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Sur une phrase de Mesa Selimovic 

2001, par Sophie Képès (Date de rédaction antérieure : 1998).

Selon Borges, les écrivains et les historiens écrivent pour que les hommes se souviennent. Mais l’injonction de Mesa Selimovic (1) : "Ecris afin que Dieu se souvienne, car c’est comme si ce qui n’a pas été consigné n’était pas advenu", concerne Dieu, suggérant que les hommes, de toutes façons, ne se souviendront pas, n’apprendront rien, ne changeront jamais, ce que l’Histoire du XXe siècle tend largement à prouver.

Il suffit pour s’en persuader de parcourir la bouleversante exposition "Face à l’Histoire, 1933-1996, l’artiste moderne face à l’événement historique", qui s’est tenue au Centre Georges Pompidou à Paris. On en sort avec des larmes de rage et d’impuissance, convaincu que, dans des temps de barbarie, l’art n’a jamais pu empêcher un seul crime de se commettre. Il a tout juste permis à quelques esprits de demeurer intacts.

Si Mesa Selimovic invoque le créateur, est-ce parce qu’il croit que Dieu rendra une justice immanente, qu’un Jugement dernier aura lieu, séparant les bons des méchants, récompensant et punissant comme il se doit ? Cela supposerait que Dieu soit juste et bon - caractéristiques que tous les croyants lui accordent. Mais il a une autre caractéristique, l’omniscience. Or, s’il sait tout, s’il voit tout, il n’a nul besoin que des hommes lui rendent compte de ce qui se passe sur terre. Alors, pourquoi est-il demandé à l’écrivain de s’en charger à l’intention de Dieu, et non seulement des hommes ? Dieu aurait-il une mauvaise vue, une mémoire sénile, un jugement incertain ?

Admettons. Dieu, donc, demande à son scribe de nommer les horreurs que lui-même a permises, les atrocités commises en son divin nom - bref, de l’aider à séparer le bon grain de l’ivraie. On lui explique : "Dans cette guerre, il y a eu des victimes et des bourreaux ; bien sûr, certaines victimes ont pu, à un moment, se transformer en bourreaux, et vice-versa. La conscience universelle s’est hautement développée à cette occasion : il est devenu très simple de distinguer le bien du mal. Certaines victimes ont cherché en toi leur seul refuge. Quant aux bourreaux, ils ont commis tout cela pour t’aider à reconnaître à quel point ils te nient, et se rangent aux côtés de Satan."

Que fait Dieu, après avoir pris connaissance des tenants et des aboutissants ? Cela va de soi : il récompense les victimes et jette les bourreaux en Enfer. L’a-t-il fait en Bosnie-Herzégovine ? Il tarde. Certes, il y a eu récemment un suicide parmi les bourreaux (2), mais impossible d’en élucider les causes morales, de vérifier l’authenticité de la prise de conscience chez son auteur ; d’ailleurs, dans un tel cas, on soupçonne toujours une exécution sommaire ou un règlement de comptes mafieux maquillé en suicide. Certes, une poignée de Bosniaques survivants ont réussi à rentrer dans leurs pénates sans se faire égorger par leurs voisins de jadis, mais l’immense majorité des trois millions de "déplacés" le sont restés. Certes, les obus ne pleuvent plus sur les civils, mais les "disparus" semblent entrer peu à peu dans la catégorie moins euphémistique des morts, et les charniers ne recèlent aucun mystère, hélas ! seulement des cadavres en décomposition. Certes, la justice humaine a commencé à se mettre en branle, mais ses filets ne ramènent pour l’instant que de bien maigres poissons.

Et, dans cette guerre comme dans d’autres, les scribes eux-mêmes ont vaillamment falsifié l’Histoire, parfois avant même qu’elle ne se déroule. Le Verbe a été trahi, utilisé en dépit de Dieu et de la vérité ; et "ce qui a existé", une fois "consigné", a été défiguré, piétiné et roulé dans la boue. Dieu s’y est-t-il trompé ? De quoi se souviendra-t-il à la fin des temps : de la vérité ou du mensonge ?

Evidemment, ce ne sont pas ces scribes corrompus qu’invoque Selimovic, mais l’être moral qui devrait guider la main de tout écrivain, lequel a été, depuis l’Antiquité, élevé au rang d’interprète entre le sacré et l’homme ordinaire, par le biais de l’inspiration. Mais Selimovic nous suggère que cette médiation s’opérerait dans les deux sens : d’une part, le scribe certifie à Dieu que ce qui a eu lieu a vraiment eu lieu, et d’autre part, il certifie à l’homme que Dieu existe bel et bien. Le Dieu de Selimovic ne serait ni juste, ni bon, ni omnipotent, ni omniscient. Il serait uniquement le grand Témoin de la condition humaine, une vaste, insondable Mémoire des errements de l’humanité, en quelque sorte, l’Encyclopédie du genre humain...

A présent, je voudrais examiner l’expérience récente du peuple bosniaque à la lumière de cette belle phrase de Mesa Selimovic, grand écrivain bosniaque.

Rarement au cours de ce siècle, l’interdiction de vivre imposée à des êtres humains a atteint le niveau qui a caractérisé le siège de Sarajevo et d’autres villes bosniaques. Pas de nourriture, pas d’eau, pas d’électricité, et donc le froid, la faim, l’obscurité - cela a été dit et répété sans rien ôter à l’intolérable - ; un déluge assourdissant d’obus et de roquettes jour et nuit, le sang coulant littéralement à flots dans les rues, le spectacle permanent de la mort, le sadisme des tireurs embusqués qui, installés sur les collines ou les toits des immeubles, visent à travers leur lunette les habitants, souvent des enfants. L’impossibilité d’enterrer ces morts sans en faire de nouveaux, l’agresseur tirant systématiquement sur les funérailles - ce qui viole le contrat ancestral passé avec "l’ennemi", du moment qu’il appartient à l’espèce humaine - ; mais surtout, le sentiment d’être abandonné par le reste du monde, l’obligation de justifier sans cesse la moindre tentative pour se défendre, le procès permanent fait aux victimes des déportations et crimes de masse par les acteurs et spectateurs de la foire mondiale. Et cela pendant trois ans et demi - plus longtemps que Stalingrad ou Massada, moins que Troie il est vrai.

Face à une pareille déréliction, le doute aurait dû prévaloir. Ne sait-on pas qu’une partie des survivants des camps d’extermination nazis en sont sortis définitivement athées ? On pouvait s’attendre à une réaction analogue chez les Bosniaques, dont la survie en tant que peuple s’est trouvée directement menacée, et qui par ailleurs avaient vécu longtemps sous un régime professant l’athéisme.

Il en est allé tout autrement pendant le siège, où la foi retrouvée a aidé certains Bosniaques à survivre - je parle bien entendu des conversions sincères, et non opportunistes. On s’est rapproché de la foi et de sa pratique parce qu’elle promettait une autre vie (meilleure) si celle-ci devait être écourtée ; parce qu’elle offrait un rempart contre la négation déshumanisante des agresseurs ("Vous n’êtes pas des êtres humains, mais de la vermine, et nous vous supprimons comme telle") ; parce que la prière en commun rassérène, et que la superstition grandit en proportion directe du danger ; parce que celui qui subit un génocide est poussé par réaction à simplifier et radicaliser son identité ("Nous ne nous sentons pas très musulmans, mais en revanche, nous nous sentons très différents de notre agresseur qui, lui, se définit avant tout comme non-musulman, donc, peut-être sommes-nous musulmans, après tout ?") ; enfin, parce que la sublimation, qu’elle soit de nature religieuse ou artistique, supplée à l’instinct de conservation défaillant.

Mais ce n’est pas mon propos de parler du retour à la religion en Bosnie-Herzégovine. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment les citoyens, incrédules ou non, et en particulier les artistes et les écrivains, ont réagi dans ce contexte. J’ai moi-même été le dépositaire de bribes de confessions au cours du siège, et certaines déclarations récurrentes m’ont vivement frappée.

L’écrivain se sent généralement investi de la mission de communiquer à autrui ce qu’il a vu, éprouvé, entendu, à sa façon et selon ses moyens. Ce désir de transmettre s’accroît au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la sphère intime, privée, pour aborder l’Histoire en marche, sujet dont Vaclav Havel a pu dire que le véritable écrivain ne pouvait jamais l’éviter. Si j’éprouve cet impératif dans un lieu relativement calme, confortable et protégé, combien plus intensément doit-il se manifester dans une situation extrême, où l’écrivain, l’individu en passe d’être broyé ne dispose plus que de ses ressources intérieures ?

Tel était au plus haut degré le cas des assiégés bosniaques. Combien de fois ai-je entendu dans la bouche de civils (car les soldats ne parlent pas volontiers de la guerre) ces propos exaltés : "Aujourd’hui, je vis la poésie, pour moi la poésie n’est plus une chose qu’on écrit ou qu’on déclame, mais une expérience vécue ; aujourd’hui, je sais et je comprends tout" ? Ils usaient du mot "poésie" dans un sens difficile à saisir, car qu’y a-t-il de moins "poétique" que les éclats d’obus en plein visage, les membres arrachés à quelques mètres de leur propriétaire, ou les toilettes bouchées par la merde à cause du manque d’eau ? Même si les ruines fumantes ont leur grandeur, on le sait depuis Néron ; d’ailleurs, certains Sarajéviens ont avoué leur fascination pour le spectacle de la destruction.

On sentait chez les gens qui s’exprimaient ainsi une clairvoyance extralucide, une certitude absolue d’être au coeur du combat éternel entre le bien et le mal ; malgré leur épuisement physique et psychique, ils savaient qu’ils étaient du côté du bien, résistant à ceux qui voulaient séparer par la force ce qui avait été étroitement mêlé et uni, à ceux qui s’acharnaient à tracer une frontière sanglante au travers des corps et des âmes. Ils savaient qu’ils se battaient du bon côté. La guerre simplifie les positions de ceux qui la subissent, car elle fait tomber les masques et assigne à chacun sa vraie place.

Souvent, un idéal moral s’énonçait par la bouche de gens qui n’étaient pas forcément des professionnels de l’intellect. Ainsi, une Lejla m’a dit : "Nous serons les vainqueurs de cette guerre, parce que nos ennemis ne parviendront pas à se faire haïr de nous. Ils ont tué neuf des miens, mais je me refuse à les haïr, car je ne veux à aucun prix devenir comme eux. Ceci résulte de ma volonté, de mon libre arbitre". Sans doute y avait-il dans ces déclarations une part d’auto-suggestion, ou de sublimation au sens psychanalytique. Néanmoins, l’Histoire ayant donné au peuple bosniaque l’opportunité de réaliser son ascension spirituelle, il semble qu’une fraction l’ait saisie.

Qu’est-il advenu aujourd’hui de cette exaltation ? Les armes se sont tues, la réalité est retombée lourdement sur les épaules des vaincus, le combat entre le bien et le mal est devenu plus confus, moins lisible. Les après-guerre sont dépressives. Et, même lorsque la défaite n’est pas morale, elle est dure à vivre...

Venons-en aux écrivains : tandis que, sous les bombes incendiaires du "Peuple céleste", partait en fumée la Bibliothèque nationale de Sarajevo, que pleuvaient les cendres du passé, que les cieux étaient voilés par une neige littéraire, tandis que, transis devant leur poêle, les érudits se demandaient lequel de leurs livres bien-aimés sacrifier, hésitant entre flambée marxiste ou byzantine, quel désir taraudait les écrivains ? Rêvaient-ils de manger de la viande, d’échapper à cet enfer, de prendre les armes pour se venger ?

Sans doute, mais pas seulement. "Pour ne pas devenir fou, il fallait investir sa vie dans un acte créateur", dit la réalisatrice Vesna Ljubic. Conscients de la gratuité totale d’un tel acte, et en même temps de sa nécessité absolue, les artistes se sont mis à consigner fébrilement ce qui les accablait, soit en effet pour échapper à la folie, soit pour rendre témoignage à Dieu et aux hommes, soit pour vaincre le mal par la beauté. Ainsi répond à un journaliste le poète Izet Sarajlic (3), qui a passé toute la guerre à Sarajevo : "Quel est le devoir du poète en temps de guerre ? Ecrire des poèmes." Si cette attitude, qu’on trouvera dérisoire ou admirable, n’a pas empêché un seul crime de se commettre, peut-on dire pour autant qu’elle n’a porté aucun fruit ? Izet Sarajlic ajoute : "Ces années de guerre sont les plus heureuses de ma vie. Oui, j’ai continué de le penser même après avoir été blessé dans le troisième bombardement de mon immeuble. Car j’avais sans cesse le sentiment d’être là où il fallait, au moment idéal, et que ma vie était absolument telle qu’elle devait être. On dit que les Muses se taisent quand les armes parlent. C’est faux : dans la calamité, on ressent le besoin d’écrire un poème qui soit vraiment nécessaire, un poème vrai. Besoin parfois oublié depuis des années, où l’on s’est laissé aller à écrire pour écrire."

Chez le poète et scénariste Abdulah Sidran (4), resté lui aussi à Sarajevo tout au long du siège, c’est la tendance métaphysique qui prédomine : "Ceci n’est pas une guerre /- durant les guerres, tout continue à fleurir -/ mais un combat qui dure depuis les temps primordiaux. / Deux principes s’y affrontent /- depuis les origines / et jusqu’au Jugement dernier -/ celui du Bien et celui du Mal."

Autre exemple : Velibor Colic (5), jeune chroniqueur radiophonique, s’est retrouvé soldat de l’Armée bosniaque dans les pires moments de la guerre. Il a vu mille abominations dans les tranchées et les villages ethniquement purifiés. Déserteur, il a été arrêté et jeté dans un camp, d’ou il a pu s’échapper juste avant sa destruction totale. C’est sans doute la guerre qui a fait de lui un écrivain à part entière. Il forge dans ses livres des épitaphes pour les morts privés de tombe, tant victimes que bourreaux. "La guerre, c’est tout, sauf de la littérature", écrit-il. "Mais le poète est inéluctablement parmi les hommes afin de parler de l’amour et de la politique, de la solitude et du sang qui coule, de l’angoisse et de la mort, de la mer et des vents. Pour écrire après - ou pendant - une guerre, il faut croire en la littérature. Croire que l’écriture peut remettre en branle des mécanismes qu’on a mis au rebut lors du recours aux armes. Qu’elle peut ramener l’horreur, incompréhensible et inexplicable, à la mesure humaine." Colic est-il l’écrivain de circonstances données ? Autrement dit, le demeurera-t-il ? Croit-il encore au pouvoir de la littérature ? Déraciné, loin de sa langue et de sa culture natales, il doute.

Ozren Kebo (6), comme Velibor Colic, est un jeune journaliste devenu écrivain à la faveur de la guerre, qu’il a passée entièrement en Bosnie, mais non sur le front. Il raconte cette véridique histoire : pendant le siège, il habitait à l’étage élevé d’un immeuble évidemment privé d’ascenseur. Rien ne lui paraissait plus urgent, plus indispensable, y compris pendant les bombardements intensifs, que de dévorer, assis par terre dans le couloir, à la lumière d’une lampe à huile bricolée, les ouvrages de sa bibliothèque qu’il n’avait pas encore lus. Il ressentait comme un impératif transcendant le devoir de tout lire avant d’être tué, c’était pour lui une obsession au milieu de ce danger mortel.

Le soir en hiver, dans ses vêtements de ski, pelotonné au fond de son lit surchargé de couvertures, il écrivait dans un cahier, avec des moufles, tenant d’une main une bougie, de l’autre un crayon ; décrire ce qu’il vivait, mais pas seulement, écrire tout simplement, lui semblait un autre impératif absolu. Là-dessus, il s’endormait. Une vieille tante qui vivait avec lui le réveillait pour la corvée d’eau, qu’il faisait avant l’aube pour échapper aux tireurs embusqués. Une nuit donc, il se lève et descend dans la rue avec ses jerricans, marche jusqu’au point d’eau, fait la queue avec d’autres concitoyens, revient, dérape sur le trottoir gelé, perd la moitié de sa réserve de la journée, retourne au point d’eau, refait la queue, se hâte à nouveau avec les lourds jerricans tandis que l’aube point, remonte la dizaine d’étages, se fourre au lit. La vieille tante lui dit alors que, pour qu’il se réchauffe, elle a fait une petite flambée dans le poêle de sa chambre. Kebo se relève, inquiet, ouvre la porte du poêle et y découvre... son précieux cahier réduit en cendres ! Que fait-il alors ? Il se précipite en quête d’un autre cahier, et se met à noter toute cette histoire hautement symbolique...

Pour conclure, je me pose, et je pose à tous mes amis qui écrivent une simple question : depuis combien de temps la littérature a-t-elle cessé de nous paraître aussi nécessaire qu’à Ozren Kebo ?

P.-S.

1. Mesa Selimovic : immense écrivain bosniaque, né en 1910 à Tuzla, mort en 1982 à Belgrade. Il participe dès 1941 au Comité national de libération. Auteur de romans et de nouvelles. Traductions en français : Le Derviche et la mort (1966) et La Forteresse (1970), éd. Gallimard.

2. Il s’agit de Nikola Koljevic, vice-président de la Republika Srpska, jadis spécialiste de Shakespeare à la faculté des Lettres de Sarajevo. C’est lui qui a ordonné la destruction de la Bibliothèque nationale de Sarajevo.

3. Izet Sarajlic, dit "Kiko", poète né en 1930. Cf. Le Livre des adieux, poèmes (1997), éd. Noir & Blanc.

4. Abdulah Sidran : Cf. Je suis une ïle au coeur du monde, poèmes (1995), éd. la Nuée bleue.

5. Velibor Colic : Cf. Les Bosniaques (1994) et Chronique des oubliés (1996), éd. du Serpent à plumes. Il a été le premier écrivain à bénéficier de l’opération Strasbourg ville-refuge, initiée par Salman Rushdie.

6. Ozren Kebo : Cf. Bienvenue en enfer, Sarajevo mode d’emploi (1997), éd. la Nuée bleue.

N.B. : Tous ces livres ont été traduits du bosniaque par Mireille Robin.

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