Comment avait-il pu, Papa, dénicher mes esquisses, brouillonnes copies d’académies annotées aux fins d’une meilleure compréhension pour mes rustauds camarades, de non équivoques termes, découvrir mes luxurieuses ébauches pourtant dissimulées dans les bas fonds de mon armoire ? Drapé dans ma dignité de futur artiste je lui avais répondu que : « quiconque n’ayant pas tâté du nu artistique ne pouvait prétendre à titularisation dans une école des beaux-arts ! Ces études ne s’engageant que nantis d’une connaissance parfaite de l’anatomie féminine ! »… Je m’étais pris deux baffes, puis penaud étais retourné à ma version latine... Depuis cette lointaine algarade, malgré les préventions paternelles c’est en autodidacte que j’ai gravi les paliers menant à la gloire locale, alors que s’agissant de notoriété parisienne, seule comptant aux yeux des professionnels, concernant mon ami défunt Renaud, il lui aura suffi durant son parcours terrestre de plagier les Watteau et Fragonard, d’accrocher ses mauvaises copies de leurs oeuvres dans les appartements cossus d’hommes d’affaires ou d’avocats véreux... Pourtant allez-vous me dire, ce retentissant succès qui ne lui fit jamais défaut, avec son carnet de commandes copieusement garni, ses nombreux ouvrages conduits avec brio et courage malgré ce cancer des os le rongeant depuis sa tendre enfance, aurait-il été plus retentissant sans ce stupide accident, incompréhensible avec cette Porsche d’usine, apparemment peu fiable dans les courbes un peu trop serrées ?...
...DONA EIS ? DOMINUM ? ET LUX PERPETUA LUCEAT EIS
Notre mémoire est sélective, inconsistante, pour la réactiver nous sollicitons l’apport de celles d’artistes – littérateurs ou plasticiens – l’ayant mieux cultivée, entretenue : ne sont-ils pas les gardiens de son temple, quoique leurs propres souvenirs, transcrits ou peints, soient tout autant mensongers ? Dans la suivante apologie j’en ravive certains qui ne plairont pas à tout le monde, notamment rappeler à ses amis, pairs ou clients, qu’outre sa luxueuse position d’architecte d’intérieur de renom – nanti d’une courtoise et affable cinquantaine lors de son accidentel décès – il s’avérait être un imposteur de génie, un mauvais plagiaire, un paraphraseur de première !... Alors que l’architecture devrait s’honorer de valeurs morales, il me semble que depuis Le Corbusier, le social ne fait plus recette, que les nouveaux créateurs dont il se prétendait l’un des chefs de file, rechignent à l’érection de vulgaires H.L.M., s’orientent vers des jeux plus solipsistes dans lesquels ils se concurrencent, plus préoccupés de la reconnaissance de leurs pairs que de l’intérêt du citoyen lambda... Renaud en était fier, mais pour se singulariser avait-il besoin d’abuser de parcs romains, de statues de Trajan ou d’Aurélien, d’Apollons et de Vénus en stuc balisant ces monumentaux escaliers, que goguenard il proposait aux nouveaux bourgeois ? Une véritable marotte, au même titre que la pose de frondaisons argentées, d’arachnéens ciels de lits, dans lesquels à l’insu de ses commanditaires mâles, il batifolait, outrepassait les inconvenances sexuelles, passablement lâches et floues des natives dudit seizième arrondissement...
...AD TE OMNIS CARO VENIET, REQUIEM
Dire qu’il me reprochait d’avoir une gestuelle trop large, une économie dispendieuse, une touche agressive, etc., néanmoins, confiant en mes propres talents, malgré ses réitérées diatribes j’étais convaincu de l’existence d’amateurs avisés, capables de faire la différence entre une œuvre authentique et l’une de ses mauvaises copies des ‘Heureux hasards de l’escarpolette’... Lors de notre dernière rencontre il ne voulut rien savoir notre défunt architecte d’intérieur, après un bref échange, de cet huppé établissement germanopratin il en sortit comme il y était entré, bronzé, hautain, suffisant, superbe, j’avais dû régler l’addition de nos onéreuses consommations ; ah le fils de pute !...
...Nous ne voulons pas mes frères que vous soyez dans l’ignorance du sort de ceux qui se sont endormis...
Ce sont les meilleurs qui partent, vielle antienne n’est-ce pas ? Aujourd’hui c’est le tour de l’ami Renaud, qui selon les critiques spécialisés, brillamment avait su combiner les composantes de l’architecture traditionnelle en les amalgamant, grâce à l’apport de matériaux composites, en une novatrice et heureuse symbiose !... De redondants et fallacieux arguments employés lors de son passage à la Télévision suite à son obtention du prix de la Fondation de France... Je suis sûr que ses talents de paraphraseur vous ont bluffés, n’y faisait-il pas l’éloge, ce salaud, du logement social, se proposait de le revisiter en y incluant des œuvres d’art, l’ajout d’arcs et de péristyles, de statues romaines ! Sans aucune pudeur y affirmait que dorénavant son combat il le mènerait, pour et en compagnie du petit peuple !...
... Car au signal donné, à la voix de l’archange et au son de la trompette divine, le Seigneur...
... Qui doit là-haut s’en contreficher ou les considérer ces Fragonard et Watteau, égrillards artistes exaltant les plaisirs de la chair par le biais de graveleuses mignardises ; ne vous a pas échappé ce modèle représenté sur une balançoire, avec ses frisettes, ses jupons et jupes gonflées s’ouvrant puis s’étalant en une corolle de tissus fous, au passage dévoilant l’origine du monde de cette accorte personne... blonde apparemment... Ces tableaux intimiste dont sciemment il édulcorait l’érotisme, le noyait dans d’inconcevables mises en scène, l’ajout de sylphides, de faunes grimaçants, par lesquelles il signait ses prouesses galantes, mettait en évidence son insultante réussite dont incessamment je lui rappelai l’indécence... Il est vrai que lors de notre adolescence, au rugby c’était la même rengaine, je jouais dans le paquet d’avants, le nez au ras du gazon, alors que lui se baladait avec les bellâtres des lignes arrières, marquait la plupart de nos essais, et depuis le seuil de nos vestiaires recevait les éloges de la presse locale, alors qu’à l’intérieur, nous autres les bourrins, avions du mal à cacher nos ecchymoses et autres bleus à l’âme...
A posteriori, je juge la mise en garde paternelle de bon aloi, car cette vie dissolue menée par de prétendus artistes, n’ayant choisi les beaux-arts que pour mieux s’immerger dans le stupre, j’en avais eu la tentation lorsque j’invoquais mon choix, guidé par le seul attrait de la faute, et sans doute avait-il eu raison, lorsque fâché tout rouge Papa m’avait rudoyé en me déclarant : « Ne pense pas que je vais te payer ces études menant droit à la dépravation. Quant à tes planches de nus artistiques, de vulgaires scènes pornographiques, voilà ce que j’en fais ! »... Furieux, il les avait déchirées en menus morceaux, bien qu’au passage, une à une il les ait reluquées... le salaud !...
... Ensuite, nous les vivants qui seront restés...
... D’autres impressions fâcheuses m’assaillirent lors de ces obsèques forcément pluvieuses et grises, fastidieuses ces périodes de recueillement ou vous n’en pouvez plus de piétiner, de supporter les panégyriques et sermons, des prières à rallonge durant lesquelles je me surpris ânonnant les répons de cette messe des défunts, tout en m’interrogeant sur l’imposteur, me remémorer sa façon de nous entortiller, garçons et filles, en prétendant être atteint d’un cancer des os... Et combien m’était difficile dans ces douloureuses circonstances, d’accepter qu’il ne soit pas mort de cette prétendue maladie avant notre entrée dans la vie active, où trop visiblement s’afficheraient nos différences, nos divergences, mais tardivement à mon goût de ce stupide accident de la route. Comme si l’on ne pouvait pas faire confiance à cette superbe mécanique avec son douze cylindres en ‘V’, ses soupapes et arbres à cames incorporés... Selon le rapport de la Gendarmerie, il apparaît que la direction de cette machine aurait été défaillante, que lors d’un virage serré... Que penser aussi de cette plantureuse blonde – à l’identité non communiquée – retrouvée quasi assise sur les genoux du conducteur ?... Il était beau gosse Renaud, une belle gueule d’amour, intelligent, sportif, hâlé, hâbleur et riche, avant l’heure du genre surfeur californien, donc faisait fureur chez les teen-agers de notre époque... Je l’aurais tué, car il les levait toutes grâce à sa mobylette, ce modeste engin lui octroyant, bien avant les cabriolets de marque, le titre de Don Juan motorisé !... C’était sa suffisance qui m’horripilait, une fanfaronne attitude l’incitant à humilier ses conquêtes en tenant à leur égard de désobligeants propos ; ne disait-il pas en parlant d’Hélène (ma préférée) : « Qu’elle mouillait, jouissait, hurlait lors de leurs rapports ! » d’ahurissantes réflexions qu’alors par méconnaissance de l’anatomie féminine j’interprétai faussement et d’autant me le firent haïr... Hélène, mon seul amour d’adolescent, celle qu’en secret je chérissais, avec sa moue gourmande, ses seins apparemment menus, sa chevelure déliée, son profil de vierge florentine ; qu’à son insu j’avais croqué avant de l’imbriquer dans ces scabreuses compositions que Papa, fâché tout rouge, jugerait : pornographiques ! J’eus beau lui expliquer que sous le paléolithique, l’attestaient dans notre région les Vénus de Brassempouy et de Lespugue, ces artistes, non moins inspirés que ceux que nous célébrons, à leur façon avaient honoré le beau sexe ; après les inévitables baffes, j’étais retourné à ma version latine...
... Souvenez-vous Seigneur de vos serviteurs et de vos servantes dont vous connaissez la foi et la pitié...
... Non content de les subjuguer avec sa mobylette et sa phénoménale botte de rugbyman surdoué, Renaud en rajoutait dans l’apitoiement en leur faisant croire qu’il était atteint d’un cancer des os, qu’inéluctablement cette maladie le conduisait vers une mort prochaine ! Aussitôt, mues par un même instinct maternel, toutes ses amoureuses, futures ou déjà larguées, lui prodiguaient leurs soins, le cajolaient, sous le prétexte d’une bonne action lui accordaient les faveurs d’une ultime coucherie...
... Faites, nous vous en conjurons, Dieu tout puissant, que l’âme de votre serviteur Renaud, qui aujourd’hui nous a quittés...
... Ce n’est pas trop tôt, exit de ses réussites, de ses plagiats, de cette désobligeante façon dont il pompait les uns et les autres, ces Fragonard et Watteau copiés jusqu’à l’usure (ah ! ah !)... Malgré les circonstances – tiens déjà l’absoute, l’heure de l’ultime adieu –, de mes chaotiques pensées surnageaient et la faconde et l’audace de ces deux artistes, la vision de cette révolution qu’ils annoncèrent en bousculant les anciens systèmes, en y déversant des puits de lumière, en y disposant ces coquines illustrations sans vergogne récupérées par l’imposteur !... Je lui avais proposé d’abandonner ses plagiats, ses ringardes scénographies, de raviver les intérieurs qu’il habillait par l’intermédiaire d’œuvres plus modernes, les miennes en l’occurrence ; il m’avait répondu qu’il ne souhaitait pas effrayer sa clientèle : elle demeurait friande de péristyles et autres arcs de triomphe, ne s’était pas lassée de ses créations... Comme lors de nos précédentes rencontres j’avais dû régler l’addition, des whiskys hors d’âge, ah le fils de pute !...
... REQUIEM AETERNAM DONA EIS DOMINE ET LUX PERPETUA...
... Sur l’heure d’en terminer avec cette cérémonie je me souvins de cette soirée où j’avais essayé de prendre l’avantage en me risquant en piste, quitte à m’y faire défigurer par un malencontreux coup de fouet de l’artiste, qui par maladresse lors de son numéro, tout en m’ôtant par bribes la cigarette fichée entre mes lèvres m’aurait lacéré le visage... Ensuite, j’avais participé à un second numéro, où glissé dans la peau factice d’un éléphant, à l’aide de forts barrissements et violentes charges j’avais acculé le clown blanc jusqu’aux balustrades. Sous mon déguisement je l’avais repéré notre futur défunt –n’attendions-nous pas sa mort imminente – au beau milieu de sa cour de minettes, il pâlissait, verdissait de jalousie lors de mes prestations. Cependant, malgré cette détestation que je continue à lui porter, je reconnais qu’il fut d’un réel courage ce soir-là, puisque obligé de surenchérir dans l’exploit il risqua sa peau en se juchant sur les épaules d’un fildefériste ; leur insolite duo se balada tout en haut du chapiteau dans un périlleux aller-retour accompli sous les vivats des jeunes femelles ! Ce fut un succès franc et massif, et un point de plus inscrit en sa faveur au tableau d’affichage, dès lors il ne cesserait de me distancer au score... Décontenancé par sa morgue et son insolente réussite, je pense que si mon père, fonctionnaire de police, n’avait été de service autour du cirque, je me serai emparé de son arme de service et j’aurais descendu l’ami Renaud...
... Votre frère ressuscitera... au jour de la résurrection...
... Le temps qu’ici, nous saluions sa mémoire, une dernière fois renouons les fils de notre commune histoire, les fils de nos insécables vies...
...DOMINE EXAUDI ORATIONEM MEAM...
... Quant à son cancer des os, des années durant en phase terminale, vous allez penser que de ma part il s’agit d’un vilain contentieux, d’une histoire de gonzesses, me déclarer que ce n’est ni le moment ni le lieu d’ajuster ces mécomptes, avec sa famille éplorée recevant les condoléances aux portes du cimetière. Me juger ressenti, envieux de sa fulgurante, ostentatoire réussite, avec ses appartements de l’avenue Foch, de son prix de la Fondation de France, de ses Porsche et BMW, de cette plantureuse blonde retrouvée en mauvaise posture au moment de l’accident !... Je vous répondrais que pour me soustraire de ces mauvaises pensées j’use d’autres stratagèmes, ma fréquentation du Louvre le prouve, elle me permet d’y réactiver ma veine créatrice, souvent encalminée je l’avoue ; de m’y repaître des œuvres de ces peintres mignards et coquins, si enjouées, si sensuelles, elles me rappellent cette dissipation autrefois revendiquée, à jamais remise par la faute d’un Papa un peu trop prude : sans doute le résultat de son éducation chez les bons pères...
...OREMUS DEUS, CUI PROPRIUM EST MISERERI SEMPER ET PARCERE TE SUPPLICES...
... L’officiant en terminait, la foule se dissipait silencieuse, une fois seul, à plusieurs reprises j’ai craché en direction de sa tombe...