Prologue
Cousins et cousines, oncles et tantes, passantes et passants, ce n’est pas ma vocation de raconter des histoires.
Je suis chanteur ambulant et je chante sans commentaire le plus souvent, mais là je vais faire un effort. Spécialement pour vous, gens de l’Ouest car c’est passablement compliqué et puisque c’est dans un livre que cela se passe, je ne vais point chanter même si c’est ma profession.
C’est un métier, chanteur ambulant, rien que de se tenir debout avec mon seul œil à peine valide, dans les gares routières devant les cars en partance, aux places de marchés devant les étals de soupe, avec ma voix et ma guitare pareillement rayées. Ce n’est pas un métier, c’est une condition, comme réfugié par exemple, ou encore militaire effectuant un repli tactique. On voyage avec, et cela nous donne l’occasion d’observer.
Donc, cousins et cousines, je suis là devant vous, je ne suis pas en musique, mais je suis en italique, 1 mètre 70 et je boite légèrement. Ce n’est pas de naissance. De naissance, je suis vietnamien.
Nous sommes à Saigon, la Perle de l’Extrême-Orient, précisément le 11 janvier 1975 et à la fin d’une décennie. Les décennies chez nous sont plutôt de courte durée, il leur manque souvent une moitié, c’est-comme-le-reste. Nous sommes à la fin d’une époque, à la fin d’une guerre mais là j’anticipe, les guerres chez nous sont plutôt longues, c’est-comme-le-reste aussi et il n’est pas d’usage d’anticiper.
Nous sommes à la fin de l’année du Tigre et la saison sèche ne fait que commencer, on le voit à la poussière entre mes doigts de pied. La poussière rouge du loess, l’année du Tigre, la saison sèche, elle qui ne prendra pas fin avant mai, dans 150 jours à 30° de moyenne chaque, c’est-à-dire dans 4 500° Celsius à venir, si mon calcul est exact.
Ce n’est que le soir, lorsque les vagues d’air se sont retirées que l’on peut se mettre sur le pas de la porte, à regarder l’écume de la chaleur se briser sur les arêtes des trottoirs. Là, je deviens lyrique. Nous autres, Vietnamiens, on est un peuple de poètes, je veux dire, cette histoire, heureusement elle se passe beaucoup la nuit, la qualité de la lumière, entre tropique du Cancer et tropique du Capricorne, je n’insiste pas dessus.
La ruelle était calme à cette heure tardive. Elle avait pris naissance dans les faubourgs de la ville, cette partie depuis toujours vietnamienne, on se l’imagine, mais qui n’avait pas échappé pour autant aux bouleversements des dernières décades.
La première guerre avait amené son premier lot d’émigrés internes, poussés par l’insécurité des campagnes et attirés tant bien que mal par les opportunités qu’offrait la présence d’un corps expéditionnaire envahissant. Ici même, le capitaine Jean Bedel Bokassa aurait pu concevoir avec sa ou bien ses « congai » d’antan, ces enfants qui allaient plus tard devenir des princesses d’Empire. Puis, étaient arrivés à leur tour les réfugiés du Nord, victimes consentantes des accords de Genève. Ceux-ci furent bousculés, rejoints à leur tour par les déplacés de la Deuxième guerre, d’Indochine cela s’entend.
Entre campagnes de pacification ou pacification de la campagne, nettoyage gouvernemental et bombardements US, la ruelle prenait forme, étirait à la verticale ses recoins. L’on ajoutait d’abord une mezzanine à l’arrière pour l’étudiant de province et ensuite pour le cousin des rizières en friche, enfin un ou deux étages supplémentaires en façade à ces maisons de ville loties sur quatre mètres de large et douze mètres de long avec la sempiternelle courette cuisine-salle de bains.
Les années soixante étaient fastes pour Saigon, l’aide américaine munificente. Le ciment était abondant et bon marché, dûment estampillé « Ceci est un don du peuple Américain ». Le matériel récupéré, détourné, volé des installations militaires, bon marché et abondant, l’était autant. Le catalogue Sears and Roebuck faisait rêver et la société de consommation montrait son bout de nez rouge déformé, un nez de Pierrot égrillard. Les antennes de télévision prenaient racine sur les toits-terrasses et « Bonanza » avec « Batman » faisaient leur apparition sur les postes japonais en version originale US sans sous-titrage. Cela ne semblait pas poser de problèmes, tout le monde parlait Anglais, du moins « OK Salem » et tout le monde le comprenait, du moins « Bing ! », « Bang ! » et « Boom ! »
On était passé du jaune vacillant des ampoules à incandescence au vert instable des tubes à fluorescence. Le manque d’électricité était cependant pérenne quelle que soit l’époque, pour alimenter les 78 tours Pathé-Marconi comme pour les enregistreurs à cassette nippons. D’une guerre à l’autre, la situation sécuritaire ne s’était pas améliorée non plus, le couvre-feu toujours institué à minuit et lorsque la circulation s’était tarie, l’on distinguait nettement le bercement monotone de l’artillerie à quinze kilomètres. Mais à Saigon même, le bruit des motocyclettes l’emportait maintenant sur celui des canons.
Une seule maison restait animée dans la ruelle à cette heure. Elle avait ses rideaux de sécurité dépliés et grands ouverts, toutes les lumières de la grande pièce en marche, assez pour éclairer une bonne partie du trottoir et de la chaussée. Des soldats jouaient aux cartes avec des adolescents sur des tabourets installés dans la rue même et des jeunes filles leur amenaient des boissons. Deux hommes âgés devisaient à l’intérieur, mais les enfants étaient tous couchés et les badauds chez eux retournés.
Au milieu de la pièce et bien en vue du public, sur des tréteaux mal déguisés en catafalque solennel reposait un cercueil simple en bois de pin recouvert du drapeau jaune aux trois bandes rouges de la République du Sud.
L’Amant (nous allons l’appeler ainsi en hommage à la Dame de Sa Dec), naviguait les nids-de-poule avec la sérénité qui seyait à sa moustache bien taillée. Signe de distinction dans un pays où la population mâle est imberbe avant d’atteindre le rang vénéré d’“Oncle”, l’homme était en civil, ce qui était un autre signe extérieur non négligeable toujours dans un pays où quasiment toute la population mâle était en armes. La Vespa, la moustache, et les pattes de cheveux qui lui recouvraient les oreilles, c’était la totale. À ces attributs, il ne lui manquait que l’indispensable. La jeune fille qu’il avait en amazone sur la selle arrière remplissait précisément cette fonction, comme une pensée à la dernière minute, ah oui, et il me faudrait aussi une nana qui irait avec mon eau de toilette.
Cathy avait des jambes trop longues pour une robe trop courte et les gardait dignement croisées autant que se pouvait pendant les négociations difficiles du parcours. La rue était presque vide, des marchands retardataires poussaient leurs charrettes en silence dans la semi-obscurité, des familles de sans-abri s’installaient sur les trottoirs pour la nuit avec leurs nattes, un garde distrait devant les sempiternels sacs de sable qui protégeaient quelque bâtisse officielle. À la descente du pont, une équipe de la patrouille mixte de police bâillait d’ennui devant leur véhicule. La nuit était claire, et le grondement que l’on aurait pris pour un orage lointain était celui des obus ensommeillés.
C’était l’une de ces patrouilles combinées, policiers civils et policiers militaires qui faisaient des barrages volants aux carrefours et qui contrôlaient les documents des passants. L’on en trouvait jusqu’à trois ou quatre pendant n’importe quel trajet en ville et si la police civile s’intéressait aux cartes grises des motocyclettes, aux réfractaires et aux insoumis, la police militaire était là pour les soldats en mal de permission, déserteurs et autres portés-absents au bataillon. Ce n’était pas de toute évidence le cas du couple qui arrivait, impérial sur la grosse Vespa à un train de parade des jours de fête.
— S’il n’y avait pas eu de danger pour les passants, je n’aurai pas hésité à faire feu directement sur ces jeunes cons ! Tu vois, ils s’étaient abrités derrière le tricycle, alors j’ai dû tirer la semonce en l’air ! Le policier militaire était toujours passablement indigné par l’incident.
— Il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat, dit le policier civil.
Tu n’es pas au front, moi non plus d’ailleurs. Des petits branleurs, mais en Yamaha 100 tout de même ! S’ils avaient obtempéré, on aurait pu se faire 300 piastres pour la soirée en regardant de près la carte grise !
Par contre, celle-là, désignant Cathy, hehe, j’aimerais bien lui tirer son coup ! Pang ! Et même deux de suite ! L’un après l’autre. En rafale ! Pang-pang !
Des piétons s’étaient arrêtés à la montée du pont. Le Chanteur de rues avait la quarantaine, des Ray Ban Aviator à la mode et incongrues sur un tel personnage. On aurait dit un MacArthur au visage grêlé par la maladie ou par des blessures de guerre, entre variole infantile et éclats d’obus, l’on ne savait au juste. Il était guidé par une petite fille et portait une vareuse militaire rapiécée, le modèle en tissu local qui datait de 1965, et dans le dos une vieille guitare éraflée, retenue par une belle sangle en corde de parachute. Par ordre d’ancienneté, venait donc la guitare, qui avait connu Alain Delon en pompons ; la vareuse, qui avait connu le débarquement bruyant des Marines à China Beach ; et enfin la petite fille qui n’avait jamais connu que la guerre.
Celle-ci s’était accroupie pour uriner au bord du trottoir, laissant l’homme à lui-même le regard dans le vide vers l’avenue, à guetter le bruit du véhicule qui s’approchait. Une aspérité sur la chaussée fit réajuster sa position à Cathy et elle dut décroiser ses jambes en s’agrippant au conducteur. Le reflet du lampadaire à ce bref instant révéla qu’elle ne portait point de culotte sous sa légère robe. Mais cela, le Chanteur aveugle ne pouvait, de visu, certes pas le constater.
L’Amant avait arrêté son engin devant une ruelle sans nom, de celles qui poussaient de travers comme des plantes parasites sur le tronc des artères principales de la périphérie de la ville. Elles n’obéissaient à aucun tracé, se faufilaient entre les obstacles naturels ou artificiels pour finir par étouffer ces mêmes axes.
Une lumière brillait à l’entrée de la ruelle, une échoppe de fortune protégée d’une simple bâche et où des convives s’attardaient encore à des tables en plein air. En face somnolait l’Hôpital militaire général, un vaste complexe de bâtiments coloniaux qui avaient connu des temps meilleurs et autour duquel on avait pris soin d’installer des couches de barbelés en rouleaux pour le protéger de l’on-ne savait-quoi. Certes, pas des sapeurs en caleçon des forces de la guérilla le poignard entre les dents et leurs torpilles Bangalore entre les mains. Une patrouille des Forces populaires d’Autodéfense passait en traînant leurs armes, l’œil aux aguets pour un divertissant méfait à commettre pendant ces heures vides. À Saigon du moins, ces jeunes gens des quartiers entre 15 et 17 ans tuaient plus le temps que l’ennemi, sous l’autorité de quelque fonctionnaire usé qui les laissait à leurs propres moyens et à leurs petits larcins.
Pour le moment, la distraction, le clou de la nuit pour tous les présents était Cathy qui s’était levée de la sellette de l’engin, effectuant ce geste pourtant simple avec une savante ondulation des fesses et un gracieux battement des jambes. L’on aurait dit un glissement progressif d’une Anicée Alvina Viet, si cela existe.
— Merci pour la soirée, je vais faire le reste à pied, ce n’est pas la peine de m’accompagner jusqu’à la maison avec ta Vespa ; dit celle-ci. L’homme n’avait d’ailleurs pas l’intention de la peine à sa Vespa donner. Il ne se retourna qu’à moitié.
— Oui, je passerai dans la semaine à la boutique.
Les petits pas mesurés de la jeune femme emmaillotée dans sa robe attiraient les regards goguenards de la patrouille. Les adolescents avaient ralenti la cadence déjà lâche pour admirer les jolis rebondissements des fesses quand la jeune fille devait franchir sur ses talons haut perchés les multiples flaques qui parsemaient l’allée en autant d’embûches. Accoudée au feu de l’échoppe, Tuyet suivait elle aussi ces déhanchements altiers mais avec un autre intérêt.
C’est la traînée qui rentre à cette heure ! Dieu sait où elle a été et ce qu’elle a fait pendant la soirée !
La Vespa lui coupa la parole en partant avec sa pétarade, plus impérieuse par sa proximité que toutes les canonnades au loin.
Au fond du boui-boui, on distinguait à peine le couple accroupi en tailleur sur sol de terre battue. Ils avaient un baluchon, un sac à dos militaire et un fusil d’assaut qu’ils gardaient entre eux, adossés à la cloison. L’homme était en uniforme et la femme avait un chapeau conique qui lui cachait la moitié du visage. On aurait dit qu’ils dormaient assis et cela aurait pu être vrai si le soldat ne bougeait pas à l’occasion son regard, allant de Tuyet à la Vespa et à la patrouille de gaillards.
Deux jeunes hommes s’appliquaient encore à leurs bols de gruau de riz aux tripes à une table sous l’auvent. Ils étaient en tenues de sortie, qui trahissaient leur aisance décontractée. La Yamaha rouge de forte cylindrée garée sur place détonnait par ailleurs dans ce décor modeste.
— « On est heureux » dit Hung en soufflant sur son gruau.
— « Qu’est-ce que l’on fait, quand on est heureux » ? enchaîna Dzung, son camarade. Il va être minuit.
— Qu’est-ce que l’on fait, quand il va être minuit ?
Hung lança un regard vers Tuyet au-dessus de ses lunettes embuées. Son ami se tourna alors vers la jeune fille. Celle-ci tenait à la main un papier qu’elle contemplait en souriant à elle-même.
— Qu’est-ce que vous faites quand il est minuit mademoiselle ? lui dit Dzung.
Je parie que vous allez vous transformer en princesse. C’est la formule magique que vous avez dans la main ?
— Non, c’est une photo…
— Ah, une photo. Est-ce que l’on peut regarder, nous aussi ?