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Une opportunité pour Dieu de Nguyen Viet Ha (extrait) 

vendredi 21 mars 2014, par Nguyễn Việt Hà

De Hanoi à Saigon, en passant par l’Europe et l’Amérique, de jeunes Vietnamiens sont confrontés à une impasse matérielle et morale. Désespérés, ils se réfugient dans l’exil, l’argent, l’alcool ou la mort. La foi, au cœur de la littérature officielle, en une double émancipation sociale et nationale, a fait place ici à l’absence d’idéal dans la jeunesse de l’après-guerre. Vingt-cinq ans après la fin du combat contre les Américains, le Vietnam est aussi pauvre en héros qu’en événements.

Poursuivant notre exploration de la littérature vietnamienne contemporaine, nous vous proposons la lecture du premier chapitre d’un des écrivains les plus reconnus de sa génération. Nos remerciements à sa traductrice et éditrice chez Riveneuve Doan Cam Thi pour cet incipit. (RP)


« L’ultime impasse de l’homme est une opportunité pour Dieu »

Chapitre 1

1

La route goudronnée s’étend à perte de vue. Il fait un temps sec. Soleil terne. Vent léger. Derrière un gros camion, Hoàng, assis sur sa moto, reçoit la poussière en pleine figure. Après avoir en vain tenté de le dépasser, il se contente de garder une distance d’environ trois cents mètres. Neuf heures ! Il est encore tôt. À l’entrée de l’aéroport, Hoàng se renseigne auprès d’un agent de la circulation au visage couleur de liseron d’eau. Sa matraque s’oriente avec nonchalance vers une paillotte couverte de tôle. Hoàng fait plusieurs fois le tour du parking, apparemment le vol d’Interflug n’arrive pas avant trois heures. Le douanier confond le « l » et le « n ». Dans la cantine bondée où flotte une odeur de pâté pourri, de jeunes vendeuses s’affairent, civilisées grâce à leur nouvel uniforme à l’occidentale. Hoàng se dirige vers le comptoir.

— Un verre d’eau-de-vie, je vous prie, Madame.
Un pied posé sur un carton de 333, la caissière du restaurant d’Etat jette un regard hautain à Hoàng :

— On ne vend pas au verre.

— Combien coûte la bouteille, chère Madame ?

— Deux mille cent dongs.

— Je vous remercie, chère Madame.

— Espèce de bourgeois stupide, murmure la caissière avant de se moucher bruyamment sous le comptoir. Hoàng emporte sa bouteille d’eau-de-vie puis s’assoit à un coin de table. La fumée de cigarette se mêle aux cris des disputes. Des gens s’empiffrent, le visage soucieux. L’œil distrait, Hoàng savoure un verre, lorsque son voisin se retourne. C’est un homme d’une quarantaine d’années vêtu d’une veste militaire au col crasseux.

— Monsieur, vous venez aussi accueillir un parent de retour au pays, n’est-ce pas ?

— Oui. Voulez-vous boire un verre avec moi ?

— Merci, volontiers ! Il fait si chaud !

— Faites comme chez vous, cher ami !

— Qu’il est fort, cet alcool. Il faut l’accompagner de quelque chose.
L’homme, de taille modeste, se lève puis trottine comme un enfant vers l’autre bout de l’allée. Une paysanne et trois gamins entre dix et douze ans y sont assis autour de plusieurs sacs de toile. Comme elle le voit faire de grands gestes, elle se hâte d’ouvrir un de ces sacs puis en sort deux paquets enveloppés dans des feuilles de bananier et un autre dans du papier journal.

— Permettez-moi de vous inviter à savourer une de mes humbles cigarettes.
Hoàng allume une Hero avant de la tendre des deux mains à son voisin. Celui-ci, léchant de temps à autre son index, s’applique à enlever les bandes de feuille de bananier de ses paquets. L’un contient du riz gluant aux cacahouètes, l’autre des morceaux de poulet en deux parties distinctes. D’un côté, les plus nobles - les cuisses, les filets et le croupion. De l’autre, divers petits bouts sans doute issus du reste de la volaille. Les deux parties ont été, semble-t-il, différemment cuisinées : bouillie pour les morceaux nobles, grillée puis salée pour les autres.

— Allez-y je vous en prie ! Servez-vous largement ! Entre hommes, au diable les convenances, n’est-ce pas ?
Puis il sort de sa poche plusieurs oignons crus. Là-bas au fond, la paysanne et ses enfants attaquent aussi leur repas. Une petite bouteille remplie d’une sauce brune, sans doute de soja. Du riz d’une qualité douteuse. Après avoir enlevé tous les grains du papier journal, la mère le plie avec soin puis le remet dans son sac. Son quatrième verre vidé, l’homme parle avec entrain. Il semble être le chef de la gendarmerie de sa commune. De loin, les enfants jettent de temps à autre un coup d’œil furtif vers le père. De sa main, Hoàng leur fait signe. Tous les trois hésitent à venir les rejoindre. Mais quand le père se retourne dans leur direction, leur fait les gros yeux et les gronde, ils pâlissent et se mettent à marcher vers lui en tremblant, la boule de riz coincée dans la gorge.

— Qu’ils sont têtus, ces gosses ! Ils voulaient tous aller accueillir leur grande sœur. Leur mère a failli dire oui à leur connerie. J’ai donc organisé un tirage au sort. Les trois qui devaient rester ont pleuré comme des veaux. Quelle bêtise, la démocratie !
Ils ont dû se lever à deux heures du matin, puis venir en camion avant de gagner à pied l’aéroport par la route principale. Hoàng rassemble du riz et du poulet pour en faire un gros paquet qu’il tend au plus âgé des gosses.

— C’est pour vous ! Ton père et moi, nous ne mangeons pas ça. Cher ami, nous voilà entre hommes modernes, consommons plutôt des plats occidentaux ! Je le dis d’autant plus facilement que nous sommes à l’aéroport, presque à l’étranger, n’est-ce pas ? Faites-moi l’honneur de vous inviter.
Le père hésite. Puis, après avoir choisi une cuisse de poulet, dit à son fils :

— Comme tonton a insisté, je ne dis pas non. Tiens, prends le paquet et va manger avec ta mère et les autres. Mais gardez-moi quand même le croupion !
Hoàng commande une assiette de charcuterie. Des tranches de jambon avarié. Des morceaux de saucisson brunâtres et surmontés d’un énorme cadavre de mouche verte. Une portion de pâté aussi fétide que la rivière Tô Lich. Enfin, deux pains moisis. Quel bonheur ! Quel luxe ! Comme ils sont civilisés, les Occidentaux ! En buvant, Hoàng allume cigarette sur cigarette, le visage dissimulé par une épaisse fumée.

— Désirez-vous savourer une assiette de soupe ? demande Hoàng. Trois morceaux de poisson décomposés se battent à côté de deux pinces de crabe sorties tout droit du congélateur, l’ensemble nage dans un bouillon tiède. La serveuse, les bras chargés, arrive tout sourire sans pouvoir cacher son inquiétude. Le service médical de l’aéroport est surchargé. Hoàng hésite mais sourit finalement. Tant pis, il faut remplir la panse du chef de la gendarmerie villageoise. Si nous prenions un dessert [1]  ! dit-il. Et c’est ainsi que son voisin vide d’un seul trait un grand verre de lait périmé.

Soudain, la foule s’anime puis on entend des gens crier dans tous les sens. Une jeune fille au joli visage et vêtue d’un pantalon bouffant, gambade de joie à la vue de son père ou peut-être de son grand frère, au point qu’elle manque de perdre sa ceinture.

— Les voilà ! Les voilà !
Le père de famille se précipite vers sa femme, oubliant même de remercier Hoàng. Ses trois garçons, après avoir profité d’un si bon repas, sont comme des soldats prêts à se battre, leur sac accroché au dos. Toute la bande s’appuie bravement contre la barrière en fer placée juste devant la sortie. L’addition réglée, Hoàng se dirige lentement vers une colonne dans un coin désert. Quel brûle-gueule, cette eau-de-vie ! Il n’a rien mangé depuis le matin.
L’atmosphère est toujours survoltée. À la douane, apparaissent les premiers enfants prodigues. La mère patrie les accueille avec tendresse et fierté. Dans leur tenue qui exhale une odeur de beurre frais, ils crient : « papa », « maman », « grand frère », « petite sœur », « mes enfants », tandis que leurs proches hurlent : « Fais attention à tes valises ! », « Papa, combien de sacs as-tu ? ».

De loin, Hoàng aperçoit son petit frère, lequel n’a pas changé quoique plus maigre. Tâm qui l’a reconnu, bouscule la foule pour s’approcher de lui.

— Les papiers, c’est fini ?

— C’est ok.
Tâm n’a que deux gros sacs de voyage. Hoàng en prend un mais il trébuche sous son poids.

— Oh, je croyais que c’était léger, mais c’est du plomb.
Tâm sourit. Alors sa moustache se distend, ce qui rend son visage moins dur. Les deux frères ne se sont pas vus depuis cinq ans. Tâm sort de sa poche de blouson une flasque de Whisky.

— À toi l’honneur.

— Ravi de te revoir.
Tâm en boit une gorgée juste pour la forme. Malgré un long séjour à l’étranger, il reste un piètre buveur. Des pleurnichements puis des sanglots leur parviennent. La paysanne se précipite dans les bras d’une jeune fille. Un mètre soixante-dix au moins. Des cheveux frisés. Des seins qui rendraient jalouses même les Allemandes. La demoiselle se calme puis demande à sa mère : « Où est papa ? ». Alors l’épouse du chef de la gendarmerie villageoise tend la main vers les toilettes publiques auxquelles son homme a rendu cinq fois visite en moins de vingt minutes.

Sur le chemin du retour, les deux frères restent silencieux. Il y a cinq ans, lorsqu’il a appris que Tâm avait abandonné ses études pour partir en Allemagne, Hoàng s’est tellement énervé qu’il lui a flanqué une gifle. De trois ans son cadet, Tâm, alors étudiant à l’école supérieure de l’économie et du budget, a tout arrêté à la fin de sa quatrième année pour partir travailler à l’étranger dans le cadre du programme gouvernemental d’exportation de la main d’œuvre.

— Comment vont papa et maman ? demande Tâm dont la voix est déformée par le vent. Leur moto file à grande vitesse. La route est d’excellente qualité.

— Alors tu es revenu pour toujours ?

— Oui, pour toujours.

— Les parents étaient impatients de te revoir.

— Je leur ai pourtant écrit régulièrement.
Dans la famille, tout le monde voulait aller à l’aéroport pour accueillir Tâm. Certains ont même pensé louer une Lada. Mais Hoàng n’était pas d’accord. Il a alors demandé à son amie Nha de lui prêter sa Honda Cub. Les deux frères roulent maintenant à la vitesse maximale. Le vent fouette leurs visages, dans toute sa force. Nous laissons les arbres derrière nous alors que nous filons comme des damnés derrière le temps. Cinq ans se sont écoulés comme dans un rêve. Comme je suis sentimental.

À cinq heures pile, ils arrivent à la maison. Le père peine à masquer son émotion. Cet ancien secrétaire de banque à l’époque coloniale puis cadre retraité du nouveau régime salue son fils cadet en français. Au cours du repas, il renverse son verre d’alcool à plusieurs reprises. Quant à la mère et à la petite sœur, Tâm sourit et rit au milieu de leurs larmes. Voici les cadeaux. Ça pour papa, ça pour maman. Et ça, c’est pour ma petite sœur chérie. Hoàng boit à petites gorgées et déguste en silence le Whisky qui diffuse tout à loisir ses secrets sur ses papilles. Il est rare qu’il puisse s’offrir un tel nectar.

Dimanche, Tâm invite Hoàng à boire de la bière à l’hôtel du Tourisme. Au milieu du Petit lac, le pagodon semble perdu dans cette Hanoi qui a peu à peu épousé la contrebande et la société de consommation. Les hommes apprennent à décapsuler des Heineken et les femmes du Coca cola.

— La vie n’a pas changé. Papa est un peu gâteux, maman a vieilli, notre petite sœur a encore grandi. En revanche, la maison est dans un piteux état.

— Et toi, grand frère, tu bois davantage.

— Je ne dérange personne.

— Je le sais. Mais la question n’est pas là. Je voulais te parler d’autre chose. Voilà : mes économies accumulées pendant mes années d’exil s’élèvent à quelque 50 taëls d’or.

— Vraiment ?

— Oui, environ 50 taëls d’or.
À travers sa chope de bière translucide, Hoàng observe avec attention son petit frère.

— Ne t’inquiète pas, tout est régulier. Je vais faire rénover la maison et y ouvrir un bar. Notre sœur a raté deux fois le concours d’entrée à l’université, ça suffit comme ça. Elle va maintenant travailler pour moi.

— Je me demande si ce travail lui conviendra.
Tâm sourit après avoir tiré sur sa cigarette. Comme Hoàng, il aime tendrement sa petite sœur.
La salle se remplit. Des jeunes filles habillées en robes à l’occidentale et des jeunes hommes vêtus de vestons. Voilà ce qu’est devenue ma ville natale. Tâm ricane. Pour elle, j’ai failli me faire tuer dans un pays étranger.

— Thuy et toi, vous vous entendez toujours ?

— Comme ci comme ça.

— Je vais peut-être me marier à la fin de l’année.

— Excellente idée. Maman sera contente.

— Tu ne te marieras pas avant moi, que je sache ?
Soudain, Hoàng soupire.

— Si on buvait quelque chose de plus fort.

— Non, s’il te plaît. Maman nous attend pour le dîner.
Tâm décapsule une nouvelle bière Truc Bach. Hoàng hésite.

— Voilà longtemps que je n’ai pas vu ta petite copine.

— Moi non plus. À la fin de mon séjour, je n’ai plus reçu aucun mot d’elle, dit Tâm avec un sourire.
Hoàng observe les alcools exposés au comptoir et se demande lesquels il a savourés. 9 sur 13. Quel joli score. Des cris aigus leur parviennent. La vendeuse de bière pression se dispute avec ses clients. Ses collègues, après avoir tenté de la calmer en vain, la poussent dans un coin de la cuisine d’où s’échappent ses insultes brassées par le ventilateur en plein mouvement. Assis près de Hoàng, un vieux fonctionnaire qui a dû payer sa bière avec son maigre salaire et à l’insu de sa femme, pose sa chope en dissimulant une grimace.

— Oh, quelle surprise. Te voilà de retour. Depuis quand ? s’écrie un jeune homme.

— Ah, salut ! Tâm sourit en l’embrassant, une habitude qui n’est pas vietnamienne. Je te présente mon grand frère.
Hoàng serre la main du dandy, clone des stars de mélos hongkongais. Teint clair. Nez droit merveilleusement mis en valeur par une paire de lunettes made in Germany. Tâm commande trois bières et une assiette de rognon poché.

— J’ai pas mal bu déjà.

— Une petite gorgée, s’il te plaît, pour fêter nos retrouvailles.
Le dandy vide sa chope d’un trait puis d’un geste maniéré, il se penche légèrement pour prendre congé.

— Je vous prie de m’excuser, mais j’étais avec des amis.

— Mais reste encore un peu avec nous. D’ailleurs j’aurai bientôt besoin de ton aide.

— Ok. Demain, je passerai te voir.
Tâm boit encore avant de passer son mouchoir sur sa moustache.

— C’est un type bien. Quand j’étais à Berlin, c’est grâce à son réseau que j’ai pu mener mon trafic.

— Sait-il boire de l’alcool ?

— Son papa a un gros poste, équivalent à celui d’un vice-ministre. C’est le patron des réseaux d’Europe de l’Est.

— Rentrons, maman nous attend.
Dehors, l’éclairage des réverbères se mêle à la lumière blafarde des derniers rayons du soleil.

2

Devant le grand portail de son université, Thuy attend Hoàng depuis dix minutes. De temps à autre, quand ses camarades passent, elle se retourne pour cacher son visage grimaçant. Heureusement, aujourd’hui les garçons sont restés pour jouer au foot. Ici, Hoàng est assez connu, et ce pour une raison simple : Thuy est la plus jolie étudiante de toute sa promotion. Le premier jour où Hoàng est venu la chercher en qualité de prétendant en titre, il est devenu l’objet d’une discussion très animée. « C’est un beau mec, mais il a l’air bizarre ». Evidemment, un mec capable de vider des bouteilles entières ne peut pas être normal, se dit Thuy. Après le bureau, il a dû entrer dans un bar pour boire comme un trou.

— Excuse-moi, Thuy.
Le ton affectueux dissimule mal l’odeur de l’alcool. Je n’ai pas envie de le voir. Thuy bifurque brusquement en courant sur le trottoir. Son sac en tissu brodé de quelques mots en français se balance au rythme de ses pas rapides. Hoàng s’arrête, l’air penaud. Puis il éteint le moteur, pose la moto sur sa béquille avant de s’élancer dans la direction de la jeune fille. Dans la rue, la foule grandit à l’approche de la sortie des bureaux. Des badauds regardent, bouche bée, la scène de poursuite entre les amoureux. Soudain, Hoàng fait un faux pas et tombe de tout son long. Aux gargotes sur le trottoir d’en face, des buveurs éclatent de rire. Thuy tourne la tête. Cela lui donne envie de rire mais elle préfère montrer combien elle est en colère.

— Es-tu aveugle ou quoi ?
Hoàng fait une grimace. Appuyé sur l’épaule de Thuy, il trottine jusqu’à la moto et démarre avec peine. Elle l’observe puis commence à avoir un doute. Il est aussi rusé qu’elle est naïve.

— As-tu encore mal ?
Hoàng pousse sans arrêt d’horribles gémissements mais Thuy refuse toujours de le prendre par la taille comme d’habitude.

— Peux-tu gémir un peu moins, s’il te plaît ?

— Je ne sais pas ce que j’ai, cela doit être une hémorragie, répond-t-il d’une voix de mourant.

— Pour un alcoolique comme toi, ça n’a rien d’étonnant.

— Mais je n’ai pas du tout bu.

— Si tu nies encore, je te laisse tout seul.
Hoàng s’avoue vaincu. Deux années d’expérience lui ont enseigné que le mutisme est sans conteste la meilleure tactique.

— C’est la nouvelle moto de Tâm, lance-t-il à la cantonade.
Elle se mure dans son silence. Il est 16h30, l’heure de pointe. La route qui relie le plus grand parc de Hanoi aux principaux quartiers d’HLM est très encombrée, envahie par les bicyclettes. Hoàng conduit comme un damné et Thuy a si peur qu’elle s’accroche à lui.

— Es-tu prise ce soir ?

— Comme d’habitude.

— Et si on sortait ?
Il se fiche de moi, pense Thuy.

— Justement ce soir, j’ai quelque chose de sérieux à te dire, dit-elle d’une voix ferme.
À l’approche de la ruelle qui mène à la maison de Thuy, Hoàng s’arrête.

— Va demander l’autorisation à mes parents. De toute façon, je ne peux pas sortir sans avoir préparé leur dîner.
Le père de Thuy n’aime pas Hoàng. Dès le début, ce professeur de lycée – en quelle discipline, Hoàng l’ignore – a manifesté son hostilité à son égard. En effet, le jeune homme n’a pas pu, malgré un grand effort, dissimuler aux yeux du sévère pédagogue son comportement de fêtard. Le futur beau-père a alors adressé un regard menaçant au futur gendre.

— Vous vous êtes rencontrés à l’université ou dans la rue ?

— Monsieur, je suis employé dans un service d’Etat.
Heureusement Hoàng avait bu, avant de venir, deux verres dans une gargote du coin. Même Ben Johnson, pour remporter sa médaille d’or, a eu recours au doping.

— Thuy m’a parlé de vous. Comme elle est grande, je ne lui interdis pas de sortir le soir, marmonne le père. Que vous êtes modernes, les jeunes, aujourd’hui.

— Je vous remercie, Monsieur…

— J’ai dit que je ne lui interdisais pas, mais…
Monsieur le professeur s’est alors lancé dans une harangue qui ressemblait à s’y méprendre à un cours. Assise dans un coin, Thuy a dressé les oreilles alors qu’elle cousait avec sa machine – afin d’aider sa famille, elle travaillait le soir pour une entreprise d’Etat de confection textile. En une seule soirée, elle a cassé quatre aiguilles. Quant à Hoàng, ce soir-là, avant d’aller se coucher, il a demandé à sa mère quelques somnifères. Plus tard, à la question de Thuy – « Comment trouves-tu mon père ? » –, Hoàng a rigolé : « Très gentil ». Thuy lui a dit : « Il n’aime pas les gens qui boivent ». Hoàng a fait une grimace : « Ah, parce qu’il ne le peut pas. » Elle a éclaté de rire.

Cet après-midi, les parents de Thuy sont tous les deux chez eux. Sa petite sœur épluche des légumes.

— Bonjour Madame, bonjour Monsieur.
Le futur beau-père marmonne un mot à peine audible tandis que la future belle-mère l’accueille avec joie. Malgré sa laideur désarmante, elle a le mérite d’avoir disqualifié la génétique en mettant au monde une fille d’une beauté irradiante. Vingt-cinq ans auparavant, le mariage entre une jeune montagnarde de l’amont de la rivière Noire et un jeune professeur originaire du delta exilé dans son district, a été une formidable illustration du romantisme révolutionnaire.

— Bonjour Hoàng. Reste dîner avec nous. Après le bureau, je suis passée par le marché, et j’ai trouvé ces poissons bien frais.

— Je vous remercie, mais malheureusement je ne peux pas. Un de mes collègues de bureau part demain en mission en Suisse et sa famille m’invite à dîner ce soir.

— Vous avez souvent des missions à l’étranger, s’écrie-t-elle de bon cœur. Quelle chance ! Eh Thuy, tu dînes avec nous ?
Thuy, déjà en pyjama, s’affaire dans la cuisine. À la question de sa mère, elle s’approche, une passoire dans la main, un clin d’œil discret lancé à Hoàng.

— Je termine la cuisine, maman.

— Cela veut dire que tu ne dînes pas à la maison ?

— Oui, maman, répond-t-elle à voix basse.
Ils ne sortent finalement que vers 18h30. La lune se lève tôt et il fait frais en cette soirée d’automne. Assise derrière Hoàng, Thuy se serre contre lui et caresse ses cheveux. Quel délice de rouler en moto.

— À quelle heure dois-tu rendre la moto à ton frère ?

— Il n’en a pas besoin ce soir.
Ils s’arrêtent devant leur petit restaurant familier, rue des Voiles. Hoàng commande du pigeon laqué et du crabe grillé à l’ail. Thuy le regarde.

— Tu n’as pas droit à l’alcool.

— Quelle idée excellente. Me voilà au régime.
Une jeune serveuse assez jolie, sans doute la fille du patron, s’approche avec une assiette de salade et deux canettes de 333.

— Pourrais-tu, s’il te plaît, m’apporter un grand verre d’eau-de-vie, pour que je prépare une sauce de salade.
La jeune fille revient avec une bouteille remplie d’un liquide translucide. Thuy se mordille nerveusement les lèvres. Elle n’a plus envie d’intervenir. Une ou deux fois, Hoàng lui a promis de ne plus boire et n’a tenu sa promesse que pendant une dizaine de jours. Il verse la bière dans le verre de Thuy et l’alcool dans le sien, qu’il déguste avec la dignité d’un martyr.

— Hoàng, s’il te plaît.

— Je t’écoute.

— Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça.

— Tu as raison. Je pense qu’un bébé nous aiderait à améliorer la situation.

— Nous voilà ensemble depuis deux ans, pourtant j’ai toujours l’impression que nous sommes dans une situation instable. Au début, je trouvais cela excitant, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Mes sentiments ont mûri. Dans trois mois, je serai diplômée. Hoàng, est-ce qu’il t’arrive de te demander si tu possèdes vraiment quelque chose de concret ?
Hoàng lève son verre qu’il fait tourner du bout de ses doigts.

— Je t’aime.

— C’est encore la même chanson. N’en abuse pas.
Hoàng prend le couteau et découpe le pigeon avant d’en passer un filet à Thuy. Elle le mâche comme si c’était de la paille.

— Je suis malheureuse.

— Au nom de notre Seigneur, Jésus Christ.

— Je me fiche de ton Seigneur.

— Dieu, je te prie de pardonner son blasphème.
Elle a dû échouer aux examens de ce matin, se console Hoàng. Peu de temps après leur première rencontre, par une pluie d’été, Thuy l’avait accompagné d’un air timide dans ce restaurant. Hoàng avait commandé des plats tout en craignant de ne pas avoir assez d’argent en poche. Ce soir-là, il avait énormément bu sans être ivre, tandis que Thuy l’écoutait avec admiration. C’était son premier amour. Tous les deux ont prié le bon Dieu pour qu’il provoque une pluie interminable. À leur satisfaction, il a plu toute la soirée, au cours de laquelle Hoàng est resté à contempler, dans l’obscurité, le visage de la jeune fille. Je vais vivre autrement. Je ne boirai plus. Je serai plus studieux, plus raisonnable. C’est connu, le Beau fait naître de bons sentiments.

— Il y a quelques jours, j’ai vu ton frère par hasard dans la rue. Il était accompagné d’un jeune type au teint très clair. Ils ont beaucoup parlé de toi.

— Veux-tu encore de la bière ?
Hoàng boit une gorgée d’eau-de-vie tandis que Thuy vide d’un trait sa bière.

— Que dirais-tu si j’abandonnais mon travail actuel pour me lancer dans les affaires, dit Hoàng. Mon frère peut très bien me prêter une petite somme pour constituer un capital.

— Comme tu veux. Moi, je suis lasse.

— Tu as l’air fatigué.

— Je ne comprends pas pourquoi je t’aime. Souvent je me le demande. Est-ce que tu sais ça ?

— Un jour, un vieil abbé très vertueux à la tête d’un grand monastère tombe gravement malade. Il fait venir son disciple préféré : « Que ferez-vous après ma mort ? ». « Je ne sais point », répond celui-ci. Mais le maître insiste. Alors l’élève lui envoie une gifle en disant : « Quelle question idiote ! Vous feriez mieux de vous endormir tranquillement ». Rassuré, le vieux moine s’en va paisiblement au nirvana.

— Tu m’insultes.

— Je t’aime.
Thuy promène les yeux autour d’elle. Elle se sent comme étranglée. Plus personne dans le restaurant. Plus de musique non plus.

— Partons.

— Il est encore tôt. Il n’est même pas 8h et demie.

— Je m’en vais.
Hoàng demande l’addition. Involontairement, la patronne lui rend mille cinq cents dongs de trop. Malheureux en amour, heureux en argent. Il ralentit. Ce seul petit bout de chemin ne compte pas moins de sept couples enlacés. Un vent se lève et les feuilles tombent. Hoàng se sent un peu fiévreux. J’ai trop bu. Un carrefour. Deux carrefours. Il accélère.

3

Pâle soleil. La nouvelle maison sent encore la chaux fraîche. Un vaste salon. Une chambre pour les parents. Les dépenses ont largement dépassé les prévisions de Tâm qui y a finalement mis presque cinq millions de plus.

— Tiens, viens me donner un coup de main.
Assise derrière le bar, sa sœur pose son Angélique, Marquise des Anges, avant d’accourir vers son frère.

— Dis-moi si c’est équilibré comme ça ?

— Non, un petit peu plus à gauche. C’est bon maintenant. Tu n’as pas de photos de mannequins ?

— J’en ai deux.

— Les photos de chanteurs de variété, c’est devenu tellement banal. Quant aux photos de footballeurs, c’est pire.

— Peux-tu baisser la musique ? Maman se repose dans sa chambre, elle est fatiguée.
Tâm regarde Dieter Bohlen, chanteur très à la mode de Modern Talking. Cheveux tombant en désordre, yeux de bohémien, il a le look d’un artiste de rue. Tâm préfère les Beatles. Il colle sur le mur quelques affiches de Coca cola avec des filles aux jambes interminables. Deux semaines après l’inauguration, le café n’a pour seuls clients que ses propres amis. Certains payent, d’autres non. Le soir, pendant le dîner, le père dit :

— On perdra peut-être de l’argent, non ?
Hoàng et la mère sourient, l’un avec malice mais l’autre avec déception - elle n’a pas un verre à laver depuis une semaine. La petite sœur voit, elle aussi, son enthousiasme fondre de jour en jour.
C’est dimanche. Le dandy apparaît.

— J’ai une affaire à régler dans le Sud. Alors, ça roule, ton café ?
D’un grand geste de la main, Tâm montre l’ensemble. Longuement, il retient un soupir :

— Depuis l’ouverture, tu es le seizième client.

— Tu peux m’accompagner maintenant ?
Les deux hommes vont au bar Le Petit Dragon. Des jeunes y mâchent du chewing-gum, tandis que d’autres fument des 555 en soufflant de la fumée dans l’oreille de leurs petites copines puis éclatent de rire. Devant eux, se trouvent des canettes de Heineken vides et une bouteille de Johnnie Walker intacte. L’un des jeunes fête, paraît-il, son retour après un long séjour à l’étranger comme ouvrier dans le cadre du programme d’exportation de la main-d’œuvre. Tâm et le dandy finissent par trouver une table libre. Arrive une jeune serveuse, un peu trop fardée. Tâm plonge le regard dans son décolleté. Elle ne porte pas de soutien-gorge.

— Apporte-nous deux bières, s’il te plaît.

— D’accord, mais il ne reste que de la « 33 ».
Tâm sort son briquet avec lequel il décapsule les bouteilles. Sa voisine, une jeune fille, l’observe avec curiosité. Mais croisant le regard hardi du jeune homme, elle tourne la tête. Le dandy verse des glaçons dans les verres tandis que Tâm fume. Quel magnifique jardin, avec toutes ces fleurs et ces plantes exotiques. Dans un coin, la pièce arbore un écran de télévision de 20 pouces. Un serveur beau gosse avec un nœud papillon se tient derrière le bar. Comme Hanoi a changé pendant mon absence. Mais tant mieux ! Quelle que soit la situation, mieux vaut bouger que rester oisif.

— Est-ce le bar le plus branché de Hanoi ?

— Pas tout à fait. Mais il compte parmi les plus connus.

— Quel est le prix d’une bière ici ?

— Ils en vendent quarante par jour et gagnent à peu près 400 dongs l’unité. Mais la bière n’est pas le revenu principal. Tiens, excuse-moi si tu trouves la question indiscrète : ton capital tourne bien autour d’une vingtaine de taëls d’or ?

— Tu me conseilles de fermer mon bar ?

— Oui, laisse tomber tout ça. Bientôt, j’aurai un poste dans le service de mon père. Les voyages m’épuisent. Je pourrai donc te proposer quelques affaires en cours.

— Quel ordre de profit souhaiterais-tu me demander ?

— C’est comme tu veux. Je crois aux amis.

— Quand pourrait-on commencer ?

— Si l’on prenait encore un peu de bière ?

— Un peu d’alcool, pourquoi pas ?

— Es-tu prêt à sortir la moitié de ton capital ?

— J’aime le risque. Et puis, comme toi, je crois aux amis.

— Parfait. Levons nos verres à nos futurs succès.
Soudain, Tâm ressent une douleur sourde à l’épaule gauche. Quelqu’un le regarde, semble-t-il. D’un œil intense. Il se retourne légèrement. C’est elle. Elle a dû se marier. Tâm vide son verre. Vingt-trois ans mais déjà cinq années d’absence. Plusieurs fois par mois, elle dérangeait ses rêves d’exilé. Le mec assis à ses côtés, bien sapé, sirote un jus de mangue. Hélas, elle m’a reconnu, c’est pourquoi elle ne se retourne plus. Son regard erre maintenant dans le vide.

— S’il ne voulait pas changer de tactique, mon père serait obligé de prendre sa retraite. À un certain âge, on est tous gâteux. Or il est trop orgueilleux pour accepter la vérité.
Les mandarins à la retraite passent leur temps à cultiver des plantes vertes. Ou à s’écharper avec les journalistes de la radio. Ou encore à composer des poèmes. La serveuse décolletée s’approche. Le mec bien sapé sort un paquet de gros billets mais en choisit les plus usés pour payer. Elle se retourne et Tâm arbore un sourire mélancolique. Elle frissonne puis se précipite vers la porte en laissant derrière elle un léger voile de fumée.

— Bon, on va y aller. Je te présenterai à l’un des plus grands patrons.
Le dandy boit une petite gorgée sans finir son verre, à la différence de mon frère Hoàng qui lui, vide le sien cul-sec.

À Hanoi, en cette fin d’automne-là, les garçons étaient plus doux, les filles plus jolies et les bars plus obscurs. Tâm et elle erraient sans but tout l’après-midi. Bien entendu, Tâm fumait tandis qu’elle pleurait, parfois en gémissant parfois en sanglotant.
Le dandy appuie sur la sonnette d’une maison à un étage dont la façade en faux marbre est dissimulée derrière une plante grimpante. Un chien aboie. Le dandy regarde par un trou dans le portail. Pas un véhicule dans la cour. La personne n’est pas là, conclut-il. Tâm, le visage très pâle, l’entend à peine. Elle doit être au court de tennis de Khuc Hao.
À Hanoi, en cette fin d’automne-là, le dernier départ de la main-d’œuvre vers l’Allemagne de l’Est approchait. Autour du Lac de l’Ouest, le soleil colorait l’herbe d’un jaune terne.
« Dans quelques mois tu m’oublieras ».
« Je ne sais pas ».
« Je veux avoir un enfant de toi ».
« Je t’en prie. Tu n’as que dix-huit ans. Les choses passent vite à cet âge-là. Ne pleure pas. »
Pas un bateau. La lumière jaune rendait le ciel encore plus trouble.
« Je t’aime ».
« Pardonne-moi ».
« Je t’attendrai ».
« Mon amour, tu dois comprendre quelque chose : j’ai honte de te promener sur le porte-bagage de ce vélo archi usé et de fumer ces cigarettes de troisième catégorie. Veux-tu rester avec moi seulement par devoir ? ».
« Je t’attendrai ».
« Tu es libre de faire ce que tu veux. Si le destin nous sourit, tant mieux. Mais pour le moment, ne t’enferme pas dans des illusions. Je ne veux pas mentir. Tu constateras toute seule que la distance spatiale et temporelle détruira petit à petit ce qu’on appelle l’amour. »
« Si seulement j’attendais un enfant de toi ».
Des nuages flottants. Un lac bleu. Un vent léger. Tâm fumait sa dernière cigarette.
« Ne cherche pas à m’effrayer. Je ne suis pas coupable. »
Elle a éclaté de rire, d’un rire d’enfant tandis que ses larmes roulaient lentement sur ses fossettes.
« Non, tu n’es pas coupable. Embrasse-moi. Encore… Seulement me voilà un peu inquiète car j’ai du retard… ».
Tâm s’est mordu les lèvres. Elle s’est dressée, le front contre sa poitrine, puis a éclaté en sanglots.
« Sois tranquille. Tu vas partir comme prévu. Rien de grave. Ce n’était qu’une blague ».
De son départ, Tâm a informé ses parents seulement trois jours avant. Le père a grommelé et la mère a gémi. La petite sœur était perdue – elle était trop jeune pour comprendre ce qui leur arrivait. Tâm est allé chercher Hoàng dans le petit bar près de la maison. Son frère aîné buvait seul. Devant lui, un verre à moitié vide faisait contraste avec une table immense. Au début, Hoàng n’a pas compris, puis il a fait une grimace. L’ex-étudiant surdoué de l’Université nationale de Hanoi et chômeur à perpétuité s’est mis en colère.
« Ça veut dire que tu abandonnes tes études ».
« Oui ».
« Pourquoi tu ne m’as rien dit ? ».
« Tu es tellement négatif ».
Hoàng a giflé son petit frère. Le visage renfrogné, la bave à la bouche, Tâm a remis en place son col de chemise.
« Je te prie d’accorder une attention particulière à ma petite amie, a-t-il dit à son grand frère entre deux bouffées de cigarette. Il se peut qu’elle attende un enfant de moi. Si c’est le cas, je te remercie d’aller avec maman voir ses parents. N’oubliez pas de leur apporter une grappe de noix d’arec et des feuilles de bétel. C’est symbolique. Je ne pense pas qu’elle décline nos bons offices. En revanche, si ce n’est pas le cas, ne te fais pas de souci pour elle ».
En silence, Hoàng a vidé son verre.
« Bon, au revoir grand frère. »
« Je prierai Dieu pour qu’il fasse exploser ton avion. Espèce de con. »
Le dandy conduit la moto directement sur le court de tennis. S’y affairent des nouveaux riches en tenues de sport d’une blancheur impeccable. Les uns boivent de la bière, les autres courent derrière la balle. Assis sur les bancs, certains retraités reluquent les cuisses des adolescentes. Le dandy gare la moto puis marche droit vers le bar. Tâm le suit en fumant. De loin, quelques personnes font un signe de main au dandy.

— Deux Coca, s’il vous plaît.
Le dandy boit, l’air grave. Soudain il s’écrie :

— Bonjour Nha.
Une jeune femme quitte le groupe d’hommes gros et chauves massé autour d’elle. Une trentaine d’années. Une beauté distante. Sans doute un fort caractère.

— Je suis passé chez toi tout à l’heure.

— Ah bon ? Depuis quelque temps, je viens ici tous les après-midi.

— Je te présente Tâm.

— Bonjour Monsieur.

— Bonjour Nha. Je te connais. Je suis le petit frère de Hoàng.
Nha sourit. Soudain, son visage hautain s’adoucit.

— Oh, je m’en doutais un peu. Ça fait un bout de temps que tu es rentré, n’est-ce pas ? Il faut que tu viennes à la maison.

— Merci mais je suis très occupé. De plus, Hoàng était parti à Nha Trang pendant un mois et demi.

— Mais il est déjà de retour, non ?

— Oui, tout récemment.
Un porc ventripotent d’une quarantaine d’années arrive, l’air pressé. A la vue de Nha, il lui fait un sourire servile.

— On m’a dit que tu étais déjà partie.

— Merci de dire au chauffeur de m’attendre devant l’entrée.

— Je t’attends, c’est plus simple.
Le type s’en va. À la vue de son gros derrière qui se balance, Tâm se souvient d’avoir eu il y a cinq ans, pour obtenir son passeport, tellement d’ennuis avec ce haut fonctionnaire qu’il a fini par lui donner trois dixièmes de taël d’or.

— Tu voulais me dire quelque chose ? demande la jeune femme au dandy.

— Ce n’est pas urgent, mais j’ai besoin de ton aide.

— On se voit mardi matin, d’accord ?

— Ça marche.
Tâm démarre la moto, avec le dandy assis derrière, sur le porte-bagage. Le soleil estival à son déclin jette une lumière plus tendre sur les arbres.

— Je ne savais pas que tu connaissais Nha. Quelle chance !

— C’est une amie très proche de mon frère Hoàng. Mais je la connais à peine.

— Je suis très surpris.

— De quoi ?

— Du lien entre elle et Hoàng.

— Mais ils sont seulement amis. C’est une grande patronne alors ?

— Une sacrée patronne.
Une jeune fille qui pédale en sens inverse, fait signe à Tâm. Le voilà qui freine après avoir fait un demi-tour spectaculaire avec sa moto.

— Bonjour Thuy, où vas-tu ?

— Qu’est-ce que faisait Hoàng, hier soir ?

— Il jouait aux échecs avec notre vieux voisin.

— Si tu le vois tout à l’heure, merci de lui transmettre ce message : qu’il passe me voir chez moi le plus tôt possible.
Tâm propose de l’accompagner un bout de chemin, mais d’une voix basse elle murmure un « Non, merci ». Le dandy garde le silence. Le destin m’a encore frappé. La voilà de retour dans ma vie.

4

Une rue étroite. Une petite église et quelques buissons. Les habitants sont tous catholiques. Le curé aux yeux chassieux explique l’Evangile en se mouchant. La famille de Tâm fait partie des nouveaux convertis. Sa grand-mère maternelle était chrétienne. Mais sa mère qui tient une mercerie, ne va plus à la messe que le samedi et le dimanche depuis son mariage. Pendant leur enfance, avant chaque repas, Tâm, son frère ainsi que sa sœur, devaient faire le signe de croix tandis que leur mère disait le bénédicité. Mais ce rituel a été abandonné. Quand en 3e, Tâm a été sélectionné pour participer au concours des meilleurs élèves en mathématiques de la ville, sa mère lui a enfilé autour du cou comme porte-bonheur une croix qu’elle avait trouvée dans sa boîte à couture. En apprenant qu’il l’avait ensuite échangée contre des bonbons, elle s’est contentée de le gronder.

Tâm était un petit garçon têtu et fort comme un Turc. Il excellait dans les matières scientifiques tout comme dans les bagarres. À onze ans, il commençait à avoir du duvet sur la lèvre supérieure. À treize ans, dans la chaleur accablante de l’été, il suivait des copains plus âgés pour aller épier, dans une usine de confection, les jeunes ouvrières nues sous leur douche, en se cachant sur le toit en taule de leur salle de bains. Au lycée, il sortait déjà avec plusieurs copines. En 1979, le bac en poche, il a été reçu au concours d’entrée à l’école supérieure de l’économie et du budget. Dieu merci, il lisait beaucoup. Il aimait sa mère, son père, son frère et sa petite sœur, mais à sa façon.

Un soir d’été, les enfants jouaient à cache-cache. L’équipe de Tâm était sur le point de gagner, alors que tous les membres de l’équipe adverse avaient été arrêtés et attachés au pied d’un réverbère, sauf un. Celui-ci était par ailleurs un personnage assez célèbre. À treize ans, ce fils du sacristain de la paroisse fumait la pipe-à-eau, commettait de menus larcins et était surtout capable de cracher à travers ses dents à une distance de cinq pas. Dix ans plus tard, il serait chauffeur de cyclopousse professionnel. Pour le moment, depuis trente minutes il avait disparu tandis que ses camarades, tout comme ses ennemis, soit une vingtaine de petits gaillards, guettaient son retour avec impatience en proférant des jurons. En effet, c’était un grand malin. Un jour, pour libérer ses camarades, il s’était déguisé en fille à l’aide d’un pantalon et d’un chapeau de sa grande sœur. Ce soir-là, sous la lumière écarlate des réverbères, alors que ceux qui étaient chargés de le trouver étaient complètement découragés, il était apparu, tout sourire : « Ce soir il y a un nouveau film chez Machinoimport ». Voilà une information qui valait de l’or pour ces gosses. La société Machinoimport, à deux carrefours de là, projetait souvent à l’intention de son personnel des films qu’on ne trouvait pas dans les salles ordinaires et qui comptaient un grand nombre de cadavres ou de scènes de cul. Dans les années 1970 pures et dures, les écrans de la capitale communiste n’étaient pas encore envahis par des corps féminins pulpeux et Bruce Lee.

Tâm a pris ses jambes à son cou pour informer Hoàng de cette superbe nouvelle. Son frère lisait alors Pierre Le Grand. Le père était parti pour une soirée de cartes chinoises tandis que la mère faisait la lessive dans la cour. Tâm a murmuré dans l’oreille de Hoàng et celui-ci a laissé tomber les batailles navales du tsar pour le septième art. Puis la bande a pris la route pour se lancer dans une véritable aventure. En bons petits soldats, ils partaient déterminés à pénétrer à l’intérieur de Machinoimport en grimpant sur le mur de derrière, de deux mètres de haut. Une fois dedans, ils auraient eu accès direct à la partie des toilettes publiques réservée aux hommes. Il leur aurait alors été facile de se mêler aux messieurs qui venaient de se soulager avant de se glisser dans les sièges du dernier rang de l’amphi. Cette ruse, testée à maintes reprises, s’était déjà avérée excellente, à condition de respecter quelques règles, par exemple celle de ne pas y aller torse nu. Le fils du sacristain a donc porté Tâm sur ses épaules pour que celui-ci s’installe sur le mur puis aide au fur et à mesure ses camarades à passer. Soudain, deux faisceaux lumineux l’ont surpris : « Petits diables ! Descendez tout de suite. ». Coups de bâton puis hurlements de douleur ont suivi. La bande a répondu par une pluie de cailloux avant de prendre la fuite.
Mais un western made in RDA était trop magique pour que les gosses s’avouent vaincus. Munis de leurs billets, des gens civilisés étaient déjà tous entrés. Sous la direction de Tâm, ils ont cogné le portail d’entrée dont les charnières, aussi grosses qu’un bras d’adulte, ont fini par céder. Brusquement, les portes se sont ouvertes. De l’intérieur, se sont précipités deux gardiens et de nouveau les gosses ont détalé. Cela trois fois de suite.
Au début, Hoàng n’a pas participé aux combats. De manière générale, il faisait rarement partie de la bande des « petits diables », sauf lorsqu’on lui demandait de les « civiliser ». Il parlait bien et représentait la plus grande fierté des gamins de la paroisse lors des remises de prix au collège. Ces petits catholiques se sentaient victimes d’une certaine discrimination de la part des enseignants de l’école socialiste, convaincus, sans avoir tout à fait tort d’ailleurs, que la religion était une forme de drogue.
Au quatrième assaut de ses copains, Hoàng s’est laissé tenter par l’atmosphère. Comme toujours, lorsque les deux gardiens sont sortis, les cogneurs n’étaient plus là, comme s’ils s’étaient volatilisés, sauf Hoàng qui n’a pas couru assez vite. Il a soudain senti quelqu’un le saisir par les bras. Il a gesticulé dans tous les sens avant de se trouver prisonnier de deux filles d’à peu près son âge. Ces deux sœurs et leur petit frère n’ayant que deux billets, n’avaient pas pu entrer et avaient décidé de livrer aux gardiens Hoàng, un des « petits diables », pour obtenir une faveur : celle de regarder le film avec leur frangin. « Messieurs, s’il vous plaît, c’est ce petit voyou qui a enfoncé vos portes », s’est écriée l’aînée d’une voix sauvage.
L’un des gardiens, après avoir attaché Hoàng avec une corde, l’a conduit dans une grande pièce, qui dégageait une très forte odeur d’huile de graissage. Alors que l’adolescent essayait péniblement de retenir un sanglot, ses deux geôliers dégustaient un jus de citron. Au dessus d’eux, le ventilateur gémissait. La gorge en feu, la peur au ventre, Hoàng transpirait dès le début de l’interrogatoire : « Quelle est ton adresse ? Dans quelle école vas-tu ? ». Puis les larmes ont jailli de ses yeux lorsqu’on lui a lancé : « On va t’envoyer chez les policiers » avant de lui tendre une feuille de papier et un stylo : « Tu fais maintenant ton autocritique par écrit ». Hoàng avait une belle écriture. Les gardiens ont lu son autocritique entremêlée de remords sincères avec une légère inclinaison de tête. « Veux-tu un jus de citron ? », a demandé l’un d’eux. Une demi-heure plus tard, Hoàng était libéré. Au lieu de rentrer chez lui, il est allé s’assoir au bord du Petit Lac. Longuement, son esprit a erré sur la surface presque noire de l’eau, trouée par quelques reflets de réverbère.
Cette nuit-là, le garçon de treize ans s’est vu condamné sur la croix du Doute. Plus tard, à chaque coup dur de la vie, il se souviendrait de cette terrible soirée d’enfance.

5

Hoàng appuie sur la sonnette de la maison à un étage et à la façade en faux marbre. La plante grimpante ne donne pas encore de fleurs. La vieille nounou, après avoir ouvert la porte, court de nouveau dans la cuisine qui dégage une odeur d’omelette brûlée. Hoàng traverse la petite cour puis pousse une porte. Assise seule dans le séjour, Nha se trouve devant un tas de papiers couverts de chiffres mystérieux, posé à côté d’une calculatrice Casio.

— Il reste une bouteille d’Ararat entamée, dit-elle sans lever la tête.

— L’autre jour, à Nha Trang, j’ai eu la chance de tomber sur la moitié d’une bouteille de Martell, dit Hoàng avec nostalgie.

— On ira un jour rue des Voiles acheter une bouteille entière.

— Je t’en prie.
Alors que Nha sourit, Hoàng va chercher la bouteille d’Ararat posée sur l’étagère avant d’allumer le lecteur de vidéo. À la vue de David Chiang, il fait stop puis appuie sur le bouton du magnétophone. Musique douce. Paul Mauriat.

— Donne-moi un demi-verre, dit Nha.

— Tu fumes trop.

— J’ai beaucoup de travail. Je ne fais pas attention.

— Nha Trang est une ville qui suinte l’ennui.

— Tu t’es encore disputé avec elle ?
Hoàng boit une gorgée, puis une deuxième. Nha et lui se sont rencontrés à l’université. Ils étaient de la même promotion sans être dans le même département. Elle était étudiante en français. Très vite amis, ils sont devenus inséparables. Soudain, une petite fille potelée entre en pleurant : « Aime plus manger. Aime plus manger ». Les larmes roulent sur ses deux joues rebondies. « Veux casse la tête. Veux casse la tête », dit-elle. Puis tout en frappant légèrement sa petite tête contre la porte, elle observe Nha du coin de ses prunelles. Mais en croisant le regard sévère de sa mère, elle cesse de pleurnicher. Hoàng l’assoit sur ses genoux.

— Ma petite chérie, tu ne m’as pas dit bonjour.

— Bonjour tonton, dit la petite avant d’éclater en sanglots.

— Calme-toi, mon cœur. À ce rythme, bientôt tu menaceras tes petits copains de te suicider avec des somnifères.
La petite frotte sa tête contre le cou de Hoàng. Elle n’a pas de père et porte le nom de sa mère. Lorsque celle-ci était absente trois mois de Hanoi, elle a dormi pendant tout ce temps-là avec « tonton » dans son lit. Hoàng est soudain tenaillé par la faim tandis que la petite joue avec ses cheveux. Elle ne connaîtra jamais son père, bien que ce dernier soit venu à plusieurs reprises s’agenouiller devant Nha. Son amie a un caractère féroce que lui-même craint secrètement.

— C’est fini [2].

— Tu es sur une nouvelle affaire ?

— Oui, mais elle n’est pas très importante.
Nha prend la bouteille et remplit son verre à moitié. Elle a très peu d’attirance pour l’alcool mais fume cigarette sur cigarette. Et uniquement des Dunhill rouges ou des Marlboro. Hoàng se mordille les ongles, geste qu’il fait souvent quand il boit sans amuse-gueule. Une fois, elle s’est soûlée avec lui. Enceinte de trois mois, elle venait de se faire larguer par le futur papa. Hoàng savait qu’il existait une quantité de gens à double visage, mais l’histoire de Nha a dépassé toute son imagination. Son amoureux était un de ses professeurs. Visage beau et sensible. Lunettes d’intellectuel. Regard franc. Colères mesurées et justes. Talents multiples. Excellent orateur. Et surtout comédien extrêmement doué. Mais une ou deux fois Hoàng avait senti quelque chose d’artificiel chez ce personnage. À vrai dire, c’était un de ses amis très proches qui le lui avait fait remarquer. Ce poète maudit était allergique à tout ce qui était faux. C’est pourquoi tu es maintenant au paradis. Voilà bientôt trois ans que tu as disparu. À l’époque, il était impossible pour eux de faire quoi que ce soit pour Nha. Elle était amoureuse. Et puis, malgré son intelligence, elle n’avait pas assez vécu pour reconnaître l’imposture, d’autant que celle-ci était d’une supériorité rare.

Cet après-midi d’hiver, sous un ciel trouble et un léger crachin, vêtue d’un grand manteau allemand à la mode dans ces années-là, le visage pâle, Nha est venue dire à Hoàng de l’accompagner dans un café. Il avait depuis quelques jours de l’argent, pas mal d’argent – ayant reçu de son frère Tâm un vélo Mifa made in RDA. Ils sont allés dans un petit bar où il a commandé, comme d’habitude, un café pour Nha, un verre d’alcool de riz pour lui-même et un paquet de 555 pour eux deux. À l’époque, la jeune femme commençait tout juste à fumer. Elle s’est mise à parler entre deux hoquets. Il avait décroché un voyage aux Pays-Bas, et cela grâce à son talent de comédien exercé auprès d’une jeune fille dont le papa était très bien placé. C’était la mode du jour. Les nouveaux mandarins aimaient marier leurs filles aux jeunes lettrés. Il m’avait donc sacrifiée contre ce séjour à l’étranger, contre sa carrière. Il ne savait pas que celle-ci était aussi une de mes premières préoccupations. Pour elle, j’aurais tout sacrifié. Mais jamais mon amour.
Hoàng buvait machinalement. Il avait rêvé d’aimer passionnément un jour quelqu’un. Que j’ai été bête. Il est resté à regarder pendant un long moment les doigts de son amie qui s’était rongé l’ongle de l’index jusqu’au sang. Quel salaud. Il m’avait dit d’aller me faire avorter dans une clinique [3]. Jamais de la vie. J’accoucherai. Hoàng buvait. « Je vais le voir » a-t-il dit d’une voix basse. « Non, je t’interdis, Hoàng ». Ce soir-là, Nha était tellement ivre qu’elle était restée dormir chez les parents de Hoàng, en partageant le lit avec sa sœur.

— Thuy connaît-elle ses résultats d’examen ?

— Ils ne doivent pas être mauvais. Intelligente comme elle est…

— Peux-tu moins boire en sa présence ?

— Je te jure devant Dieu que je sens le lait frais et les vitamines chaque fois que je sors avec elle.

— Ne plaisante pas. Passe-moi la petite sinon tu auras les bras cassés.

Après avoir couché sa fille, Nha revient allumer une cigarette. La musique s’est arrêtée. Avant d’aller à la maternité, Hoàng et elle étaient restés assis longtemps, l’un à côté de l’autre, dans le silence. Ensuite, il avait fumé cigarette sur cigarette, alors que son amie était en travail. Dans le couloir, d’autres hommes attendaient avec angoisse. Tous rêvaient d’avoir un fils. Son voisin, âgé de vingt-huit ans, bougeait sans arrêt, tellement impatient. Héritier attitré d’un clan important, il était déjà père de trois filles. Inquiète, la mère de Nha tournait en rond dans le couloir. Lors de son unique accouchement, son mari était absent. Haut fonctionnaire du Ministère des affaires étrangères, il était à l’époque en poste à Moscou. L’après-midi où Nha est née, le jeune diplomate était ivre, la tête contre les cuisses d’une jeune Russe, dans son appartement rempli de bouteilles vides. Nha a accouché au forceps. À la vue de son amie sortant de la salle de travail, Hoàng a pleuré tout comme son voisin. Des gens se sont alors mis à consoler les deux pères de leur peine d’avoir des filles. Quelques mois auparavant, Hoàng et Nha sont allés au comité populaire du quartier pour déclarer leur mariage. Dans ces années-là, il fallait remplir trois kilos de papier pour permettre à un enfant d’accéder au statut de citoyen. Nha a voulu que sa fille entre dans la vie comme les autres. Seulement, sur l’acte de naissance, la petite porte le nom de sa mère.

— Tu connais ce copain de Tâm ?

— Un peu. Ils sont, je crois, très proches.

— Ils sont venus tout à l’heure. Tâm est un type très bien.

— Je ne te comprends pas.

— Tu n’es pas businessman.

Après ce premier échec sentimental, Nha s’est lancée dans les affaires. Hoàng s’est vu confier une première mission. Du comité populaire où ils ont fait la démarche pour le mariage civil, Nha l’a amené directement chez son père. Celui-ci, chef d’un département du ministère des affaires étrangères, n’avait pas osé divorcer de la mère de Nha pour des raisons politiques.

— Papa, tu sais comme moi que vu ton rang, aux yeux de la société, tu ne peux pas avoir une fille mal élevée. Dans quatre mois, j’accoucherai. Il n’y a pas eu de fête mais un acte de mariage en bonne et due forme. Sois tranquille, tu peux, si tu le veux, le ranger avec soin parmi tes papiers. En contrepartie, tu me donneras ta moto Cub et cinq taëls d’or. Ce sera le premier et dernier contrat entre toi et moi.

— Sur quels critères ce contrat a-t-il été établi ?

— Quatre-vingts pour cent sur le rapport social que nous avons entre nous : par exemple, le fait que je t’appelle papa, ou le fait que mon nom figure dans ton curriculum vitae… Et les vingt pour cent qui restent ont été calculés selon ce qu’on appelle le sentiment. Il est vrai que le rapport de force t’est défavorable. Mais tout compte fait, ce contrat est très équilibré, fifty-fifty.
Le pacte, vite signé, a permis à Nha de constituer son capital.

— Hoàng, trouves-tu que Tâm a beaucoup changé ?

— Un peu. En général, à partir de l’âge de vingt-trois ans, l’être humain ne peut plus beaucoup changer.

— As-tu fini la bouteille ?

— Je crois que je débute un cancer du foie.

— On va manger un peu quand même.
La vieille nounou apporte un plateau. Elle vit avec Nha et sa fille depuis que celle-ci a un an. Dix jours après la mort de sa mère, la jeune femme a fait venir cette vieille fille, une de ses cousines éloignées de la branche maternelle. Elle avait, paraît-il, été fiancée mais l’autre famille avait rompu les accordailles. Bref, c’était un modèle classique sous le régime féodal. La vieille nounou fait mal la cuisine mais elle lève souvent le coude. Quand elle est saoule, elle se met à chanter. Alors que Nha sort du frigidaire une canette de Heineken, Hoàng avale un gros morceau de jambon. Sa gourmandise, tout comme celle de sa propre fille, amuse souvent Nha. Elle a vu comment sa mère, de son vivant, manifestait son affection pour Hoàng, déclarant avec joie que la petite lui ressemblait. La pauvre femme était par ailleurs convaincue que le rapport étrange entre Nha et Hoàng faisait partie des coquetteries de sa fille, qu’elle aimait et craignait à la fois. Autrefois, grâce à une beauté exceptionnelle, cette jeune villageoise, gauche et illettrée, avait pu séduire un jeune étudiant de l’Institut des relations internationales. Leur union a illustré l’alliance inéluctable entre intellectuels et paysans. Mais très vite, la faucille a cassé la plume. Quand le haut fonctionnaire des affaires étrangères a compris la vérité, il était déjà trop tard. Pour réparer l’erreur de sa vie, il s’est mis à choisir ses maîtresses uniquement parmi les femmes qui étaient capables de parler au moins deux langues étrangères.

— Le dandy a proposé à Tâm de reprendre plusieurs affaires au Sud. Depuis quelque temps, j’ai décidé moi aussi de cesser mes activités là-bas. Mon équipe « aérienne » a par ailleurs connu de grands changements sur le plan humain.

— Et Tâm ?

— Son capital est un peu mince. Mais s’il sait se débrouiller, ce sera possible. Un de mes amis qui l’a connu en Allemagne, a dit beaucoup de bien sur lui. Il est déterminé et capable de prendre des risques, deux qualités que vénèrent Honda et Henry Ford.

Vers la fin de l’année 1984, Nha a retrouvé Hoàng à Cholon, non pas par hasard. Celui-ci errait dans ce Chinatown de Saigon, en quête de travail. Ses ambitions à l’université n’ont pas survécu à la dure réalité. Il doutait de tout et passait son temps à lire des ouvrages sur le zen. Nombre de lettrés cherchent à matérialiser leur savoir. Autrement dit, le savoir est pour eux un moyen de s’enrichir. Pour Hoàng, il est simplement ce que les autres connaissent mais qu’il ignore. Appel silencieux de Dieu, il adoucit la douleur des cœurs trop sensibles. Par l’intermédiaire d’une ancienne connaissance, Nha avait repéré l’endroit où se trouvait Hoàng. Accompagnée d’un ami étranger, elle a pleuré à la vue du jeune homme. Maigre, le teint foncé, Hoàng semblait avoir perdu cette finesse d’esprit qui le caractérisait. Sa voix trahissait une certaine amertume.
Après leurs retrouvailles, Hoàng est reparti à Hanoi, porteur de deux valises de Nha remplies de montres dont la vente de trois rapporterait un bénéfice équivalent à un dixième de taël d’or. Dès son retour, Nha lui a conseillé de chercher un travail. Après quelque hésitation, vers juillet 1985, sous la protection de son amie, le voilà engagé par une compagnie publique de commerce intérieur assez importante. À cette époque, le régime à la fois bureaucratique et conservateur avait montré au grand jour son visage inhumain. Il confisquait les biens des entrepreneurs privés et masquait son impéritie gestionnaire par de continuels changements de monnaie. L’inflation galopante éreintait déjà les petits fonctionnaires misérables. Six semaines après la promulgation de la loi autorisant la circulation de la nouvelle monnaie, Nha a vu son capital s’élever à une dizaine de millions de dongs. L’hiver suivant, l’ancien Roméo est rentré des Pays- Bas, titulaire d’un doctorat et accompagné d’un container d’une valeur de cinq mille dollars, soit un trentième du total des biens de Nha. Par l’intermédiaire de Hoàng, il a pu venir voir la mère de sa fille. L’entrevue a duré quatorze minutes pile. De la pièce voisine, Hoàng a entendu l’homme discourir pendant neuf minutes. Après un silence de deux minutes, Nha a parlé les trois dernières minutes. Enfin, le professeur est sorti, le visage aussi transparent que ses lunettes. Sans prendre congé, il s’est précipité vers la grande porte. D’une voix glaciale, Nha a dit à Hoàng de rentrer chez lui. Le lendemain, au soir, elle est venue lui proposer de l’accompagner dans le café où ils étaient venus trois ans auparavant. À la fin de la soirée, elle lui a dit : « Sais-tu que les seuls biens que je possède dans la vie, c’est ma fille et toi ? »

À Noël de cette année-là, Hoàng a reçu un baiser de la petite sœur de son meilleur ami.

P.-S.

En médaillon : Nguyen Viet Ha © Do Kh.

Notes

[1En français dans le texte.

[2En français dans le texte.

[3En français dans le texte.

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