1. Croyez-vous qu’un péril venu d’Asie menace l’Europe ? Quels en seraient les vecteurs ?
Une menace commerciale évidemment comme elle se manifeste aujourd’hui avec la Chine, hier dans les mêmes conditions à peu près avec le Japon.
Une menace militaire ne peut être écartée avec la Chine bien sûr ni même le Japon. La Chine qui pour protéger ses approvisionnements en matières premières et récupérer les territoires qu’elle pense lui revenir de droit, accentue la modernisation de son armement. Le Japon, pacifiste dans la constitution, mais en réalité d’abord nationaliste et pragmatique, pourrait reconsidérer sa position sur le nucléaire comme nombre d’hommes politiques japonais n’hésitent plus à le dire et passer d’une dissuasion virtuelle à une dissuasion nucléaire réelle pour autant qu’il se sente menacé et que l’allié américain se désolidarise. D’autant que la mémoire d’Hiroshima s’estompe et qu’à partir de là une vison plus positive de l’arme nucléaire comme attribut de puissance pourrait voir le jour.
L’Asie du Nord, deuxième foyer de tension après le Moyen-Orient, pourrait à terme déboucher sur une guerre qui toucherait l’Europe, allié des Etats-Unis.
2. Pensez-vous que l’Asie soit une entité, une seule civilisation ? Et l’Europe ? Comment les percevez-vous ? Les hiérarchisez-vous ? Selon quels critères ?
Non, l’Asie n’est pas une entité même si des valeurs communes s’y retrouvent comme le confucianisme, etc., et par exemple entre le Japon et la Corée du Sud, une géographie urbaine, une valorisation du progrès technique aussi. Le Japon, tout au long de son histoire depuis Meiji, a balancé entre son appartenance à une Asie (qu’elle a imaginée dans la malheureuse sphère de coprospérité d’Asie, de sinistre mémoire), et son appartenance au monde occidental qui lui permettait de se démarquer de la Chine et de la dominer, effaçant ainsi quelque peu son complexe d’infériorité qui n’a jamais disparu.
L’Europe forme une entité plus nette, surtout certains pays qui ont passé par les cinq sauts évolutionnaires (l’invention de la cité et de la science par les Grecs, celle du droit privé et de l’humanisme par Rome, la prophétie eschatologique de la bible, la révolution "papale" (XI,XIIes) et enfin ce qu’on appelle les grandes révolutions démocratiques). On y retrouve du premier coup d’oeil un paysage urbain identique avec la place centrale, l’église, les quartiers commerçants qui entourent cette place etc.
On peut opposer l’Asie à l’Europe (et là trouver un semblant d’unité dans l’Asie), à travers des pratiques, un système scolaire, un paysage de ville : par exemple au Japon ou en Corée, on ne retrouve pas ces places centrales et la statuaire européenne, mais plutôt une anarchie que l’on a pu définir postmoderniste. Le rapport à la nature est aussi différent, comme celui à l’histoire. Avec une approche cyclique et quasi illogique car le temps est conçu comme la juxtaposition successive de moments présents qui aboutit à un respect absolu du présent, ce qui peut paraître paradoxal pour une société où l’histoire est si prégnante, mais montre en fait que le passé est vécu comme un présent, et le "vrai passé" (si l’on peut dire) est oubliable, oublié tant individuellement que collectivement : ce qui induit une amnésie collective, sujet de frictions avec les voisins asiatiques. L’attitude pythagoricienne qui consiste à considérer que des principes immuables peuvent servir de guide à la vie, les Japonais ne l’ont jamais intégrée. La perméabilité du sujet couplée à l’amoindrissement du logos s’exprime aussi dans le rapport à autrui avec le besoin d’harmonie et de consensus, un des traits de distinction majeure avec l’Occident, moteur du grégarisme et du conformisme (pour le bouddhisme, le moi est une illusion, le sujet un leurre, alors que le confucianisme amoindrit l’esprit de revendication et de rébellion) mais qui n’a pas que des aspects négatifs : faculté d’empathie avec les choses, discipline de la population, valorisation du consensus, forme et perfection. Tout cela conditionne sans nul doute l’attitude devant la technologie : il suffit que ça marche, pas besoin de connaître les fondements rationnels, le mécanisme de causalité. Basées sur l’immanence et non la transcendance, les philosophies japonaises n’ont jamais problématisé la question de la vérité, ni élaboré de systèmes métaphysiques abstraits.
3. Que vous évoque le mot « Eurasie » ? Vous évoque-t-il quelque chose comme un rêve d’union entre civilisations complémentaires, à l’instar de ce que les idéalistes du siècle dernier ont espéré ?
Rien de précis, des civilisations complémentaires qui sont de l’ordre de l’utopie.
4. Etes-vous d’avis, comme Edmund Husserl, que le monde soit irréversiblement européanisé et que l’Asie, quoi qu’elle fasse, ne peut le faire qu’en se positionnant par rapport à ces valeurs européennes ?
Non évidemment. La modernité dont on parle pour le Japon par exemple est une modernité différente, émule de celle de l’Occident et qui trouve ses racines dans la période d’Edo. Le Japon a connu la féodalité comme l’Occident, laquelle a conduit, malgré les barrières, à une progressive modernisation de son appareil économique, à un développement urbain sans précédent dans l’histoire, creuset d’une culture, d’une alphabétisation qui ne doit rien à l’Occident. L’Asie, le Japon surtout, a sa modernité qu’il nous faut mieux comprendre et ne pas juger à l’aune des critères occidentaux, une modernité en dynamique constante.
ou bien l’Asie a-t-elle encore quelque chose à apporter au monde et plus particulièrement à l’Europe, comme certains entendent le montrer ?
Oui, bien sûr qu’on peut trouver en Asie des idées, des approches bénéfiques au monde, en se gardant cependant d’idéaliser. J’en ai parlé pour le Japon dans la question 2.
5. Dans quel domaine - arts, littérature, cinéma, philosophie - l’influence de l’Asie vous semble-t-elle avoir été ou être la plus féconde, ou la plus néfaste ?
Dans les arts, la littérature, le cinéma, un apport essentiel, même si à l’heure actuelle en ce qui concerne le Japon par exemple, on se focalise surtout sur les mangas, les animés, qui au final donnent une image assez pauvre de la culture de ce pays. Mais pas dans la métaphysique dont on a pu dire, en exagérant certes quelque peu, que le Japon en avait fait l’économie. Dans une civilisation de l’instantanéité, on ne se pose guère la question du pourquoi et à part quelques penseurs, l’Asie de ce coté n’a pas à mon sens grand chose à apporter au monde.