sein. J’accompagnai ces figures de deux noms propres, ceux de Rebuffat et de Lachenal, des alpinistes ayant autrefois participé à mon éducation morale et sportive suite à la succession de leurs ‘premières’ non enchaînées à l’époque…
A l’instant précis où je tentais cette haute entreprise, au risque de me faire dévisser, mon indiscret voisin revint à la charge, serviable m’indiqua : « Je vous signale que votre train est en gare, voie 7 quai B, à vous de choisir entre votre correspondance ou d’inutiles prouesses ! »… J’eus à peine le temps de saisir mes bagages, de sortir de cette salle où sans regret j’y abandonnais, condamnés à l’espérance, des voyageurs dont aucun ne réchapperait de ses mortifères miasmes malgré les muettes sollicitations de ces ersatz d’œuvres d’Art… Pouvais-je prévoir qu’éloigné de mes habituelles bases, bien des années après celles consacrées aux jumelles du P.N.37, la seule vue d’une défraîchie lithographie me saisisse d’étonnement lorsque j’y repérai, rue montante, l’ombre gigantesque d’une fillette jouant au cerceau, immortalisée par De Chirico... Au-delà d’une douloureuse remémoration, l’une après l’autre j’y transposai les jumelles, Josiane et Micheline, leurs effigies s’y dédoublèrent d’autant plus cruelles que je ne possédais aucune envie de les accoler ou détruire, et à un demi siècle de distance leur énigme me demeure indéchiffrable. L’affiche m’en révélait l’irréductible présence et l’effet de ce mirage confirmait ma totale impuissance, alors qu’à son pied, tétanisé, malgré les regards interrogatifs des usagers, mentalement j’en remerciais l’artiste et la compagnie des chemins de fer, me fixais cette résolution de dorénavant voyager allégé mais non dépourvu d’imagination, tout espace traversé appartenant à celui qui richement saura le particulariser…