« For now the Hell-hounds with superiour Speed ;Had reach’d the Dame, and fast’ning on her Side,The Ground with issuing Streams of Purple dy’d. »John Dryden
Les clichés du Grand Tour ont associé Ravenne à un empire déchu, lequel n’aura jamais reçu, du reste, ses lettres de noblesse. Aux yeux des voyageurs, c’est avec justice que l’histoire s’en sera écartée, comme la mer du port de Classe, pour n’y laisser qu’un marécage désert et des relents de paludisme. Peu de villes pourtant ont su conserver une image aussi vive d’un passé prestigieux. Si les couleurs des cathédrales gothiques ont totalement disparu, laissant aux archéologues le soin d’en décrire la féerie, aux médiévistes celui de les comprendre et de les interpréter, les mosaïques de Sant’Apollinare in Classe ou du Baptistère des Ariens n’ont rien perdu de leur splendeur. Mais Ravenne ne fut pas seulement, en miroir d’une Venise conquérante, le point d’incursion de Byzance dans l’un des deux futurs ateliers de l’Occident chrétien. C’est aussi, dans le paysage alentour, sous un fond de ciel sombre et volontiers orageux, une dernière poussée d’un Nord gothique, humide et forestier. Pour s’en convaincre, on oubliera Venise pour son arrière-pays sauvage, cette Vénétie barbare de mousses et de brumes, somptueusement décrite par Goffredo Parise, point de passage et d’ancrage des envahisseurs nomades, longée de ports ensablés ou lagunaires, traversée de légendes qui se ressentent fort peu d’un passé latin ou classique. Ainsi de cette chasse fantôme racontée par Boccace, reprise par Botticelli, Dryden et Vernon Lee. Une chasse qui se déroule sur les lieux mêmes où se situe l’entrée du Paradis de Dante, dans un ancien carrefour de tous les mondes connus.
La huitième nouvelle de la cinquième journée du Décaméron est toute entière dédiée aux histoires d’amour tourmentées, mais dont l’issue est heureuse. C’est là, pourrait-on dire, le mouvement naturel d’une fable ou d’un conte. Ce récit, il est vrai, bien qu’imaginé par Boccace – influencé bien sûr, quoique très partiellement, par les fantasmes liés au cavalier empereur Théodoric – revêt, c’est là sa force, tous les traits d’une légende populaire, avec ses archétypes, ses épreuves, le sens qu’elle sait donner à un destin capricieux. Vernon Lee ne s’y est pas trompée qui, à l’instant d’en donner la reprise, se sent autorisée à mentir – procédé classique, mais dont la crédibilité repose toute entière sur la vigueur de la structure narrative – en affirmant qu’il s’agit là d’une simple traduction : elle en aurait trouvé une version dialectale, et Boccace ne serait plus qu’un dépositaire parmi d’autres. Non contente de reprendre un épisode fameux d’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature cisalpine, elle prétend, sous couvert de s’en départir, qu’elle en détient sinon une version plus ancienne ou plus belle, du moins plus authentique et plus rude – plus pure, cela s’entend. Le désir de possession, qui parcourt l’ensemble du texte, se double en elle, sinon d’une équivoque, du moins de la nécessité du masque. Elle n’écrit, il est vrai, que cachée sous une identité masculine.
Disons pour commencer que si la nouvelle elle-même, clairement isolée dans le texte, n’occupe qu’un tiers d’une prose dès lors difficilement définissable, la longue et belle description qui l’annonce, pour inattendue qu’elle puisse être – voilà un texte pensé, pourrait-on dire, à la manière d’un guide Baedeker – est déjà sous le signe de l’ambiguïté. C’est que l’auteur, quoique née dans une famille anglaise – aux origines françaises par son père – a passé l’essentiel de son enfance entre la France, l’Allemagne et l’Italie – avec une prédilection pour cette dernière, au point d’en faire le décor de son œuvre. Elle a de ce pays une connaissance intime, et de nombreux amis à Ravenne. En 1880, âgée de vingt-quatre ans, elle fait une entrée remarquée dans le monde littéraire avec des Études sur le dix-huitième siècle italien. Quatorze ans plus tard, quand elle publie Ravenne et ses fantômes dans la revue Macmillan’s, elle est déjà portée par une certaine légitimité et une longue familiarité du décor. Aussi, loin de nous décrire un “pays de brigands romantiques”, elle s’attache à raccorder les merveilles du passé aux mutations en cours, un long travail de bonification qui apporte à la ville une atmosphère plus saine et une nouvelle vigueur agricole. Au fond, la description qu’elle offre, pour juste et précise qu’elle puisse être, surprend parce qu’elle est celle d’un écrivain profondément anglais, tout épris de ce “sens du paysage” qu’appréciait Julien Gracq, aux visions nourries de romans noirs et d’atmosphères urbaines, mais curieusement dépourvues d’exotisme. C’est ainsi qu’elle peut donner, par ses contradictions, l’un des meilleurs témoignages jamais écrits sur la ville, assez en tous cas pour qu’Erano Baldini et Sara Trevisan aient décidé de le traduire en italien, d’en faire la pierre de touche d’une série d’essais sur le patrimoine littéraire local. On ne saurait rêver meilleure reconnaissance.
Malgré sa force visuelle et narrative, la nouvelle de Boccace est au fond peu citée par les voyageurs étrangers. Si Lord Byron l’évoque dans son journal – rapidement du reste, et en multipliant les confusions –, si Dryden lui consacre un poème où éclate son sens de la froideur et de la cruauté, c’est à l’atelier de Botticelli qu’il revient d’y apporter, avant Vernon Lee, une interprétation majeure. Ce sont les quatre panneaux Pucci, où l’influence de la chasse d’Oxford de Paolo Uccello se fait peut-être sentir. L’entrée de Nastagio dans la forêt – sur le premier tableau – n’est pas sans rappeler le chant I de L’Enfer. Quant au supplice des chiens qui déchiquètent une proie humaine, il rappelle, dans le chant XIII, le sort réservé aux “dissipateurs”. Sur le second tableau, le cavalier poursuivant la belle qui se refuse à lui réapparaît deux fois : le fait est trop insolite dans l’œuvre du peintre florentin pour y voir un simple retour à une conception diachronique – médiévale – de la scène représentée, mais bien une volonté de montrer son caractère cyclique, comme le laisserait penser le mouvement giratoire suggéré par ces deux épisodes. Le troisième tableau représente le banquet, à l’instant où le cavalier fait une nouvelle apparition. Le quatrième – mieux structuré sans doute, et d’une meilleure facture, le seul où le maître lui-même soit intervenu de manière significative – représente le mariage de Nastagio. Ici toutefois, la forêt est absente, et l’on n’y voit plus trace de la chasse fantôme. Sur ces visages ennuyés, se lit la morale d’une histoire en soi fort différente de celle qui transparaît chez Boccace et Vernon Lee. La violence de l’amour s’y change en pâle éloge de la résignation. Pour le reste, ces tableaux censés orner une chambre nuptiale sont d’une rare violence, ce qui pourrait expliquer que le thème n’ait plus été traité par la suite, picturalement du moins.
Le récit de Vernon Lee diffère de la version originale sur quelques points singuliers. Si la chasse a bien lieu un vendredi au crépuscule, jour propice aux apparitions, elle prend place au début de la saison obscure des calendriers celtiques ou germaniques, non à celui de la saison claire. Le cavalier n’est plus seul, et Nastagio n’a nul besoin de lui parler pour le reconnaître, réalité et fantasme sont clairement séparés, du moins dans la conscience du lecteur. Nastagio attend en tout cinq fois que la scène se reproduise avant d’organiser le banquet, la veille de la Fête des morts. Le récit s’arrête – autre topos de la littérature noire – par interruption du manuscrit original, et sur un évanouissement : une perte de connaissance, pourrait-on dire, car c’est bien là ce qu’on nous signifie. Vernon Lee feint de se soumettre alors aux conclusions de Boccace, mais elle le prend aussitôt à défaut : “Si cette partie de la pinède donne à voir encore cette chasse surnaturelle, conclut-elle, nous n’en savons strictement rien.” Mais la rupture véritable est ailleurs. Elle tient d’abord à la longue introduction, où la “vraisemblance” prend le pas sur le vrai, comme ce paysage décrit avec des yeux lavés à d’autres paysages. Puis cette introduction se reproduit, au tout début de la nouvelle elle-même, dans la longue et suggestive évocation de la forêt, dans celle encore du pavillon qui accueillera le banquet des notables. Mais c’est aussi qu’un souffle féminin – androgyne – traverse ce récit. Si la narratrice revêt une identité masculine, elle renvoie à Boccace la responsabilité d’un mariage heureux obtenu par le “spectacle de l’amour et de la mort”. Elle semble y voir, peut-être, quelque chose comme une loi inconsciente (un fantasme ?) et non une règle de soumission sociale – vers quoi l’atelier de Botticelli avait amené Boccace. Et c’est ainsi qu’elle rejoint, sous les splendeurs du décor, la scansion glacée de Dryden.