Les Balkans sont un domaine mystérieux et les représentations que nous nous en faisons sont encore souvent empreintes de fantasmes littéraires et de clichés médiatiques. Le discours des "haines ancestrales" a pris le pas sur la simple réalité de la Péninsule. De Ljubljana à Skopje il n’ y a que 1000 kilomètres mais il faut plus de trois jours en voiture pour rejoindre les deux capitales en traversant des pays très différents les uns des autres.
Aujourd’hui, peu de voyageurs osent s’aventurer dans ces contrées. Le Ministère des Affaires étrangères français, dans ces "conseils aux voyageurs", n’hésite pas à les en dissuader. Pour la Croatie, "la prudence est nécessaire en Slavonie orientale, en raison de la présence de nombreuses mines". Il est "recommandé aux voyageurs qui se rendraient en Bosnie de l’est d’être prudents et discrets, et, dans la mesure du possible de signaler leur déplacement à l’Ambassade de France". La Yougoslavie actuelle (Serbie-Monténégro) est "formellement déconseillée jusqu’à nouvel ordre". La Macédoine semble plus clémente, alors que l’Albanie est présentée comme un nouveau Far West de l’Est avec ses bandits "qui rançonnent les voyageurs", ses "enlèvements de jeunes femmes et d’enfants". "Seule la route Tirana-Durres reste à peu près sûre pendant la journée". Méfiance aussi pour la Bulgarie et la Roumanie où "les routes secondaires la nuit sont déconseillées". Les Balkans, domaine inconnu, sont presque aussi effrayants dans l’imaginaire collectif que le Caucase.
Les Balkans, au carrefour de l’Orient et de l’Occident, se trouvent depuis longtemps sur la route principale entre ces deux mondes, et de nombreux voyageurs français, du XVIIIe au XXe siècle, s’y sont rendus et ont écrit des récits de leurs voyages. La vision qu’ils proposent est éloignée de celle qu’on a, aujourd’hui. Ainsi Charles Yriarte, dans son livre Les Bords de l’Adriatique et du Monténégro, publié en 1878, traçait à grands traits l’itinéraire auquel il conviait le lecteur : "Il abordera des côtes plus lointaines et des pays plus mystérieux mais il n’aura jamais visité de rives plus fertiles d’événements, des villes plus fécondes pour l’histoire de l’art, ni trouvé des traces plus évidentes du génie de l’homme, de sa turbulence et de son ambition. Cette fois je vais déchirer le voile et percer la brume qui me cache ses rives. Nous sommes convaincu que ce voyage reste encore à écrire : voyage vivant, exact, renseigné."
Au XVIIe siècle ce sont surtout les relations de voyage qui tiennent la première place. Un siècle plus tard, Montesquieu, l’abbé Prévost, Voltaire et Rousseau parlent longuement de ces pays, suivis par les diplomates, puis durant les guerres balkaniques par les premiers journalistes comme Albert Londres.
La plupart de ces pays sombrèrent dans l’oubli après la Seconde guerre mondiale lorsqu’ils tombèrent sous le joug soviétique. La péninsule entrait, pour presque un demi-siècle, dans le silence.
Voici l’histoire d’une traversée dans des lieux hors normes, perdus et insoupçonnés.
Paris, Gare de l’Est - Genève - Ljubljana (Slovénie) TGV jusqu’à Genève pour rejoindre l’Orient Express qui en une nuit et une demi journée rejoint la capitale de Croatie. Peu de monde dans ce train de nuit, sinon quelques familles nombreuses, avec paquets. Le train est croate et la personne chargée des wagons-lits parle plusieurs langues. Il vous propose aussitôt une bière ou un café. La conversation s’engage. Il vient d’une petite île de Croatie et voulait voyager. Plus on avance vers l’est et plus le convoi devient lent. Gares de nuits désertes, voyageurs sortant et rentrant, chuchotements. Entre rêve et réalité… bruits de freins, lampe de poche du steward, briquet qu’on allume. Puis la première douane au petit matin, les douaniers italiens qui vérifient les papiers lentement suivis par les Slovènes qui prennent le temps, retournent les passeports avec zèle, augmentant cette impression de culpabilité que l’on ressent toujours en traversant une frontière.
Karpo Godina était l’un des plus grands cinéastes yougoslaves. Je l’avais rencontré en 1990, au festival du film de Strasbourg. Je l’ai retrouvé par hasard en 1996 à Ljubljana dans les bureaux de son producteur. Une quinzaine de ventilateurs brassaient l’air et les pages de son dernier scénario toujours en attente d’une fin depuis quatre ans.
Apparemment il vivrait toujours à Ljubljana. J’aimerais m’arrêter et le retrouver avant de commencer ce voyage dans les Balkans et si possible faire une petite partie de la route avec lui et son jeune scénariste qui parle parfaitement français.
Zagreb (Croatie) - Plivice - Sibenik - Split - Ploce : voiture On prend la route. Elle passe par l’ancien Parc national de Plivice avant de descendre vers la Krajina dévastée par la guerre et de rejoindre la côte dalmate et le petit port de Ploce. Le vieux guide bleu que nous avons prévient que "si l’on devait retenir dans le monde que quelques sites naturels exceptionnels, Plivice serait de ceux-là : imaginez des sentiers ombragés qui longent des lacs aux eaux émeraude ou qui gravissent des collines pour offrir de vastes perspectives sur les lacs et les forêts ; imaginez aussi de l’eau qui ruisselle de toute parts, tantôt en cascades bouillonnantes, tantôt en chutes impressionnantes." Aujourd’hui Plivice est désert et les traces de la guerre sont toujours présentes.
La route de Knin traverse des paysages arides et rocheux. On peut ainsi parcourir plusieurs kilomètres sans trouver de terre végétale ; à peine au sommet des collines, ou dans les interstices des rochers, voit-on s’élever quelques arbres malingres.
Knin a beaucoup fait rêver les voyageurs, même s’ils furent déçu en arrivant. L’un d’eux disait au XVIIIe siècle : "Knin est un des points les plus pittoresques de Dalmatie. J’étais logé dans une auberge sans beaucoup de caractère, où j’ai vécu de privations. La nuit de mon arrivée avait quelque chose de sinistre : il allait pleuvoir ; on craignait cette pluie pour les récoltes, et les chariots des Morlaques se pressaient dans l’unique rue de Knin, avec force cris et force jurons des conducteurs qui s’invectivaient dans les ténèbres." Lorsqu’on arrive dans la même ville, deux siècles plus tard, on garde la même impression : une grande rue principale, l’abandon, le malaise. Knin fut la capitale autoproclamée des Serbes de Croatie jusqu’en 1995 et l’opération Tempête lancée par l’armée croate.
Ploce - Mostar (Bosnie-Herzégovine) : train Charles Yriarte remarquait que "la Dalmatie forme une langue étroite, limitée par la Croatie et l’Herzégovine, et serrée de telle façon entre les montagnes et la mer Adriatique, que la côte semble s’être morcelée en une infinité d’îles."
De Ploce, il faut remonter la vallée de la Neretva dans le vieux Bosna Express. Après Gabela, la voie ferrée traverse la pleine fertile de Gabelsko, puis l’on continue sur la rive droite de la rivière avant de s’engager dans la gorge de la Neretva qui y a creusé son lit. Et voilà Mostar ou nous retrouvons Predrag.
Predrag Matvejevic est écrivain, né à Mostar, auteur d’un des plus beaux livres sur la Méditerranée. Il vit actuellement à Rome mais retourne souvent dans la péninsule. Pendant la guerre, il m’a longuement parlé de sa ville natale, de ses amis restés là-bas. Predrag est sans doute l’un des derniers grands humanistes d’Europe. Courant de capitale en capitale, il a toujours cherché à témoigner sur "l’autre Europe".
Mostar - Sarajevo : train Le petit train reprend sa route. On compte les passagers sur les doigts de la main. Il comprend trois wagons dont un bar où l’on sert du café turc et du raki. Les infrastructures ferroviaires datent de la fin du XIXe siècle et sont impressionnantes. Les viaducs traversent les pentes abruptes des rives de la Neretva aux eaux vertes et transparentes. On franchit les derniers contreforts du mont Gabelsko puis les rives du lac artificiel de Jablanica. Puis on passe par le long tunnel de l’Ivan Planica d’Herzégovine, en Bosnie. Le paysage devient plus riant, plus vert, l’air plus frais. Il ne reste alors qu’à descendre vers Sarajevo. Paul d’Abrest dans son ouvrage Un printemps en Bosnie, publié en 1887, parlait de ses voyages en train en Bosnie : "Le train était assez long : il y avait foule aux guichets, foule bariolée des Turcs et des Serbes en costume national mêlés aux uniformes.[…] Depuis un ou deux ans, on a rajouté aux trois classes normales une quatrième classe à prix considérablement réduits. Beaucoup d’indigènes, qui auparavant circulaient à pied ou sur leur petits chevaux se sont laissés séduire. Les premières sont vides, les secondes occupées à peine par quelques officiers et les troisièmes par une société qui vaut peut-être qu’on s’occupe d’elle. C’est d’abord une dame toute jeune, toute blonde et toute mignonne, très délicate et fort langoureuse. On devine à voir qu’elle sort de la maladie. Voilà sept ans qu’elle est au pays béni des prunes. C’est une Bosniaque de sentiment et de conviction."
Enfermée dans les montagnes, la ville de Sarajevo semble sortie de nulle part. Bruits, klaxons, embouteillages. Nous sommes à 530 mètres d’altitude, dans une cuvette entourée de montagnes. Léon Lamouche, lui, remarquait en 1911 que "Sarajevo jouit naturellement de tous les avantages de l’édilité moderne, chaussées asphaltées, éclairage électrique, tramways électriques venant de la gare, assez éloignée, et s’avançant par les quais jusqu’à l’autre extrémité de la ville. Deux hôtels pourvus de tout le confort désirable ne laissent aux voyageurs que l’embarras du choix."
Ici, dans cette ville, il y a énormément de personnes que j’aimerais retrouver. Je n’en citerai que deux, très différentes :
Dzevad a 28 ans. Il a passé toute la guerre à Sarajevo et a appris le français au Centre culturel André Malraux. Nous nous sommes rencontrés en 1995 sur un tournage. Il incarne la jeunesse de Sarajevo qui a grandi dans la guerre, ses désillusions et ses envies actuelles. Fatigué, il traîne aujourd’hui des grippes terribles qui le terrassent complètement.
Fille d’un des plus grands intellectuels bosniaques, écrivain et dramaturge elle même, Jasna Samic a la nostalgie de la période autrichienne où se situe la plupart de ses romans. Drôle, belle, Jasna sait mieux que quiconque se promener dans les anciens cimetières bosniaques pour y raconter l’histoire de son pays.
Sarajevo - Gorges de la Piva - Cetinje (Monténégro) : voiture Foca est située au confluent de deux rivières sauvages, la Drina et la Cehotina, sur une ancienne route caravanière. De ses 50 % d’habitants musulmans d’avant la guerre, il n’en reste plus un seul. Ils ont tous étés chassés et la ville qui semble en perdition, repère des nationalismes les plus extrêmes. Nous prenons très vite la route vers le Monténégro et la ville de Niksic, à 150 km. Il s’agit d’une petite route de montagne, sinueuse, étroite taillée en corniches, suivant le canyon (deuxième canyon du monde). Pas moins de 50 tunnels en 30 kilomètres : sans doute l’une des plus belles routes de Yougoslavie. Je m’arrêterai dans la nuit près de la rivière : feu de camp et pêche.
Le Monténégro, à peine plus grand que le Luxembourg rêve d’en prendre les mêmes destinées. Un homme nous explique que les "citoyens du Monténégro sont les plus richement pourvus au monde en plages, en plantations d’oliviers, en superficie de mer utilisable, en forêts accessibles, en lacs, en canyons, en rivières claires et sauvages." De là, il y a le choix. Je peux descendre vers Kotor par la montagne.
Ou alors retourner vers Split en Croatie et longer la côte pour rejoindre Kotor avec A.
A. vit à Strasbourg et travaille au Conseil de l’Europe. Elle a vécu toute son enfance en Dalmatie et partait chaque été dans la grande maison familiale située dans les bouches du Kotor. Elle n’y est jamais retournée depuis 1991. Aujourd’hui, elle dit qu’elle est une nomade, parce qu’elle n’a plus d’adresse dans son pays. Ses biens et ses souvenirs sont dans des garages, chez des amis, ici et ailleurs. Je lui ai dit qu’un nomade a toujours une malle dans laquelle il emmène son histoire. Je lui ai alors fait jurer de m’emmener le jour où elle déciderait de trier le contenu de sa future malle, avant d’aller ensemble dans ce Kotor où elle n’a pas encore eu la force de retourner pour affronter les souvenirs d’un monde perdu.
Bouches du Kotor (Monténégro) - Kotor : voiture Il paraît que la petite route longe la mer jusqu’ à la ville d’Hercegnovi. On prend alors l’ancienne route de Kotor. Les bouches de Kotor sont insolites : la mer y pénètre sur plusieurs kilomètres, formant de multiples baies aux eaux calmes et de magnifiques montagnes, couvertes d’une abondante végétation méditerranéenne. A l’entrée se dresse comme une sentinelle avancée, l’îlot de Mamula où gisent les vestiges d’anciennes fortifications. Le parcours le long des bouches est d’à peu près 28 km, le long d’un gigantesque cirque de montagnes.
Tapie au fond d’une étroite baie, Kotor occupe une mince bande littorale au pied du puissant massif de Lovcen. Elle est entourée d’anciennes murailles. Charles Yriarte écrivait lors de son arrivée dans les bouches qu’elles "sont certainement un des plus beaux lieux de la terre ; jamais plus singulière fantaisie de la nature, éclat plus terrible, manifestation plus violente de ses forces secrètes, en modifiant sa surface à une période de l’âge du globe, n’a donné à un coin du monde un aspect à la fois plus aimable et plus grandiose. Si je voulais caractériser cet aspect par des rapprochements à la portée des voyageurs les plus sédentaires, je comparerais les sinuosités que la Méditerranée forme aux subtils détours du lac de Côme, et, pour la coloration, je rappellerais celle des montagnes du lac Majeur."
Kotor - Bar - Virpazar A partir d’ici, je voyagerai seul pour plusieurs jours. Après avoir longé la côte jusqu’à Bar, l’ancienne Antibari, je monterai vers Virpazar, petit port sur le lac de Scutari. Autrefois une voie de chemin de fer permettait de rejoindre le petit port au bord du lac. Au début du siècle des bateaux à fond plat assuraient la traversée du lac jusqu’à Scutari (aujourd’hui Shkodra). La route était célèbre et les touristes nombreux. Tout le contraire d’aujourd’hui. La région semble si sauvage qu’on a du mal à imaginer les anciennes liaisons entre le Monténégro et l’Albanie.
Lac de Scutari - Shkodra (Albanie) : bus, taxi Le lac s’étend sur environ 40 km de long et 12 de large. On compte une cinquantaine de villages sur ces rives qui sont partagées entre le Monténégro et l’Albanie. Les eaux du lac sont très poissonneuses et, outre les espèces communes, on trouve une variété d’ablettes dite ukljeva qui vit en bancs. Le lac est parsemé de plusieurs îlots sur lesquels se trouvent des monastères.
Après Ulcinj, il faut traverser le poste de frontière de Hani i Hotit qui a été fermé pendant plusieurs années et qui ne laisse passer les voyageurs qu’un à un. Ce fut longtemps l’une des routes les plus fréquentées des Balkans. On l’utilisait pour rejoindre, à partir de la côte Dalmate, la Bulgarie. Aujourd’hui le trafic n’est plus aussi dense. La quasi fermeture de cet accès par le nord depuis une dizaine d’années contribue à rendre plus difficile les échanges de l’Albanie avec l’extérieur, puisque c’est par là que le pays était relié au réseau ferroviaire européen et que circulaient bien des camions d’Europe centrale.
En dépit de ses dimensions réduites, l’Albanie est constituée d’une juxtaposition de régions très différentes. La région de Shkodra, l’ancienne Scutari, était souvent la première que l’on découvrait à l’époque ou il était plus économique de venir par avion jusqu’à Dubrovnik afin de rejoindre l’Albanie.
Shkodra est une ville intellectuelle. La ville a joué un rôle important dans la destruction de la dictature communiste. De nombreux jeunes continuent à aller étudier en Italie. La tradition culturelle de Shkodra fait d’elle une ville à part dans l’Albanie contemporaine. Déjà en 1913, Gabriel-Louis Jaray disait dans son Albanie inconnue : "Scutari est le point ultime de la route des touristes, celui où ils frôlent l’inconnu, les montagnes de l’intérieur, mais pour qui vient de la montagne, Scutari n’est que la porte vers l’Europe ; c’est la cité où l’on trouve des banques, des hôtels, des voitures, et où l’on s’embarque vers le Monténégro et les pays de la chrétienté."
L’Albanie, patrie d’Achille, est toujours une terra incognita à deux heures de Paris en avion.
Shkodra - Tirana : voiture Après Shkodra, la route borde les Alpes albanaises, grande région montagneuse dont les habitants ont conservé une organisation clanique fort ancienne.
La route du sud longe la mer et de vieux hôtels décrépis. On voit aussi des vieux bungalows qui servaient aux vacances des travailleurs et qui sont habités aujourd’hui par des familles sans logis ou réfugiées du Kosovo.
Et enfin Tirana. La capitale de l’Albanie depuis 1920 était encore une petite ville à cette époque. Aujourd’hui c’est une grande capitale. Les Albanais comme le dit Gilbert Gardes "ne sont pas des hordes de loqueteux affamés, décérébrés, qui mendient au seuil de l’Europe. L’Albanie n’est pas plus la poudrière des Balkans mais le creuset de la rencontre entre le présent et le passé illyrien qui marqua la civilisation méditerranéenne." Terre nourricière de mythes antiques, les femmes se nomment encore Andromaque ou Aphrodite et les hommes que nous croisons Apollon. L’Albanie est un pays riche appauvri, mais la maison de l’Albanais est la maison de l’ami et du voyageur.
Romancier, poète, scénariste et essayiste, Auteur d’une oeuvre déjà importante, Besnik Mustafaj a choisi de continuer de vivre et d’écrire à Tirana après plusieurs années passées à Paris. Je l’ai rencontré alors qu’il était ambassadeur, dans une grande bâtisse où le personnel avait l’habitude de fermer les volets la journée. Besnik devait chaque matin leur demander de les ouvrir plusieurs fois, ce qu’un vieil homme faisait visiblement avec crainte. Ils était trois à vivre et à travailler dans ce petit hôtel particulier. On buvait du café turc tout en parlant des textes que venait d’écrire Besnik.
Tirana - Korca - Florina (Grèce) : bus ou taxi On remonte par la route vers Korça avant de rejoindre la Grèce et la ville de Florina.
Korca, surnommé "le petit Paris des Balkans" est construite au centre d’un plateau élevé, à 850 mètres d’altitude. Le vignoble couvre les collines environnantes. La ville est bordée des lacs de la Grande et de la petite prespe (Orhid et Prespa) à la frontière macédonienne et grecque par lesquels nous passerons plus tard. Centre d’une république albanaise autonome durant la présence des armées françaises entre 1916 et 1920, Korca a bénéficié de l’ouverture d’un lycée français. Ainsi la génération qui a appris le français (sous l’autorité de Courville) est encore capable de réciter de mémoire des scènes entières de Racine ou Corneille. Le passage des armées françaises est également inscrit dans le paysage avec la présence d’un cimetière militaire. Aujourd’hui la ville a conservé la dimension et l’aspect suranné d’une petite sous-préfecture des années 20 avec ses rues très ombragées par la ramure odorante des tilleuls qui comme le soulignait Bertolino en 1979, "accueillent des myriades d’oiseaux aux pépiements aigus".
Florina - Thessalonique - Athos : voiture + bateau On descend alors vers Thessalonique puis on rejoint la petite ville de Daphni, port d’attache pour rejoindre le Mont Athos. Arrivés trop tard, on se réfugie dans une des multiples auberges de la cité et le lendemain on part vers l’Athos. François Augérias, l’écrivain français, décrit ainsi son arrivée en 1965 dans la république de l’Athos : " Des falaises tristes et noires, à l’écart du soleil, nous dominaient comme un mur gigantesque. Une jungle vierge absolument, couvrait les contreforts de la Montagne Sainte. Aucune hache jamais n’avait résonné dans ces bois qui par d’étroites gorges, descendaient jusqu’aux vagues, fleurs et feuilles exposées à l’assaut des embruns. […] Soudain je vis le premier habitant de ce pays des morts, une homme seul, debout sur un rocher, vêtu d’une robe de moine qu’une ceinture de cuir serrait la taille. Ses longs cheveux gris ramenés en chignon sur la nuque, la barbe blanche, sans âge, un panier dans les mains, il attendait notre barque."
Athos Ecrivain, René Ehni a publié de nombreux livres avant de se convertir à l’orthodoxie et de vivre en Crète. Grand connaisseur du Mont Athos, il s’y rend chaque année. On s’est promis il y a quelques années, après une cuite mémorable à deux heures de l’après-midi dans un troquet en face de l’église orthodoxe de Belfort, d’y aller ensemble. Mais René est imprévisible même s’il pense finir sa vie sur le mont, une fois que ses enfants auront grandi.
On restera peut-être quelques jours dans l’Athos, allant à pied, de monastère en monastères, passant les grottes et les ermitages des anachorètes. Les repas seront simples et se limiteront au pain, à l’huile, au vin, aux olives, aux légumes secs. Ici la vieille tradition d’hospitalité est toujours vivante et de nombreux pèlerins et ouvriers trouvent gîte et nourriture tout à fait gratuitement.
De la grande Lavra nous irons vers le désert : Saint-Basile, Petite Saint-Anne, Katouniakia et surtout les terribles Karoulia. Nous traverserons des sites très sauvages, pleins de rochers abrupts, qui rendent presque inaccessibles les Kalyves (petits bâtiments dépendant d’un monastère). Les ascètes et ermites qui vivent ici sont plongés jour et nuit dans l’ascèse spirituelle et la prière. Nous rejoindrons ensuite, toujours à pied le Monastère de Dionysou, bâti sur un rocher étroit et escarpé qui domine la mer de 80 mètres. Nous continuerons vers le monastère de Simonos Petra, l’édifice le plus audacieux du Mont Athos : cette merveille de l’architecture monastique est accrochée à un rocher et domine de ses sept étages toute la côte sud-est de l’Athos.
Ici les heures de la journée sont comptées d’après l’heure byzantine, qui se modifie selon la saison, de telle sorte qu’il est toujours 0 heures au coucher du soleil. La vie des moines est répartie en trois périodes de huit heures, consacrée chacune à la prière, au travail et au repos.
Thessalonique - Bilota - Lac de Prespa et d’Orhid (Macédoine) La frontière gréco-macédonienne est elle aussi une frontière à moitié ouverte, à moitié fermée. Depuis que l’ancienne république yougoslave de Macédoine a pris pour nom Macédoine, les Grecs dans un mouvement nationaliste très fort ont tout fait pour que la Macédoine ne soit pas reconnue par la communauté européenne. Aujourd’hui encore le port de Thessalonique, artère vitale pour la Macédoine lui est toujours fermée. Les taxis s’arrêtent de chaque côté de la frontière. Il faut aller à pied et prendre une nouvelle voiture pour continuer la route et retrouver Suzanne venue de France exprès pour nous.
Jeune journaliste vivant en France, Suzanne est d’origine macédonienne. Toute sa famille vit encore dans ce pays où elle retourne souvent à la recherche de ses racines. Nous nous sommes rencontrés en mai 1999 à Skopje où elle faisait un reportage sur les réfugiés kosovars. Un soir, après une journée au camp de Blace dans la poussière et la mort, nous nous sommes retrouvés dans le vieux centre albanais de Skopje, sur la terrasse fleurie d’une taverne. Nous avons beaucoup parlé pour extirper le trop plein d’émotions que nous avions tous et qui remontait jusqu’à nos yeux. Elle m’a parlé ce soir-là des mariages macédoniens et m’a laissé une carte de visite me disant de l’appeler lorsque je serais prêt.
Lac de Prespa A l’extrême sud de la Macédoine, le lac de Prespa s’étend sur un site grandiose de montagnes ; il est partagé entre la Macédoine, la Grèce et l’Albanie. C’est là que vit la famille de Suzanne.
Skopje Des lacs, je prends la route vers Skopje la petite capitale du pays. Nous logeons dans le vieux quartier central, celui du bazar sous la citadelle. Le 26 juillet 1963, la moitié des bâtiments de la ville ont été renversés par un violent tremblement de terre. Aujourd’hui la ville propose deux visages, l’un moderne et industriel, l’autre caché et intouchable.
B., écrivain macédonien d’origine albanaise, professeur de littérature française à l’université de Skopje, fut ambassadeur en France. Il vit aujourd’hui à Skopje. Il a raconté dans un livre comment toute son enfance a tourné autour de la bibliothèque de son père : bibliothèque secrète enfermée dans une chambre. Il s’y trouvait des livres écrits dans plus de cinq langues et rangés dans un ordre précis. La Bible se trouvait à côté de Marx.
Skopje - Pristina (Kosovo) : voiture Une route plate, une plaine aride, et après la frontière, à nouveau le visage de la guerre qu’on avait pu voir en Bosnie. Maisons albanaises brûlées par les Serbes en 1999 avant l’arrivée des forces de l’OTAN.
Ancienne chef-lieu de la province autonome du Kosovo, Pristina est une ville sous protectorat international. Rien n’y est facile et les blessures des 15 dernières années d’apartheid sont encore très vives.
Lirjie Osmanie est avocate. Je l’ai rencontrée à Paris en 1999, alors qu’elle était venue en France pour une conférence et qu’elle s’y est retrouvée bloquée à cause de la guerre qui sévissait à cette époque au Kosovo. Elle allait dans les manifestations avec ma femme pour rencontrer des intellectuels qui pourraient l’aider à retrouver sa fille et à la faire venir en France. Elles ont réussi. Toute la famille a été logé par le maire d’Aubervilliers. Depuis septembre 1999, elle vit à nouveau à Pristina où elle travaille au Conseil des droits de l’homme.
Pristina - Belgrade (Serbie) - Sofia (Bulgarie) L’envie est grande d’aller à Belgrade la blanche. On pourrait de Belgrade redescendre le Danube jusqu’au Delta en évitant Sofia et Bucarest.
Sofia La ville s’étale au milieu d’une large cuvette triangulaire. On trouve dans le centre quelques vieux immeubles du réalisme socialiste des années 50. En 1915, John Reed, après un long périple s’arrête à Sofia : c’est "une petite agglomération aux constructions pratiques et laides, aux rues nettes et pavées de briques. Des fils téléphoniques courent partout ; partout des tramways font sonner leur timbre. [...] Il n’y a qu’un hôtel où tout le monde va : le Grand Hôtel Bulgarie ; la porte voisine est celle du Grand café Bulgarie, où les journalistes fabriquent les informations, les hommes d’affaires complotent et combinent et les hommes politiques défont les ministères." L’hôtel existe toujours et c’est là que nous nous arrêtons. Albert Londres y logea aussi.
Sofia - Bucarest (Roumanie) : train Un train avance lentement avec ses wagons-lits : on en profite pour dormir.
Bucarest "Des roses, des poèmes, des cloches, des chantiers" écrivait Miguel Angel Asturias en découvrant Bucarest en juin. Albert Londres disait que "Bucarest embaume. Quand on passe sous les arbres, c’est un parfum qui vous pénètre et près des femmes, c’est un autre qui vous croise. La rue est joyeuse et chatoyante." Bucarest : la ville jardin aux longues avenues, aux parcs et villas enfouies dans la verdure a presque disparu, remaniée par Ceaucescu. Certains quartiers ne sont qu’une succession de blocs rectilignes. En revanche, comme le remarquait Paul Morand, en fin d’après-midi, toute la ville est dehors : discussions sans fin à grand renfort de gestes. Le Bucarestois ne peut renier son côté méridional.
Radu vit entre Paris et Bucarest. A 50 ans il a décidé de reprendre ses études et prépare une thèse sur Raymond Aron. Nous nous connaissons depuis 1992, date à laquelle nous avons créé ensemble une revue littéraire. Radu est un grand amoureux de la Bucarest disparue qu’il essaye toujours de retrouver en flânant dans ses rues. Pourtant après plus de quinze jours passés dans sa ville natale, le besoin de revenir à Paris l’emporte toujours. Ni d’ici, ni d’ailleurs, Radu se sent de nulle part.
Bucarest - Delta du Danube : voiture La route traverse la plaine immense de Baragan et l’on a tout le temps d’évoquer les chardons de Panait Istrati, arrachés par le vent et qui roulent. Aujourd’hui le blé a remplacé les chardons.Ilfaitchaud et la route monotone. François Maspero remarquait en traversant cette vaste plaine en 1995 que "tout est devenu lent, calme, comme la douceur du parler roumain. Quelque chose de souriant et de mélancolique sur les visages. Aucune gêne, de la simplicité chez tous les gens rencontrés."
Le fleuve des nuages" s’encadre dans les joncs de ses bras. Cillement des yeux et de l’eau. Deuxième fleuve d’Europe après la Volga, le Danube traverse huit pays ou en définit les frontières. Aux abords de Tulcea, le fleuve semble hésiter sur le chemin à suivre, ralentit son cours, puis éclate en trois bras au débit inégal. Dans ce triangle liquide l’horizon se perd dans le miroitement des lacs et des canaux, dans les mers et les roseaux, sous un ciel blanc laiteux.
C’est ici que je terminerai le voyage dans un de ses petits villages de pêcheurs, sur l’une de ses minces bandes de terres. Yeux bleus, peaux tannées, descendants des Lipovènes, ces russes vieux croyants restés fidèles à l’ancien rite orthodoxe, ils pêchent en toute tranquillité dans l’un des derniers paradis du continent.