Des espions ordinaires : Recension
Dans les années 50, c’est en France que les hommes politiques et le peuple étaient pour ainsi dire unanimes à demander que le Président Eisenhower accordât à mes parents, Ethel et Julius Rosenberg, d’être graciés [1]. Et ce, malgré l’accusation qu’ils aient été des espions de la bombe atomique. Et ce, malgré leur condamnation au motif de complot en vue de commettre des actes d’espionnage [2]. Aujourd’hui, partout dans le monde, les gens continuent à s’intéresser à leur procès en raison de cette accusation : qu’ils aient volé le secret de la bombe atomique. C’était l’élément central dans leur procès. C’était ce que le Procureur avait promis de prouver devant le jury. C’est ce dont le Juge a conclu lorsqu’il a prononcé la peine de mort. Et c’est pourquoi le Président Eisenhower a finalement refusé le recours en grâce. [3]
Ce qui motiva sans doute l’opinion publique française dans sa grande majorité pour soutenir le recours en grâce, ce fut un certain scepticisme quant à l’inculpation en même temps que la pensée que, si espionnage il y avait, c’était pour le compte d’un allié dans la guerre contre l’Allemagne nazi. Lorsque C. Douglas Dillon, Ambassadeur des États-Unis en France, soumit son rapport sur les raisons pour lesquelles l’opinion publique dans ce pays était si unifiée, il mit l’accent sur la sévérité de la condamnation et réprimanda le gouvernement des États-Unis en l’avertissant de ne pas être dupe de sa propre propagande qui disait qu’il s’agissait d’une manipulation communiste. [4]
Il est donc de mise que l’un des experts en France les plus renommés, spécialiste de l’histoire des États-Unis, entreprenne de réexaminer en détail des questions de L’Affaire Rosenberg. Dans son livre, Des espions ordinaires [5], André Kaspi a essayé de résumer ce qu’il appelle les conclusions irréfutables de l’histoire. Kaspi est certain que :
• Julius and Ethel Rosenberg n’étaient pas innocents – ils ont menti lorsqu’ils démentirent d’être communistes et menti lorsqu’ils démentirent d’être espions.
• Même l’admission récente quant au fait que David et Ruth Greenglass, témoins à charge, aient menti lorsqu’ils prétendirent qu’Ethel Rosenberg eut tapé des secrets d’espionnage à la machine, ne fait pas d’elle « l’épouse complètement innocente que l’on a dépeinte ». [6]
• L’accusation du Juge que l’espionnage atomique soviétique ait causé la guerre de Corée est une allégation absurde.[147-8]
• Les Rosenberg n’ont peut-être pas volé le secret de la bombe atomique, étant donné les activités d’espionnage des savants Klaus Fuchs et Theodore Hall, mais Kaspi semble en conflit avec lui-même à ce sujet lorsqu’il dit : « L’Union Soviétique a systématiquement infiltré l’Opération Manhattan qui avait pour but de mettre au point la bombe atomique... Les Rosenberg ont tenu un rôle important dans ces activités d’espionnage ».[137]
• La condamnation à mort était disproportionnée mais la campagne à travers le monde pour sauver la vie des Rosenberg et les empêcher de finir sur la chaise électrique en 1952 et 1953 étaient un effort cynique de la part du communisme international de faire des reproches au Procureur et de se concentrer sur l’antisémitisme, afin de couvrir le vrai problème d’antisémitisme qui existait en Union Soviétique et leurs satellites « les démocraties populaires ».[112-120]
L’affirmation de Kaspi est que ces conclusions sont irréfutables, ce qui est malheureusement basé sur une lecture incomplète des études récentes.
Des espions ordinaires [7] fait référence à des sources primaires et secondaires. Une des sources (secondaire) principale citée par Kaspi est le Dossier Rosenberg [8] de Ronald Radosh et Joyce Milton, comprenant des documents du FBI, les communications soviétiques décodées identifiant un certain nombre d’agents soviétiques et leurs activités aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale (appelée Opération VENONA). Une autre source est le livre The Haunted Wood d’Allen Weinstein et Alexander Vassiliev, qui fait mention de documents du KGB. Et Kaspi cite enfin l’histoire telle que la raconte David Greenglass dans le récit de Sam Roberts journaliste au NY Times, auteur de The Brother.
Il y a deux documents qui sont devenus disponibles trop tard pour être inclus dans le livre de Kaspi. En septembre 2008, le témoignage de Ruth Greenglass devant le Grand Jury a été publié et en même temps Morton Sobell, co-défendant de mes parents, a reconnu dans un entretien avec le NY Times et une lettre qui suivait au rédacteur-en-chef que lui et mon père avaient en fait transmis des informations classifiées « secrètes », mais qui ne concernaient pas la bombe atomique, à l’Union Soviétique pendant la deuxième guerre mondiale. [9]
La déclaration de Sobell dit irréfutablement que mon père a communiqué des documents secrets à l’Union Soviétique pendant la deuxième guerre mondiale. Mais la culpabilité alléguée de ma mère reste très discutable, comme toute la question des secrets de la bombe atomique d’ailleurs. Je crois, néanmoins, qu’aujourd’hui, une compréhension plus complète et juste de l’affaire Rosenberg est possible — en contraste avec ce qui était possible en 1975 lorsque j’ai visité la France pour participer au programme télévisuel, Les Dossiers de l’Écran, afin de promouvoir le livre de mon frère et moi, Nous Sommes Vos Fils [10].
Malheureusement, le livre de Kaspi, qui prétend être une analyse plus complète et juste de l’affaire, n’est pas digne d’un historien de sa réputation [11].
Tout d’abord, malgré ce que déclare Kaspi, les interprétations de faits historiques ne peuvent jamais être « irréfutables ». L’examen de l’histoire est pour beaucoup un argument sans fin. Les conclusions dites irréfutables un jour sont soudain remises en question le lendemain lorsque de nouvelles preuves apparaissent ou une nouvelle interprétation de preuves anciennes est mise en avant.
Tout ce que peut faire un historien est de fidèlement rapporter aux lecteurs ce qui est découvert par des décennies de recherche. Pour ce faire, il faut d’abord examiner avec un esprit critique toutes les sources secondaires afin de juger les différentes interprétations faites par ceux qui mènent les études. Ensuite, il faut examiner les sources primaires (documents du FBI, documents des archives soviétiques, témoignages lors du procès, et cetera...) pour voir comment les interprétations sont renforcées ou remises en question dans les documents de source secondaire.
Kaspi n’a pas pris en considération bon nombre de documents importants. Il n’a pas consulté le livre de la correspondance complète des mes parents en prison, publié en 1994. C’est dommage car les lettres publiées en 1953 ont été fortement modifiées (y compris celles traduites en français très utilisées par Kaspi), alors que le livre de 1994 est une compilation complète et fidèle de toutes les lettres existantes. [12] Cette omission pèse sur une des principales conclusions de Kaspi, notamment que la campagne pour sauver mes parents fut basée sur le reproche erroné que l’antisémitisme fût le fondement de l’affaire. Si Kaspi avait lu le livre des lettres complètes, il aurait été surpris de noter que le 10 novembre 1952 mon père écrivait à son avocat en arguant que la campagne pour les sauver ne doive pas mettre l’accent sur l’antisémitisme.
« Les connotations antisémites dans cette affaire sont des questions subtiles et secondaires, difficiles à identifier, et en étant obligé par l’opposition de devoir se concentrer sur ces questions et de les amener au centre du débat, le comité de défense est détourné de la lutte essentielle qui en est affaiblie car les faits liés à l’antisémitisme ne sont pas aussi clairement définis et évidents que les autres et ceci génère de la confusion qui n’a pas lieu d’être ». [13].
Dans ce contexte, il est intéressant de noter que le télégramme de Dillon dont il est fait mention ne contient aucune référence à l’accusation d’antisémitisme dans l’examen analytique de l’opposition française aux exécutions qui étaient imminentes à l’époque.
La bibliographie comprend la première édition du livre de mon frère et moi (Nous Sommes Vos Fils) mais non pas la deuxième édition (disponible en anglais seulement). Dans cette deuxième édition, il y a une réfutation détaillée des arguments présentés dans The Rosenberg File de Radosh et Milton. Puisque c’est cette dernière oeuvre qui semble être une source majeure de la grande partie de l’analyse de Kaspi, il aurait été utile pour le lecteur français que Kaspi pèse sérieusement non seulement les pour mais aussi les contre des thèses de Radosh et Milton, présentées dans cette deuxième édition. Au lieu de cela, Kaspi fait un résumé des différentes conclusions tirées par des observateurs français lors de la publication de la traduction.[136-7] [14]
Quant aux sources primaires, Dr. Kaspi donne beaucoup de valeur aux textes décodés Venona (des télégrammes soviétiques envoyés entre New York et Moscou pendant la deuxième guerre mondiale) mais il omet de noter une des conclusions incontournables de ces documents — notamment que ma mère n’était pas une espionne soviétique.
Dans un document date du 27 novembre 1944, ma mère est décrite comme étant l’épouse de l’espion dont le nom de code est « Liberal » (qui était, nous le savons maintenant, mon père). Voici ce que dit New York à Moscou au sujet de ma mère :
« Suffisamment bien éduquée politiquement. Connaît les activités de son mari et le rôle de METR et NIL (deux contacts d’espionnage). Etant donné sa santé fragile ne travaille pas. Est décrite en termes positifs comme étant une personne dévouée ».
Il est étonnant que Kaspi cite ce même document Venona mais avec une omission primordiale : « Suffisamment bien éduquée politiquement. Connaît les activités de son mari ... Est décrite en termes positifs comme étant une personne dévouée ».[174] [15]
Lorsque les documents Venona déchiffrés sont devenus publics, Meredith Gardner, chef décodeur de la langue russe a noté que « ne travaille pas » était le langage des espions pour signifier qu’elle n’était pas une espionne. En omettant cette citation de sa traduction, Kaspi n’a pas eu à prendre en considération les implications d’une telle phrase. Il néglige aussi de dire à ses lecteurs que ma mère n’a jamais été donnée en nom de code. [16]
Kaspi note dans trois endroits différents dans son livre lorsqu’il développe son argumentation contre ma mère qu’elle ait signé la nomination d’un membre du parti communiste au Conseil de la Ville de New York.
Cet argument n’est pas valable. Lorsque Kaspi le mentionne pour la première fois, il a reconnu que signer des nominations ne veut rien dire – que 50.000 autres new yorkais avaient signé la même pétition.[26]. Pourquoi donc est-ce qu’il le considère si important qu’il mentionne encore deux fois en jugeant ma mère coupable ? [17]
Un autre problème avec Kaspi est le fait qu’il dépende très lourdement des documents Venona. En vérité ces documents discréditent les charges faites à l’origine par le gouvernement américain contre mes deux parents. Outre l’argumentation qui met complètement hors de cause ma mère, les documents révèlent que l’espion dont le nom codé était « Liberal » a avoué son ignorance du projet portant sur la bombe atomique et a suggéré que David Greenglass (le témoin principal du Procureur et le frère de ma mère) soit interrogé par un expert. [18]
En d’autres termes, dans les documents VENONA décodés eux-mêmes, il y a des preuves soutenant nos prétentions les plus importantes et les prétentions de ceux qui soutenaient mes parents en 1953, soit que l’idée qu’ils eussent volé le secret de la bombe atomique était une fabrication extravagante, et que la punition ne fut certainement pas en adéquation avec le crime.
En 2003, mon frère Robert a publié son récit An Execution in the Family [19]. Vers la fin du livre, il spécule sur ce que cela représenterait pour nous aujourd’hui si les télégrammes soviétiques décodés dans les documents VENONA qui ont été communiqués étaient véridiques dans l’ensemble. (Nous savons maintenant que dans les grandes lignes ils sont effectivement véridiques). Participer à de l’espionnage militaro-industriel ne fait pas de soi un espion de la bombe atomique, et c’est sur la base de cette allégation de vol du secret de la bombe atomique que mes parents ont été exécutés et c’est pour cette raison que le monde continue à s’intéresser à l’Affaire Rosenberg encore aujourd’hui. [20]
Les lecteurs français n’ont malheureusement pas eu droit aux fruits des pensées de Kaspi sur cette argumentation car inexplicablement il n’a pas inclus le livre de mon frère dans sa bibliographie et il n’a pas fait de commentaires sur ce livre dans sa discussion des documents VENONA. Comment peut-il prétendre offrir des conclusions historiques irréfutables si les sources elle-mêmes à partir desquelles il tire de telles conclusions sont mises à l’écart de son raisonnement ?
Avec son livre, Kaspi a manqué une occasion rêvée de lancer un débat utile pour tous les citoyens français sur les implications de l’Affaire Rosenberg. Il est à espérer que ce « droit de réponse » servira à stimuler de nouvelles discussions et peut-être même de nouvelles recherches.
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Écrit après
Octobre 2011. Depuis ma recension du livre de Kaspi, un développement récent est significatif pour comprendre ce qui s’est vraiment passé dans le procès de mes parents. Avant de mourir, Walter SCHNEIR [21], co-auteur avec son épouse Miriam de Invitation to an Inquest [22], a publié une enquête approfondie de l’affaire à partir des informations disponibles jusqu’en 1983, Final Verdict, What Really Happened in the Rosenberg Case, (NY Melville House, 2010). Dans ce livre, comprenant un préambule ainsi qu’une postface de Miriam SCHNEIR, Walter détermine que :
Mon père, Julius ROSENBERG, était en effet espion sous le nom de code LIBERAL dans les documents VENONA.
Son travail consistait à recruter un certain nombre d’amis ayant des formations scientifiques et d’ingénieurs pour aider l’Union Soviétique pendant la deuxième guerre mondiale (ainsi que dans la période de l’après-guerre). Cependant, et c’est ce qui est le plus important, il n’a joué qu’un rôle marginal dans le réseau d’espionnage dont on l’accusait d’être le chef.
La seule activité menée par lui fut de demander à Ruth GREENGLASS de recruter son mari David et d’obtenir un plan de l’endroit où la première bombe atomique avait été développée ainsi qu’une liste des noms des savants ayant participé.
Après cela, tout ce que les GREENGLASS ont fait (ce qui est corroboré dans une des sources de KASPI, le livre The Haunted Wood) [23], ils l’ont fait seuls et de leur propre initiative en contact direct avec des agents du KGB à New York. [24]
SCHNEIR a découvert deux preuves-clé qui soutiennent cette conclusion. D’abord, au début de l’année 1945, le KGB a demandé à mon père de cesser ses activités d’espionnage de peur qu’il ne soit découvert par le FBI. Ensuite, le dessin produit lors du procès qui était censé représenter « le secret de la bombe atomique » (fait par David GREENGLASS en 1945) n’a été reçu à Moscou qu’au mois de décembre 1945, bien que le couple GREENGLASS affirmât — tous les deux — avoir transmis ce dessin à mon père en septembre 1945.
Il est évident, après les recherches de SCHNEIR, que la rencontre de septembre 1945, si importante qu’elle fût la base de l’accusation de vol du secret de la bombe atomique, N’A JAMAIS EU LIEU.
Ainsi, lors de son procès, mon père a été accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, sans pouvoir bien évidemment reconnaître ce qu’il avait fait.
Quant à ma mère, SCHNEIR réitère ce que j’ai déjà dit. Elle n’a jamais reçu de nom de code — elle n’a jamais été espionne. Elle a été prise en otage par le gouvernement des États-Unis pour faire parler mon père.
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Heir to an Execution : A Grandaughter’s Story
Fragments :
– 1. {}http://youtu.be/HVFyi8yX6cw
– 2. {}http://youtu.be/ynjivMNnvdg
– 3. http://youtu.be/iub-ZjRhOcw
– 4. http://youtu.be/d9lX7QJyx2U
– 5. http://youtu.be/gwdePhn3MyI
– 6. http://youtu.be/OUPa6iJUR-s
– 7. http://youtu.be/Gnm32hPkdiE
– 8. http://youtu.be/DB-eWCHNRwg
– 9. http://youtu.be/DB-eWCHNRwg
– 10. http://youtu.be/LyoFDloAmtg
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– Thanks granadaville
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