La Revue des Ressources

Shipbreaking 

mardi 18 septembre 2012, par Béatrice Commengé, Pierre Torset

L’instant, c’est une lumière sur un paysage. Certains jours, à l’aube ou au crépuscule, l’or rose du ciel parvient à transformer la boue, à embraser la rouille, à cuivrer la peau. Un soleil invisible transforme le tableau. La flaque devient miroir, dans lequel se reflète le rouge de la poupe d’un cargo embourbé dans la vase, encore debout, au loin. Ce rouge jamais vu sur les flots, ce rouge anti-rouille de la coque immergée au temps de la splendeur. Splendeur délaissée, abandonnée en attente de démantèlement dans l’enfer de la boue. Ce matin, ou ce soir, l’enfer est doré. Doré comme les ghats de Bénarès face au Gange. Elaircie d’or entre deux pluies, entre deux gris – au cœur de la mort. La coque bleue du navire ne sillonnera plus jamais les océans. Exhibition du ventre avant éventration. Plus de fonction : retour à la matière, au matériau – fer, cuivre, plomb, amiante, bois, plastiques. Rendre l’objet méconnaissable à force de scier, de séparer, de détruire. Au premier plan, dorés par le rayon, l’homme qui démantèle et le navire démantelé. Tous deux pris dans la vase. Une carcasse informe, amas de ferraille pointée vers le ciel pur. L’homme tente d’avancer, enfoncé dans la boue presque jusqu’aux genoux. Minuscule. Il s’éloigne, s’éloigne de cette carcasse, de cette gigantesque plaie rouillée, comme une gueule ouverte prête à l’engloutir. Demain, dans le tableau, rien n’aura bougé. Seule la lumière sera autre. Et ce sera un autre instant.

Béatrice Commengé

<galleria2357|lightbox=true>

Les chantiers de démolition navale (shipbreaking yards) basés au Bangladesh ou en Inde constituent une industrie controversée. Autrefois concentrés dans les pays développés, la destruction et le recyclage de bateaux étaient considérés comme des opérations délicates et hautement spécialisées. Mais en vue de minimiser les coûts, les pétroliers et cargos en fin de vie furent envoyés à partir des années 80 sur les plages du Pakistan, de l’Inde (Alang) et du Bangladesh à Chittagong, où les salaires et les normes de travail, de sécurité, et de protection de la santé sont considérablement réduits. L’impact économique positif pour le Bangladesh de ces chantiers de démolition de bateaux est donc largement contrebalancé par les violations des Droits de l’Homme et du travail, et par la pollution environnementale engendrée sur ces chantiers.

Le Bangladesh dispose du plus important complexe de chantiers de démolition de bateaux, installés à même la plage. Des enfants travaillant pieds nus sur des plaques de métal, des ouvriers sans protection ni formation, en contact constant avec de l’amiante ou risquant l’explosion d’une cuve de fuel dans les bateaux, ou encore des tonnes de déchets toxiques déversés directement dans la mer… sont quelques exemples du quotidien de ces chantiers de démolition navale au Bangladesh. Malgré les cris d’alarme et une bataille juridique lancés par les O.N.G. à l’échelle locale et internationale (Greenpeace, F.I.D.H., O.I.T., etc.) concernant les conditions de travail sur ces chantiers, il semble qu’un ’statu quo’ ait été adopté par les pays occidentaux (dont sont originaires les bateaux) ainsi que par le gouvernement du Bangladesh, qui bénéficie largement de ce commerce via les taxes et la disponibilité de matières premières.

Les propriétaires de ces chantiers de démolition de bateaux sont évidemment conscients de cette situation et prennent particulièrement garde à ne laisser pénétrer aucun journaliste ou média. En vingt ans, des milliers de personnes ont déjà succombé sur ces chantiers, sans compter les blessés et les morts de maladies causées par l’exposition aux matériaux toxiques, hautement cancérigènes. Greenpeace, la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), et l’Organisation Internationale du Travail (O.I.T.) ont d’ailleurs pointé du doigt cette industrie comme étant la plus mortelle au monde.

Pierre Torset

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter