La Revue des Ressources
Accueil > Création > Carnets et journaux > Trois « chroniques de Kamel Daoud »

Trois « chroniques de Kamel Daoud » 

De l’autre côté de la grande bleue : Daech, Antigone, L’égorgé.

mardi 30 septembre 2014, par Kamel Daoud


La guerre de Syrie si lointaine et si proche. Entre Oran où il vit et travaille et Paris, où son premier roman Meursault, contre-enquête (Actes Sud pour l’édition française) vient de remporter le Prix des cinq continents de la Francophonie 2014 sous la présidence de Jean-Marie Le Clézio, et le Prix François Mauriac 2014, qui lui sera remis le 10 octobre au Centre François Mauriac de Malagar, l’écrivain Kamel Daoud où qu’il se trouve voit de plus près mais à la fois l’otage et les assassins. (L. D.)


L’affaire de l’Égorgé qui parle de nous
(28 septembre 2014)

Antigone : le blanc insonore des années 90
(27 septembre 2014)

Daech local en dix minutes et tout un siècle
(25 septembre 2014)



L’AFFAIRE DE L’ÉGORGÉ QUI PARLE DE NOUS
28 septembre 2014


En Algérie : la peur est un souvenir qui vous tient la main, le ventre, la tête, le poumon et le reste du corps. Un Français a été égorgé au pays et c’est le peuple qui a peur d’être dépeuplé. L’assassinat est horrible : il rappelle que la mort n’est pas la réconciliation et que cela peut revenir. Être tué, égorgé et proscrit, isolé, évité et contourné. L’image de l’Algérie est une chose si fragile, si ténue dans le monde, si coûteuse : un rien et on retombe dans la case du pays à éviter pour les touristes et les vols d’oiseaux et les espèces menacées. Et cela vous tue vivant : pourquoi sommes-nous maudits de la sorte ? À peine revenus à la vie que déjà chassés par l’odeur des morts que nous promenons ? Pourquoi ce triste destin de pays invisible ou seulement par le pire ? Pourquoi de tous les pays « arabes » il aura fallu que cela soit dans le nôtre que certains ont répondu à l’appel de Daech et autres barbares ?

Paris : rues éclairées par un ciel lavé. Des arbres se penchent sur des ombres à elles. Le feuillage vert est comme une rivière éparpillée vers le haut. Des piétons pressés. Puis l’affaire de l’Égorgé. Elle remplit les discussions, la bouche et la tête, les journaux, les médias et la langue du chauffeur de taxi. Tout le pays revient mais par la mauvaise porte : sa guerre, sa décolonisation, ses années 90, ses exilés, mains rouges et pieds noirs et visages las, les clichés et cette étrange invisibilité de l’Algérie en France : due à la proximité qui éloigne, à l’histoire qui voile, en prétend donner la parole aux morts pour l’enlever aux vivants surtout. Que faire alors ? Expliquer mais cela est dur. Le pays, le sien, qui vous porte et emporte n’a plus rien à dire aux autres. Les rues de Paris sont sous le soleil du début d’automne. L’Égorgé parle partout de sa mort et le hurle sur les toits sans fin. Cela détruit car cela tue le seul pays que vous possédez et qui vous possède. L’affaire ramène à la surface les préjugés, les procès, le mépris, la colère chez les autres. L’explication par le Fellaga est une mauvaise odeur.

L’affaire a fait reculer le pays dans l’ombre et le passé. Elle nous coûte en images. Elle résume tout et presque rien. C’est l’époque. Algérie terre vivante où la mort est un soleil et le sang un dernier signe de la main avant le silence. L’affaire fait dire tout et n’importe quoi sur le pays. Et nous n’y pouvons presque rien. On n’a pas égorgé un Français mais un être humain et nous tous avec. Il y a perdu la vie et, nous on ne la retrouve presque pas. C’est triste pour nous et dur pour les amoureux de cet homme. 


ANTIGONE : LE BLANC INSONORE DES ANNÉES 90
27 septembre 2014


Temps durs. Il y a très longtemps, le massacre de Bentalha. Suivi de ceux de Had Chakala. Des milliers de morts, des mensonges d’État, de l’horreur à huis clos. Et de l’oubli. La décennie noire a été close par un faux et usage de faux. Personne ne se souvient. Ou ne veut. C’est autrefois, presque jamais, si loin que c’en est impossible. Presque ailleurs. La guerre des années 90 n’a servi qu’à tuer les morts et les passants. Pas de justice, de leçons, de conséquences ou de sursaut. Une sorte de bombe à Hiroshima qui n’aurait servi à aucun réveil. Dans la pure tragédie grecque : Antigone. La femme qui en veut à un roi félon qui refuse que l’on enterre les morts, les proches de la survivante et qui ont été abandonnés aux vautours, dans un champ de bataille. Un roi qui finit par emmurer Antigone, vivante, révoltée et qui exige vérité et justice.

L’infraction à la loi de la sépulture provoquera les désordres, dans le pays, le chaos, la sécheresse et la fin du peuple, en peuplades. C’est un devin qui éclaira, alors, le Roi maudit, sur l’origine du mal : tu as inversé la loi de la nature et il faut la rétablir : enterrer les morts et détresser les vivants. Trop tard, cependant. Antigone meurt, le règne aussi.

Mythe fascinant : le Roi avait raison du point de vue politique mais tort, sous l’angle des dieux. Et Antigone avait raison de demander justice et vérité mais le roi savait que cela aurait pour prix le pays et le règne.

Donc des années plus tard, la question : que sont devenus les massacres de la décennie 90, dans la mémoire de tous ? 1— Une pancarte. 2— Un vol d’oiseaux mauvais que l’on chasse de sa tête. 3— Un détail. En vérité, il n’y pas de vérité. Les massacres comme les massacrés ont été jetés à la poubelle. La plus grande tragédie de l’Algérie, après la guerre de libération, a été mise dans un sachet en plastique et jetée en ordure. Elle n’est pas enseignée dans les écoles, les universités, elle n’a pas de mémoire ni de trace et elle est frappée par l’absurde et la nullité. La mort n’a pas servi à la vie. On n’a pas enterré les rescapés, on les a enjambés. On n’a pas tiré leçon mais tiré rideau. La tragédie a été soldée. Et du coup, l’avenir est fermé. Un jour ou l’autre, nous reviendrons vers la tuerie parce qu’aucune leçon de vie nous a servis. Cette réconciliation par le déni a détruit le socle : le sens de la justice, la loi de la conséquence. Elle explique le meurtre d’Ebossé [1], la corruption, le vol, l’exil massif et cette torpeur de désarticulés agressifs que nous vivons, au quotidien. Emmuré. D’où Antigone. D’où le conseil du vieux devin grec, aux temps oubliés : enterrer les morts et détresser les vivants.


DAECH LOCAL EN DIX MINUTES ET TOUT UN SIÈCLE
25 septembre 2014


Un Français a été enlevé en Algérie. Avec la mise en scène habituelle : Kabylie en arrière-plan, groupe inconnu mais se déclarant franchise de Daech, un otage qui demande à la France de ne pas intervenir en Irak, une vidéo avec lecture de versets et promesse de décapitation puis l’effet dominos : réactions, appels, déclarations, médias et suite. Tout le rite des noces barbares avec l’Occident et de cet étrange dialogue entre l’Occident et l’Islamistan : drone, otage, attaque, égorgement, médias, vidéo, Youtube, analyses et communiqués. C’est le 21ème siècle, ses Dieux, ses morts, ses autels, ses colères et ses sangs. Premières conclusion sur la piste du kidnapping ? D’abord la théorie du complot interne : cela intervient deux jours après l’étrange réunion du haut conseil de sécurité avec son étrange image d’hommes assis selon un ordre finement étudié et une étrange chaise vide, en face d’El Hamel le directeur de la Police, avec son porte-documents, son sous-main et son invité absent. La théorie du complot rappelle les déclarations tout aussi étranges de Saïdani, le porte-parole du putsch interne qui avait annoncé des surprises. Passons, c’est une vieille maladie du politique en Algérie et pour qui la vérité est un chewing-gum usé et l’évidence un décor que l’on enjambe assis dans un café.

Seconde conclusion ? Cela devient presque croustillant s’il n’y avait pas la vie de l’otage au milieu de la page : un haut conseil qui analyse la position de l’Algérie face à la Libye, l’Irak, le Sahel, la Tunisie mais qui se fait avoir en Kabylie par une sorte de Daech autoproclamé, dans le dos de la Réconciliation. L’Algérie veut ressembler à son Président : voix avec amplificateur, peu de mouvements, peu d’apparitions et pas de gestes brusques en diplomatie. Sauf que le pays n’est pas le Japon : il vit en Afrique, pris aux rets d’un monde « arabe » qui tue et meurt, coincé dans un Maghreb qui a été détruit avant d’être construit. Bouteflika peut se permettre l’isolationnisme pour sa personne avec son 4ème mandat, mais l’Algérie non. Elle se fait rattraper.

Troisième conclusion ? La plus désastreuse : Daech peut naître partout comme une rouille. Plus exactement : il est en train de naître partout. L’Occident se trompe en partie en bombardant en Syrie, Daech se trouvant dans les télés, les écoles, les mosquées, les têtes des imams et des chouyoukhs, dans certains journaux et TV et dans les discussions banales des rues qui s’allongent. C’est du « made in » en boucle. Sa capacité de fascination idéologique vient de sa matrice et on le verra donc naître comme de la rouille ravageuse ici et là à chaque fois. Dans la tête d’un écolier algérien qui refuse de saluer le drapeau de son pays ou dans le prêche d’El-Baghdadi, caricature des ancêtres fantasmés. C’est ce que tout le monde veut ignorer ici et ailleurs et dans la tête de chacun. La daechisation est en marche comme une sorte de basculement généralisé et se fabrique depuis des décennies, depuis l’enfance de tous dans nos pays. L’Occident et ses viols y sont pour une partie, mais l’autre parent du monstre est en nous. Le Japon, détruit et défait, a produit le Japon moderne, le monde « arabe », détruit, a fabriqué le monde « arabe » archaïque et féodal. La matrice en est la raison.

Et dans cette affaire du « mouton français vue par Daech local », c’est le plus inquiétant pour nous, après l’inquiétude pour la vie du randonneur. On a fabriqué une réconciliation par le haut, on a pardonné à notre place, on a brisé le sens de la justice et de la conséquence des actes, on a reçu un émir pour des consultations sur une constitution et on a tout fait pour faire croire et croire que la matrice a été domestiquée et qu’elle peut servir aux cuisines du régime. Faux : la matrice est là, en veille et continue sa croissance. Les petites concupiscences du pouvoir ne changent rien à la réalité. Elles l’aggravent. Daech est une maladie qui se développe partout. A vue d’œil, sous l’œil de tous, mais on préfère la voir seulement à la télé et pas sous le nez. Tout dans le monde dit « arabe » prépare au basculement de l’individu sous ce sigle : l’ennui, le sexe, l’école, les dictatures et les lâchetés face aux dogmes.

La prise d’otage n’est que le dernier épisode du long feuilleton du siècle.


K. D.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur
© Kamel Daoud


Source : La chronique de Kamel Daoud, (FB, journaliste).


P.-S.

- En logo de l’article : pendant la guerre civile algérienne (1992-2007), après le massacre de Raïs, le 29 août 1997.
1997 est l’année des grands massacres de la guerre civile algérienne dont le plus massif et peut-être le plus cruel, le massacre de Bentalha, eut lieu le 22 septembre — jour même où Hervé Gourdel fut enlevé, cette année 2014.
Source algeriachannel.net via http://dzactiviste.info.

- La page brulot des chroniques : Les chroniques de Daoud Kamel — corruption en Algérie, (FB, auteur).


Meursault, contre-enquête
Couvertures des deux éditions française (2014)
et algérienne (2013)
Source blog.lefigaro.fr

Note située : concernant l’œuvre actuellement en débat parmi les jurys des prix littéraires restant à attribuer, avant de l’avoir lue (donc loin de toute émotion possible tirée de l’ouvrage, tel que déjà les critiques l’expriment dans la Presse), on peut d’emblée spéculer sur le titre "Meursault, contre-enquête" ; il nomme le personnage principal de l’ouvrage de Camus où c’est lui, L’Étranger, par peur d’un couteau qu’il croit voir briller sous le soleil accablant, qui tue l’arabe d’un coup de pistolet, comme par légitime défense. La contre enquête informe un récit libre de sa source, et s’agissant d’un auteur francophone algérien qui innove une culture critique, à la fois dissidente dans son pays tout en étant critique du colonialisme, mais qui renvoie à la filiation littéraire particulière à laquelle il se confronte. Et de ce paradoxe, tirer le rapport social et l’engagement d’élaborer par la langue littéraire francophone, que l’auteur forcément innove en tant qu’écrivain algérien, dans une lignée qui s’extrait de l’histoire en retournant les références, à propos de l’altérité — le déplacé, l’exilé, quelle que soit son origine géographique, d’où il ne conviendrait plus d’extraire désormais le colon lui-même, comme déplacé, et donc exogène de toute légitimité occupante, forme para-sociale réalisée de l’exotisme (Segalen) et même le métisse, le créolisé universel (l’universelle singularité chez Glissant), dans l’énigme de leur irréductible altérité. La culture critique à l’acte de création d’elle-même impose son protocole comme dans un essai, s’agirait-il d’un polar. La langue comme culture forcément singulière et autonome à travers la liberté de la fiction, ainsi exprimée, émerge des mémoires générationnelles de l’histoire moderne de la littérature critique au contact de l’Algérie occupée, puis de l’histoire de ses dictatures et de sa libération sans fin. Forcément, Kamel Daoud se désigne comme un écrivain francophone algérien actuel, incontournable.

Notes

[1Albert Ebossé, footballeur attaquant et brillant butteur camerounais, a été assassiné par les supporters de son club, le JSK, le 23 août 2014 à Tizi Ouzou, d’un jet de pierre le visant à la tête lorsqu’il regagnait les vestiaires, après le match JSK (Kabilie)-USMA (Alger) ; son équipe avait perdu, en dépit d’un penalty qu’il venait de marquer contre les adversaires.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter