Arrigo Boito (1842-1918) est surtout connu pour avoir écrit les livrets des derniers opéras de Verdi, Otello et Falstaff, et pour avoir composé un Mefistofele. On sait moins qu’il fut poète : il publia, en 1877, un Livre des vers [1], où sont exposées ses conceptions dualistes, manichéennes de l’homme – au sens gnostique du terme. Le polémiste baudelairien, qui en avait appelé au siècle à venir comme à celui de la nouveauté triomphante, donna ainsi naissance au pessimisme décadent. Quant aux récits qui composent ce volume, ils parurent en revue entre 1867 et 1874, dans l’éphémère effervescence de la scapigliatura, la bohème milanaise. L’auteur souhaitait les rassembler sous le titre d’Idées fixes – Idee fisse, suivi de l’épigraphe dantesque Troppo fisse (Purgatoire, XXXII-9) –, de Cauchemars (Incubi) ou de Récits en prose (Prose di romanzo). D’autres contes devaient s’y joindre qui sont restés à l’état de projet ou n’ont pas été redécouverts à ce jour. Cette édition réunit donc, en l’état actuel des choses, l’ensemble de ses nouvelles. Nous en avons écarté La musica in piazza, texte qui apparaît dans la plupart des éditions italiennes comme une œuvre de critique musicale. Le titre d’Idées fixes, trop fixes est si fidèle à ses personnages que nous l’avons choisi sans trop d’hésitation. Ces âmes en purgatoire, prisonnières d’une pensée obsessionnelle, pénible et destructrice, que seul un écrivain peut alors approcher de si près, Freud les réunira, un demi-siècle plus tard, sous une même structure névrotique, la plus propre sans doute à éclairer ses théories [2]. Mais la richesse symbolique de ces récits est telle – références alchimiques et hermétiques, attention aux nombres et aux signes – qu’on peut les lire aussi dans une perspective jungienne.
Dans Le Fou noir, un blanc Européen et un noir Américain s’affrontent autour d’un échiquier. L’un représente « l’ubiquité ordonnée », « la science et le calcul », l’autre « l’unité confuse », « l’inspiration et le hasard », comme, plus tard, les deux héros du Trapèze. Le fou noir se brise, est aussitôt recollé avec de la cire à cacheter rouge. Il devient « l’idée fixe » de l’un et la hantise de l’autre – qui « l’oublie » au point d’en faire la pièce qui le mettra en échec. Le gentleman au « jeu ouvert et sain » qui, au début de la nouvelle, avait tiré un coup de pistolet pour impressionner l’auditoire, répète son geste, fatal cette fois, redoublant sa défaite inattendue d’un inapaisable remords. Il a révélé son âme noire, irrationnelle et violente. Son obsession, elle, s’est simplement déplacée.
En 1865, Arrigo Boito exalte la poésie hugolienne : « Je vois encore ici cette statue ou ce rêve : le cheval fantôme traverse éperdument les champs des astres, la courbe de ses jambes dessine une furieuse traînée d’arcs-boutants formidables ; le vide céleste est derrière. Il y a un homme idéal sur la croupe du coursier terrible ; la lutte est entre eux, aérienne, farouche, prodigieuse. [3] » Deux ans plus tard, dans l’ouverture d’Iberia, les mêmes mots décrivent les trois premiers chevaux de l’Apocalypse [4]. La figure centrale de don Sancho, vieux roi sans couronne, a compensé son impuissance effective par une toute puissance de la pensée. Suivant l’inspiration gnostique, il donne au créateur des attributs lucifériens : « Dieu est l’orgueil éternel qui régit la vie de l’Univers. » Accompagné d’incessants passages du passé au présent, du tutoiement au vouvoiement, le ton du récit est donné, jouant des doubles sens, sous une apparente profession de foi « catholique et monarchique ».
Le caractère démoniaque du vieillard réapparaît par signes. Le terme spaldo qui désigne les murail-les de son château est utilisé par Dante pour les remparts de Dité, la ville des quatre derniers cercles de l’Enfer (chant IX-133). Sentant sa mort venir, don Sancho se confesse à l’abîme profond, « il mugit vers le précipice ». Son testament moral énonce sept vertus, choisies parmi les attributs de sept rois des Asturies, de Léon, de Castille, en lieu et place des vertus chrétiennes. Sa petite-fille Elisenda, l’héritière de Sang-Real – variante de San Greal, autrement dit Graal – est amenée à épouser son cousin Estebano, le huitième roi. Cette situation fait écho à l’Apocalypse : « Et la bête qui était et n’est plus est elle-même un huitième [roi] ; et elle est des sept, et elle va à sa perte. [5] »
Fidèles à leurs destins, les deux héritiers s’unissent au cours d’« une bizarre cérémonie », dans un « oratoire aux murs octogonaux » : selon le Nouveau Testament, la Résurrection du Christ et le début de l’ère nouvelle ont lieu le huitième jour. Au pied du cierge un serpent est enroulé sur lui-même, symbole
de circularité dans l’opus alchimique. Des fragments de poésie latine se mêlent en un parfait syncrétisme uchronique à des instants de liturgie chrétienne
– certains d’eux sont cités dans le Purgatoire de Dante.
Le désir condamne les deux amants sans qu’ils aient réalisé les fantasmes de gloire de don Sancho. Le récit, intemporel jusque-là, semble alors frappé d’incohérence. Mais le brusque retour d’une chronologie flottante – toutes les dates énoncées sont fausses [6] – paraît vouloir nier la nécessité révolutionnaire au profit d’une conception cyclique du temps. Les rois sont morts d’eux-mêmes, l’Histoire ne peut rien faire de plus.
Le Poing fermé est bâti sur une structure close, de récit dans le récit. Un médecin se rend en Pologne où il rencontre un mendiant malade de la plique.
La main de ce dernier s’est refermée sur un florin rouge, tombé du poing d’un usurier, également fermé jusque-là. Ce dernier en avait eu « besoin » pour compléter sa fortune qui, tous les dix ans, était multipliée par dix. À cinquante ans – un nombre symbolisant la durée de la vie dans la pensée hermétique –, cette pièce manquante l’empêche de réaliser son désir. Dès lors l’obsession se déplace de la somme qu’il veut atteindre à ce poing qu’il veut ouvrir, devrait-il se ruiner. Le mendiant meurt au terme de son récit. De nouveau seul, le médecin constate que le poing du mort est vide, accréditant ainsi le caractère psychologique – et non surnaturel – de cette étrange malédiction.
Nouvelle inachevée – mais pouvait-il en être autrement ? –, Le Trapèze est aussi la plus riche et la plus moderne. Nous sommes en présence d’un autodiagnostic, pour reprendre le mot de Carlo Dossi [7], et la complaisance du narrateur évoque certains héros de Melville ou de Dostoïevski.
Yao fuit la Chine ravagée par la disette. Il est le fils d’une veuve impuissante à les nourrir. Elle cultive trois jardins, ne retire que trois mesures de grains du grenier – elle y plonge quatre fois l’instrument –, s’absente trois jours et ne confie à son fils que trois des Quatre livres de la sagesse confucéenne. Elle ne peut atteindre la plénitude du quatre, la « totalité du créé et du révélé ».
Désespérée, elle vend sans le savoir Yao à un jin-mou, que l’auteur définit comme un marchand d’esclaves. Le mot chinois, qu’on peut traduire par « pasteur d’hommes », doit être entendu, d’après le sinologue Pauthier, comme « prince qui dirige les hommes ». Mais c’est aussi, littéralement, le poimandrès grec, personnage divin du Corpus Hermeticum, ouvrage de référence de la pensée gnostique : « Je suis Poimandrès, le Noûs de la Souveraineté absolue. Je sais ce que tu veux et je suis avec toi partout. [8] »
Yao, devons-nous préciser, est le nom d’un ancien empereur chinois : « Il n’y a que Yao qui pouvait imiter ainsi le ciel. [9] » Mais c’est aussi le nom porté par une ethnie du sud de la Chine, dont les membres se font parfois appeler Meng (personne), comme le disciple zélé (Meng-pen) auquel s’adresse le narrateur. Cette ethnie se considérait comme descendante du chien, ce qui renvoie de toute évidence à des représentations totémiques. Dans la Chine du Sud et de l’Est, le chien était considéré comme dispensateur de nourriture.
Un sampan à six rames emmène Yao plongé dans un sommeil dantesque. Le six est le chiffre même de l’ambivalence : il réunit deux complexes d’activités ternaires. C’est le nombre de l’épreuve entre le bien et le mal. La barque descend le fleuve Jaune, symbole de la fertilité. Fait rare dans la littérature italienne, la traversée d’un océan nous apparaît d’emblée comme un voyage initiatique.
Au lieu des gourmandises qu’il s’attendait à y trouver, Yao découvre dans la cale du bateau une cargaison d’esclaves. Il reçoit un coup de fouet qui « l’apaise », de scuriada en fait, une lanière de cuir que Dante met entre les mains d’un démon (Enfer, XVIII, 64-65). Comme Le Poing fermé, ce coup devient la marque du diable – un signum diaboli. Le rapport entre Yao et le pasteur d’hommes est pareil à celui de Faust et Méphistophélès : cession de l’âme, damnation, en échange d’une connaissance supérieure. Yao a oublié ce qui se passe ensuite, mais ne manque pas de le préciser. À califourchon sur la vergue du mât de misaine, il rencontre Ramàr, un jeune Tsigane. Ce dernier « éclate d’un rire sonore » en découvrant la natte de Yao. Blessé, le jeune Chinois décrit ainsi cette « queue » (coda) : « [Elle] commençait à devenir très belle et s’échappait de mon béret. Elle pendait, longue et solennelle, du sommet de mon crâne. » La symbolique est claire : impossibilité du désir, homosexualité latente, hypersensibilité pathologique et masochisme moral
– sa « queue » est à la fois objet d’exhibition et de dérision.
Pour vaincre sa solitude, Yao se livre à un étrange « exploit » : il tue un oiseau jaune, un thème déjà présent dans Iberia. Il obtient l’approbation de l’homme aux cheveux rouges, le futur directeur du cirque de Lima, et reçoit, comme Judas, une pièce d’argent pour récompense. Dans Le Dit du vieux marin de Samuel Coleridge, l’oiseau assassiné prend la place de la croix que le tueur porte à son cou.
Débarqué à Lima, il devient trapéziste. Dans les écrits apocryphes de Pierre, Simon le Mage, père supposé de la gnose, meurt de ne savoir voler. Le trapèze, lui, permet de réaliser cette expérience surhumaine sans devoir en supporter les conséquences tragiques. Yao assigne à l’objet une hauteur de deux cent quinze pieds : le chiffre huit qui est donné par la somme théosophique de ce nombre est le symbole gnostique de l’Éon futur. Mais le trapèze est surtout la figure de l’imperfection géométrique, de l’inaccomplissement.
Ambra vole la vedette à Yao par un nouveau numéro avec Ramàr. Yao rumine sa jalousie dans l’évocation des cercles vertigineux que le couple décrit sur la piste. Après la chute, il est assiégé de pensées sadiques, qu’il écarte en renversant la pulsion en son contraire : il sauve celle dont il désire la mort.
Au début du récit, Yao a fait le lien entre son brusque mutisme et l’obsession du trapèze – qui en est, écrit-il avec lucidité, le « déclencheur » et non la « cause » –, mais aussi avec une maladie du sang
– « une confusion de [ses] esprits vitaux ». L’association vie-sang se change en ressort de l’intrigue quand il doit cicatriser la blessure d’Ambra. Ramàr le surprend en train de sucer le sang de la jeune fille et l’accuse d’être un vampire – un mort vivant ? Cette gourmandise est aussi le déplacement d’un désir impossible, puisqu’il ne peut avoir que la mort pour objet. À son réveil, Ambra, trompée par la « queue » de Yao, le prend aussitôt pour une femme.
Le jeune Chinois s’isole alors des autres hommes et se lie « d’amitié » avec cinq chiens. Il y en a six en fait, mais il n’aime pas le dernier, un « toutou chinois » qui est le favori de la jeune Andalouse. Yao soigne les pieds d’Ambra. Vêtue de pourpre, elle est assimilée à la prostituée de l’Apocalypse. Ses ongles ressemblent à des « griffes », ils reflètent les « expressions » de son visage. À l’arrivée de Ramàr, le chien Jin (humanité) se montre très agressif. Le Tsigane tend alors un piège à Yao pour empoisonner la bête. Peu après, ce dernier dévore Niño (l’enfant), le « toutou chinois » adopté par Ambra. « La vengeance, précise-t-il aussitôt, fut le prétexte de la gourmandise. » Il coupe court au sourire de son disciple. Sur le texte imprimé par la Rivista minima, Boito complète les propos de Yao : « Mais prête attention à ces mots du philosophe : “Tout homme qui dit : Je sais distinguer les mobiles des actions humaines présume trop de sa science.” » La citation de Confucius se poursuit ainsi : « Entraîné par son orgueil, il tombe bientôt dans mille pièges, dans mille filets qu’il ne sait pas éviter. [10] » Vengeance et gourmandise sont donc irrecevables, la première n’étant qu’une surenchère masochiste pour devenir le maître de sa propre souffrance. Incapable de rendre l’agressivité dont il est l’objet sinon en s’affichant comme un « mangeur de chiens », Yao est prêt à découvrir qu’il s’est changé en esclave.
Plusieurs fragments et esquisses ont été retrouvés en prolongement du texte. La « catastrophe » finale devient le lieu de l’interrogation : « À corriger et à finir : la catastrophe ne doit pas être la conséquence d’une violente passion (mon Chinois est toujours calme, et quand il ne l’est pas, il se corrige), mais celle d’un danger supposé, réciproquement imaginé par les deux. » Une autre catastrophe devait la précéder, « feinte » celle-là, sans qu’on puisse établir en quoi elle devait consister. Le névrosé, nous l’avons dit, est une âme en purgatoire qui fantasme sur l’enfer. La tragédie lui reste inaccessible. Enroulé sur lui-même, il s’épuise en vaines ruminations. « [Il] s’est forgé de [ses] mains l’instrument de [sa] torture », comme l’écrivait Boito à propos de Nerone, son deuxième opéra resté inachevé. Yao le dit fort bien : « Je me refusais catégoriquement à interroger les autres sur toutes ces choses graves et incomprises ; je voulais faire mon enquête, induire, déduire, tout découvrir par moi-même. Ce système était sans doute le meilleur pour ne rien comprendre, et le plus lent pour aller au fond des mystères qui m’agitaient. »
Olivier Favier