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Sève et chant 

vendredi 17 avril 2009, par Ahmed Bengriche

Dans cette vie, il faut toujours savoir ce qu’on veut, déclara Brahim à sa femme.
Il se tut.
A l’intérieur de la chambre, sous quelque meuble crissait un insecte. Brahim l’écouta un peu plus qu’il ne fallait.

— C’est comme cet insecte ; il fallait pas laisser la porte ouverte ; et maintenant qu’il est là il s’agit de le faire sortir.
Le silence de nouveau. Dehors, la nuit noire cadenassait le village.
Sa femme hoqueta par deux fois près de la porte où elle était accroupie près du canoun. Il comprit qu’elle n’avait pas réfléchi à ce qu’elle avançait depuis quelques jours.

— Et maintenant que je viens de prendre contact avec les frères, avoua-t-il presque à lui-même !
La femme hoqueta deux autres fois, rapidement.
— Je ne crois pas qu’ils vont m’accepter dans les rangs ; peut-être même je vais essayer de ne pas partir, dit-il à la ronde ou à quelque auditoire invisible.

— Si…si… tu dois partir, pleurnicha Aziza !

— Et pourquoi pleurer dans ce cas, maugréa Brahim.

— J’ai peur, Brahim, j’ai peur… ton frère est mort avant même de quitter le village…
Brahim regarda sa femme dans les yeux et les trouva très rougis.

— C’était idiot ce qu’avait voulu faire mon frère ; tenter le diable ; il voulait faire de l’exploit ; les frères n’avaient jamais demandé à quelqu’un de s’attaquer tout seul à une caserne ; c’était faisable
aussi ; mais il fallait un peu de jugeote ; et puis c’était pas sa faute ; c’est ce vieux de vache…
— Rabaisse la voix, cria Aziza, tout en donnant des coups de vent au dessus du brasero ; il nous écoute dans l’autre chambre.
Depuis l’autre chambre une toux rauque parvint jusqu’à leurs oreilles et Brahim s’enflamma.
— Je me tais pas ! Je me tais pas !
Puis il se mit à pasticher son vieux père : Miloud attaque-moi ce vieux con de colon si t’es mon fils vrai de vrai Miloud de bonheur sur lui à bout portant si t’es mon fils vrai de vrai Miloud je
connais les colons avec des gifles tu pourras désarmer une compagnie j’ai fait leurs deux sales guerres fais-le pour moi si t’es mon fils vrai de vrai…

— Tais-toi ! tais-toi ! glapissait Aziza, je sens qu’il nous écoute…
Brahim se tut. Assis au milieu du lit, les jambes repliées à la manière turque, il fumait une petite cigarette pleine de sève et de chant…
Des années passèrent. L’une aussi longue que l’autre et Brahim n’arrivait pas à se décider à partir en guerre. Il lui fallait quelque brisure en soi, quelque déclic, mais rien ne se produisit. A la deuxième année son père mourut de chagrin et le chien avec, presque la même journée. A la troisième année sa vieille mère devint folle et se mit à déambuler dans les ruelles du matin
jusqu’au soir et à crier aux gens laissez-le partir laissez-le partir, leitmotiv qui augmentait progressivement en intensité à partir de seize heures, moment du quartier libre de la caserne, elle qui l’avait vu maintes fois décidé à partir à la montagne le soir et qui l’avait retrouvé le lendemain matin à l’intérieur de la maison… Pendant cinq ans le monde continua à parler du départ de Brahim en guerre. Dans les rues, les enfants le saluaient et l’aidaient à porter le gros
couffin quand il revenait du souk et cela jusque chez lui. Dans les cafés, les hommes, ceux qui portaient et ceux qui ne portaient pas la moustache, lui payaient sa boisson et lui tapotaient sur
les épaules. Les colons qui le rencontraient sur leurs chemins évitaient son regard ou fuyaient carrément par les chemins de traverse pour ne pas être en butte à quelque inconvenance… Le
vieux con de colon qui avait bu le sang de son père jusqu’aux os, se mit à lui ramener chaque jours des caisses de légumes et l’appelait Monsieur Brahim. Jusqu’aux femmes, qui, quand il
passait dans le quartier sanglé dans sa gabardine, se mettaient à lancer des youyous et à glorifier les martyrs. Enfin on le surnomma le Patriote.
Le Patriote – sept ans avaient passé très vite pour décider quelqu’un de la trempe de Brahim à partir en guerre - durant les premiers mois cruciaux de l’Indépendance, badigeonna les murs d’un grand OUI avec de la couleur rouge brique, organisa l’accueil des guerriers qui redescendaient la montagne, se fit photographier avec la plupart d’entre eux, en tenant bien haut deux armes en signe de victoire, marcha en long et en large dans le village des journées entières
à la tête de plusieurs colonnes de ribambelles de gosses en chantonnant des hymnes patriotiques jusqu’à la rupture de ses cordes vocales…
Des années passèrent. L’une pluvieuse. L’autre sèche. Une première décennie. Une deuxième.
Une troisième.
Brahim a un peu vieilli. Voila qu’il vient de rouler sa petite cigarette pleine de sève et de chant.
Dans sa tête commencent à rouler des idées saugrenues.

— Dans cette vie, il faut toujours savoir ce qu’on veut, déclare Brahim à sa vieille femme.
Il se tait.
A l’intérieur de l’appartement, sous quelque meuble, crisse le vieil insecte. Brahim l’écoute un peu plus qu’il ne faut.

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