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U.S.A. / Japon : l’anniversaire du Civil Liberties Act du 10 août 1988 

vendredi 25 octobre 2013, par Christian Kessler

Depuis le 11 septembre 2001, les États-Unis sont en proie à un raidissement policier. De nombreux étrangers, pour la plupart des hommes originaires des pays arabes ou de l’Asie du sud, ont-été arrêtés. Propice aux débordements et aux inégalités en tout genre, le climat ravive les tensions ethniques, certaines communautés marginalisées devenant aux yeux de l’opinion publique et du gouvernement des suspects ou des terroristes potentiels. La polémique sur les conditions de détention des prisonniers de guerre d’Afghanistan mis au secret par les Américains à Guantanamo a fait ressurgir une histoire un peu oubliée : celle des camps d’internement ouverts sur le territoire même des États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale. Que relance aujourd’hui le 25e anniversaire du Civil Liberties Act signé par Ronald Reagan le 10 août 1988.

 

Histoire des relations entre les deux pays

La nouvelle ère Meiji, « politique éclairée », proclamée en 1868, marque l’entrée du Japon sur la scène internationale. Le pays s’ouvre, les réformes sont lancées à grand train, mais la reconversion rapide et forcée d’une partie importante de la population concoure au chômage et à la crainte du lendemain. La conjugaison de tous ces facteurs donna un tour nouveau à l’émigration. Jusque là, sous Edo, les villageois en surnombre ou en quête d’une vie moins misérable, tentaient leur chance dans les grandes villes. Désormais cependant, paysans, mais aussi marchands, anciens samouraïs désœuvrés, intellectuels, se laissaient séduire par l’appel du grand large et traversèrent le Pacifique en allant vers l’est ou le sud. Dès 1869, de nombreux japonais émigrent vers les multiples archipels de Hawaï ainsi qu’en Californie, même si nombre d’entre-deux ne trouvèrent pas de conditions meilleures au-delà des mers. En quelques années, le gouvernement de Meiji abolissait les anciens fiefs, institua un nouveau système d’impôt d’État et supprima les rentes des samouraïs désormais au chômage. Une « émigration officielle » organisée par les autorités japonaises se développa à partir du traité de Hawaï (1885) et s’ajouta donc à l’émigration privée.
La méfiance des Américains s’installa durablement. Ce flux migratoire fut perçu d’une façon générale de manière négative : la main d’œuvre bon marché était la bienvenue pour les patrons, elle était critiquée par les ouvriers et risquait de bousculer les identités nationales surtout dans un pays jeune comme les États-Unis.
Si un traité conféra aux Japonais installés aux États-Unis, les mêmes droits de résidence qu’aux Américains, la victoire du Japon contre la Chine en 1895 inquiéta les États-Unis qui trois ans plus tard annexaient Hawaï : il s’agissait en fait d’interdire tout projet de déploiement stratégique nippon dans les parages et de contrôler une immigration qui les alarmait. Ils surveillaient les îles, points stratégiques de la maîtrise du Pacifique comme allait le montrer la seconde guerre mondiale.
Les relations nippo-américaines vont alors considérablement se dégrader. Dès le début du siècle, en 1904, le gouvernement américain interdisait l’octroi de tout nouveau contrat de travail, et l’entrée en Amérique des Japonais de Hawaï. En proie à une forte pression démographique, l’interdiction de continuer à déverser ses chômeurs sur l’autre rive du Pacifique est un coup dur pour le tout nouveau régime.
Après sa victoire retentissante contre les Russes en 1905, le Japon parut encore plus dangereux aux Américains, d’autant que malgré l’absence de papiers officiels et les aléas de l’accueil, nombre d’immigrants tentaient toujours leur chance à l’ouest des Rocheuses. Ils s’installaient presque tous en Californie où ils provoquaient les protestations des ouvriers américains en raison des bas salaires auxquels ils consentaient à travailler. En mai 1905, les syndicats de San Francisco se regroupèrent en « une ligue pour l’exclusion des Japonais. » Aux mesures de restrictions, s’ajoutèrent bientôt des mesures de discrimination. Après le grand tremblement de terre de San Francisco de 1906, l’état de Californie exclut des écoles publiques les enfants japonais, alors que la population s’en prit aux ressortissants japonais dont plusieurs furent assassinés par des fanatiques. En net désaccord sur le sujet avec les autorités californiennes, le président Roosevelt signa en mars 1907 avec le gouvernement japonais un « gentleman’s agreement » , au terme duquel Tokyo s’engageait à ne plus accorder de passeport pour les États-Unis à des travailleurs manuels, contre quoi le bureau de l’enseignement de San Francisco revint sur sa décision. Toutefois les travailleurs déjà installés pouvaient faire venir leurs familles. La population japonaise allait donc continuer à augmenter, bon nombre de ressortissants épousant des Japonaises par correspondance (se furent les « picture brides » ). La natalité fut très forte et le nombre de Japonais enregistré passa ainsi de 10 000 en 1900 à 41 000 en 1910 et 70 000 en 1920. De nouveaux incidents se produisirent cependant dans l’été 1907 où des boutiques japonaises furent pillées, agitation qui de Californie s’étendit à la Colombie Britannique et à Vancouver. Ainsi, les relations entre le Japon et les États-Unis prirent-elles à partir de 1905 un tour inquiétant du fait d’une part des intentions japonaises dans le Pacifique sur le plan commercial et militaire, et d’autre part de l’irritation du côté japonais devant la politique américaine en matière d’immigration.
La conférence de la paix après la première guerre mondiale où le Japon se trouvait dans le camp des vainqueurs, n’arrangea rien. La demande de Tokyo de reconnaître l’égalité des races dans le pacte de la Société des Nations, fut rejeté par le président Wilson au motif d’une absence de vote unanime. Perçu comme un camouflet, elle conforta le Japon dans l’idée que les grandes puissances ne souhaitaient en rien mettre fin aux inégalités raciales. Toutes ces mesures anti japonaises, culminèrent en 1924 avec l’interdiction définitive de l’entrée des Japonais sur le territoire américains où s’étaient déjà installés 13 000 d’entre-deux, sans compter les 60 000 des îles Hawaï. Cette loi confirmait aussi l’impossibilité pour les émigrés installés d’être naturalisés et de posséder des biens immobiliers. Les Issei, immigrés japonais de la première génération et leurs enfants, les Nissei, s’installèrent principalement en Californie, dans l’état de Washington et d’Oregon. San Francisco était leur capitale culturelle, mais c’est à Los-Angeles et à Seattle qu’ils étaient les plus nombreux. Dans ces villes, les « Nihonmachi » [1] étaient des quartiers résidentiels et des centres commerciaux où la communauté se regroupait. Nombre d’entre eux travaillaient en effet comme petits hommes d’affaire, mais aussi comme pêcheurs et paysans. L’ascension sociale ne leur était pas permise. L’exemple de Takuji Yamashita est patent. Arrivé en 1893, il sortit diplômé en droit de l’université de Washington mais n’eut jamais le droit d’exercer son métier d’avocat. Homme d’affaire, il perdit tous ces biens en 1942 et fut avec sa famille déporté dans les camps. Au retour il vécut de petits travaux et s’en retourna mourir au Japon en 1957. En mars 2001, il fut finalement admis à titre posthume comme avocat par le gouvernement américain.

La création des camps


Dans ce contexte, l’attaque surprise de la base aéronavale de Pearl Harbor en décembre 1941, qui conduit les États-Unis à déclarer la guerre au Japon, va avoir pour les Japonais installés dans ce pays des conséquences dramatiques. On dénombrait alors 126 947 Japonais dont 62% de citoyens américains. Dès décembre de la même année, une liste « d’étrangers ennemis » est dressée. Elle comprend alors, outre des Japonais, des Italiens et des Allemands. Soumis à un étroit contrôle, ils doivent évacuer des zones sur le front de mer de San Francisco. Très vite cependant, c’est vers les ressortissants d’origine Japonaises que vont se focaliser les autorités : ils doivent quitter l’armée et les services civils. L’attaque directe contre le territoire américain sans déclaration de guerre, ne faisait que confirmer l’idée du « péril jaune » que la presse et le cinéma avait rendu populaire depuis longtemps. Dès les années 1900, de nombreux américains voyaient dans les Japonais des ennemis différents dont l’agressivité supérieure s’expliquait par la race. Le soldat japonais était souvent représenté avec un sourire haineux en train d’assassiner des femmes innocentes. Deux semaines après Pearl Harbor, le magazine Times expliquait comment distinguer les amis chinois des ennemis japonais : ces derniers sont petits, arrogants, dogmatiques et friands de spectacles horribles. Comme le note R. Calvet, le stéréotype racial a joué un rôle crucial dans le traitement des Japonais-américains : « les analyses menées sur la presse américaine de la période de la guerre, montrent que la représentation des Japonais est beaucoup plus négative que celle des Allemands et que la cruauté leur semble plus fréquemment associée. [2] »
Dans l’ombre de Pearl Harbor, la crainte d’une invasion japonaise devint effective et le mythe de la cinquième colonne refit surface. Le secrétaire à la marine F. Knox et le général De Witt, commandant de la zone de défense ouest, considéraient que les 112 000 Japonais constituaient le long de la côte Pacifique un péril pour les États-Unis. De nombreux sénateurs alertaient Washington sur l’espionnage pratiqué selon eux à grande échelle à partir des temples Shinto. La commission constituée en vue d’enquêter sur les négligences de Pearl Harbor, se retourna également contre la population Japonaise qui aurait selon elle, préparé l’attaque, protégée qu’elle était du F.B.I. par les garanties des libertés civiles. Ces accusations persistèrent bien que la population japonaise ne représentait que 1,2% de celle de la Californie et malgré les enquêtes des journalistes qui démontraient que les Japonais de Hawaï ou de Californie montraient un remarquable taux de loyauté.
Devant la pression des autorités locales, le président Teddy Roosevelt signa donc l’ordre 9066 en février 1942, mesure qu’il savait populaire dans une année d’élection. Cet ordre autorise l’établissement de zones militarisées d’où doivent-être exclus les personnes indésirables, et permet l’arrestation de tout citoyen présentant un danger pour la sécurité nationale. Des milliers de Japonais, citoyens américains, vont donc se voir contraint d’évacuer ces zones, parfois dans des délais de quarante huit heures. Ils sont d’abord placés dans des centres de regroupement sous la direction de l’armée, puis déportés dans des camps de concentrations créent à cet effet en 1942, et appelés pudiquement par les militaires « Relocation Centers. » Sous surveillance étroite, des trains fermés les amènent dans des régions désertiques, inhospitalières ou ils sont parqués dans des baraques en bois de fortune. Par la suite, la propagande officielle des actualités filmées, présentera ces centres d’internement comme des villes modèles où les prisonniers sont libres et peuvent travailler. La réalité fut tout autre : isolement, ségrégation, et parfois même séparation des familles et manque de nourriture, sont le lot commun de ces prisonniers. Plus de 110 000 Japonais dont 70 000 Nisei furent ainsi déportés dans dix camps disséminés sur le territoire américain (Californie, Arizona, Uta, Wyoming, Colorado, Arkansas) [3]. La cour suprême justifia ces internements par l’affiliation ethnique avec l’ennemi. Ces prisonniers constituent ainsi une menace pour la sécurité des États-Unis. Ils furent la seule minorité à être placée en détention dans des camps. Système clos sur lui-même, le camp se présente sous forme de baraques en bois alignées à l’identique, sans automobiles, sans objets de consommation. L’homogénéité y était de rigueur et les queues identiques pour tout le monde : queue pour aller aux toilettes, prendre sa douche ou assister à une séance de cinéma. Car les camps possédaient une bibliothèque, une cantine et un cinéma. Blancs en haut, jaunes en bas de la hiérarchie : mais certains Japonais devenait professeurs, s’occupaient de la bibliothèque ou des jardins. Des camps spéciaux furent aménagés pour y accueillir les « ennemis les plus dangereux » : en réalité s’y retrouvaient des Japonais qui avaient un certain prestige dans la communauté. La vie y était moins rude que dans les « Relocation Centers. » Pourtant là aussi, l’accès aux services, aux produits étaient limités et les possibilités de mouvement très restreintes.
Sur le continent américain, les autres pays n’étaient pas en reste. Le Canada parmi d’autres créa ses propres camps. Le Pérou envoya ses ressortissants japonais dans les camps aux États-Unis. Le Mexique les confina dans deux villes, Mexico et Guadalahara, alors que Cuba les regroupa à la Havane, incarcérant les hommes.
Précisons cependant que des milliers d’américains d’origine japonaise ne furent pas internés : ils quittèrent volontairement les zones militaires d’évacuation et s’établirent dans l’est du pays. En outre, dès l’année 1942, un certain nombre de prisonniers furent transférés dans des régions agricoles et aidèrent aux travaux des récoltes. Des questionnaires distribués dans les camps permirent à ceux qui par leurs réponses montraient leur loyauté, de rejoindre l’armée : le 442e régiment de combat, formés de volontaires japonais des camps, devint d’ailleurs le régiment le plus décoré de l’histoire militaire des États-Unis. Des étudiants d’autre part, grâce à l’aide d’association, parvinrent à sortir des camps et à intégrer des universités dans l’Est notamment et le Middle West.

L’après-guerre

Le premier camp qui ferma ses portes fut le « Jerome Relocation Center » dans l’Arkansas, le 30 juin 1944. Le 17 décembre, les droits des prisonniers furent reconnus et ils purent regagner leur domicile ou plus exactement pour beaucoup qui avaient perdu tous leurs biens, des centres de réinsertion. Le 4 septembre 1945, le commandement militaire de la zone Ouest révoqua les restrictions qui pesaient encore sur la minorité japonaise. Enfin, le 30 mars 1946, « Tuke Lake Relocation Center » en Californie, fut le dernier camp à fermer ses portes.
Dans l’après guerre, le président Truman en 1947, gracia les insoumis qui furent réintégrés dans leurs droits. La cour suprême reconnut que l’exclusion sociale, la privation de leurs droits constitutionnels ainsi que leur détention en camps, avaient constitué une violation flagrante des droits des citoyens. Le président Reagan présenta en 1988, le désormais fameux Civil Liberties Act un texte d’excuses et octroya 20 000 dollars de compensation à chacun des internés. Cinq années plus tard, le président Bush approuva la construction d’un mémorial à Washington dédié aux prisonniers des camps et aux 33 000 américains-japonais qui combattirent dans l’armée américaine. Lors de son inauguration par le président Clinton, celui-ci annonça la préservation des camps du Wyoming, de l’Utah, de l’Idaho, et de l’Arkansas. Le 1er juillet 2003, quelques 110 anciens prisonniers firent le pèlerinage au « Minidoka Internment National Monument » dans l’Idaho. La plupart des survivants étaient des enfants à l’époque. C’est le cas de Sally Ikeda 67 ans qui vit à Minneapolis et de sa sœur Nobu Ikeda 71 ans qui vit en Californie. Leurs parents furent embarqués de Seattle et d’abord cantonnés dans l’Ouest de l’état de Washington, puis poussés dans un train vers une destination inconnue : le camp de Minidoka. Ce camp était constitué de 600 baraques sur 13000 hectares aujourd’hui principalement des champs. Classé site national, elles ont pu retrouver leurs chambres : bloc 14, baraque 2, chambres C et D.
Si après la guerre, les Nissei et les Sansei se firent une place dans la société, il n’en reste pas moins que dans l’histoire de cette population, les années de guerre et leur internement restent l’événement central. La prospérité des années soixante explique sans doute un relatif silence sur la question. Cependant la troisième génération, les Sansei, qui ont eu l’expérience du Vietnam avec ses marches de protestation et ses affrontements violents, s’interrogent aujourd’hui et veulent redécouvrir cette partie la plus sombre de l’histoire de leur communauté [4].

Le 25e anniversaire

Le 25e anniversaire du Civil Liberties Act signé par Ronald Reagan le 10 août 1988 leur en donne la possibIlité. Ce texte, reconnait les faits et demande pardon à tous les Américains et les résidents aux États-Unis, d’origine nippone, évacués, relogés et finalement internés. Les Archives Nationales à Washington exposent cet été le texte original et se sont associés avec la JACL (The Japanese American Citizens League) afin de commémorer le texte signé par Reagan. Phil Shigekuni, 79 ans, qui travaillait comme conseiller dans un lycée de Californie en 1941, explique que lui et d’autres nisei, « ont eu à souffrir de grands préjudices, même après la guerre  » et qu’ « il avait fallu supporter tout cela. La signature du président Reagan a été un des événements les plus importants de ma vie. J’ai eu l’impression de renaître en tant que citoyen américain ». Et d’ajouter : « notre gouvernement pensait que nous étions des ennemis et n’a pas su nous différencier des Japonais du Japon. Il nous a donc enfermé dans des camps. » [5] Priscilla Ouchida, directrice du JACL, demande aux États-Unis de se rappeler l’histoire lorsqu’il agit de manière préjudiciable et discriminatoire envers les musulmans, parmi d’autres, depuis le 11 septembre. « Aujourd’hui, notre gouvernement peut détenir une personne indéfiniment, sans porter de charges précises contre elle, pour peu qu’il la suspecte de terrorisme. Cela ressemble à ce qui s’est pratiqué contre les Américains-Japonais pendant la guerre » Et d’appeler solennellement tous les citoyens à « travailler ensemble afin de protéger les droits civils de toutes les communautés ».

P.-S.

En logo : Day of Remembrance 2013

25th Anniversary of the Civil Liberties Act
“Our Struggle, Our Perseverance, Our Commitment”

The 2013 Day of Remembrance took place on Saturday, February 16 from 2:00 – 4:00 pm at the Japanese American National Museum in Little Tokyo. The theme of this year’s commemoration is “The 25th Anniversary of the Civil Liberties Act of 1988 : Our Struggle, Our Perseverance, Our Commitment”.

Notes

[1Littéralement « la ville japonaise ».

[2R. Calvet, « Les Japonais, histoire d’un peuple », A. Colin, Paris 2003

[3« Japanese/American, from relocation to redress », Roger Daniels, Salt Lake City, University of Utah-Press, 1980.

[4« Desert Exile : the Uprooting of a Japanese American Family », Yoshiko Uchida, Seattle, University of Washington Press, 1982.

[5Japan Times du 17 août 2013.

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