Benjamin était un amateur passionné de livres. Dans sa personne, l’écrivain et le collectionneur ne se distinguaient pas, et cette passion parvenait à prêter à sa nature plutôt mélancolique une teinte de gaieté1 .
Le propos est de Gershom Scholem, qui fut certainement, parmi les amis de Walter Benjamin, à la fois le plus intime et celui qui connaissait le mieux ses livres – ce qui signifiait dans son cas la même chose. Pourtant Scholem va trop vite en parlant d’une « teinte de gaieté » : c’est de bien plus qu’il s’agit, comme il le savait du reste :
Sa bibliothèque, que je connaissais bien, reflétait fidèlement les traits différents d’une personnalité complexe. Les grandes œuvres qui comptaient pour lui y voisinaient, dans un désordre recherché, avec des livres curieux et rares, auxquels, avec une passion d’antiquaire philosophe, il n’était pas moins attaché. Deux sections sont restées gravées dans ma mémoire : des œuvres écrites par des fous et les livres d’enfants.2
La mémoire de l’ami laissait s’échapper une troisième section, composée des « romans de servantes » du XIXème siècle. De ces littératures populaires ou marginales, délires savants et romans à l’eau de rose, abécédaires fleuris et cahiers de rébus3 , livres de mots et d’images, proches à la fois de l’artisanat du jouet et de l’art de l’emblème, Benjamin s’est fait le collectionneur et le contemplateur plus que le lecteur. Si sa « passion d’antiquaire philosophe » n’était pas la même que celle du lecteur, elle n’en était pas moins intime et créatrice que son activité de lecture.
Son immense bibliothèque privée, qu’il commença d’amasser en 1916, et qu’il perdit en quittant Berlin, puis Paris, contenait, comme le dit Scholem, des « sections » portant la marque de sa fantaisie personnelle et du temps pris à la déployer : ces sections étaient composées d’inclassables devenus « collections », pièces introuvables dans les bibliothèques publiques, qu’elles fûssent jugées indignes d’y figurer ou trop éphémères pour y trouver une place. Par ces sections, cette bibliothèque privée affirmait sa relation contradictoire avec la vie officielle du livre archivé dans la bibliothèque publique et le musée. Chez Benjamin comme chez tous les amateurs de livres, la collection privée était à la fois le résidu de la vie culturelle et l’émanation de la vie intime : elle fut chez lui le produit de la subjectivité la plus impérieuse, voire même la plus arbitraire.
Que contenaient donc ces sections ? La mémoire de Scholem reste vague sur la première : par « je ne sais quels textes », dit-il, Benjamin reconstituait un « univers des fous », instructif pour qui s’intéressait comme lui aux « systèmes » et aux « associations d’idées » propres aux « hommes normaux et malades ». Scholem est plus précis sur sa relation aux livres d’enfants, qui fait saisir selon lui l’essentiel de l’homme et le meilleur de l’écrivain :
Tout au long de sa vie, le monde de l’enfance n’a cessé de le fasciner par sa magie, et l’on tient là sans doute l’un des traits qui caractérisent le mieux l’homme. (…) Il approche en métaphysicien le monde encore intact de l’enfance et de son imagination créatrice, avec un émerveillement fait de respect qui sait décrire tout en pénétrant.4
Scholem évoque alors son texte autobiographique, Enfance berlinoise vers 1900, mais aussi les « pages merveilleuses » consacrées aux timbres-poste dans le recueil Einbahnstrasse (Sens unique, 1928), et les textes relatifs aux livres d’enfants. Selon lui, la fascination de Benjamin pour l’enfance était responsable de son intérêt pour Proust, où « il voyait se fondre, dans une interpénétration parfaite, le monde des adultes et celui des enfants » (p 118). En collectionnant les jouets fabriqués à la main – suscitant ces trouvailles qui sauvent du spleen absolu l’errance rapportée dans le Journal du Moscou – mais aussi les abécédaires, les livres de rébus et d’emblèmes, Benjamin poursuivait le rêve d’une fusion de l’écriture et de l’image5 qui avait pour tâche, là aussi, de produire une rencontre idéale entre le regard de l’adulte et celui de l’enfant. C’est de cette rencontre idéale que naît le regard hanté du collectionneur.
Cette interpénétration de deux mondes, celui del’enfance et celui de l’âge adulte, fut la grande affaire de Benjamin. Le monde des livres fut pour lui le lieu, le seul sans doute avec l’amour, où cette interpénétration put se réaliser concrètement, comme une nécessité et une exigence à la fois. C’est sur une vérité d’expérience que Benjamin fonda son « autorité » critique, qu’il voulait et savait violente autant que fragile6 . Or ce fondement n’était autre que la mémoire d’un bonheur plus intense que d’autres : celui de ses premières lectures. Mais l’expérience de Benjamin fut aussi amère - et là encore intense : ce monde de lumière fut aussi celui de drames successifs, qui finirent par rejoindre le cours désastreux d’une histoire collective.
Au cours de son existence, on voit ainsi le monde des livres se déplier à la manière d’un destin - sous ses yeux, et en toute connaissance de cause. Ecrivant sur les livres, c’est toujours de destin que parlait Benjamin. Et plus que tout il savait qu’en parlant du « destin » de ses livres il parlait de son destin. C’est en contemplant sa bibliothèque, et en dessinant la figure du collectionneur, que Walter Benjamin est devenu le biographe de lui-même.
Dans Sens unique, le livre du « choc » et de l’ « avertissement », ce rapport aux livres se décline sur un mode violent, comme une relation aux putains qui facturent le plaisir qu’on prend avec elles. Et c’est en temps que paye le lecteur. Walter Benjamin a longtemps pressenti le prix qu’il allait payer pour son amour des livres : celui d’une vie. S’il s’est un jour réveillé du monde enchanté des livres, c’est peut-être en se donnant la mort au moment de passer la frontière espagnole pour échapper aux nazis. C’est-à-dire à ceux qui, à Berlin, avaient brûlé ses livres et confisqué sa bibliothèque privée, et qui, en le poursuivant jusqu’en France, le chassaient du « nid » qu’il s’était fabriqué dans une bibliothèque publique7 . A moins que la mort n’ait dit au contraire ici combien ce réveil était impossible.
Parce que ce drame d’un adieu forcé aux bibliothèques ne prend sens qu’à partir d’un certain amour des livres, je voudrais commencer par cette lumière-là de l’enfance.
L’enfant adulte et les sortilèges du livre : le collectionneur comme primitif.
Tout dans l’acte de lecture, ramené à une forme de télépathie, renvoie chez Benjamin à l’enfance et à son univers mimétique. Comme la flânerie, la lecture est un de ces actes par lesquels existe un univers de « ressemblances non sensibles », monde de résonnances par quoi se forment les « images dialectiques » et « constellations » qui font qu’un sujet existe dans le temps. Le temps du lecteurest celui qui se fige dans une certaine « illumination profane ».
C’est à partir de ces moments proprement originaires que Benjamin a élaboré sa pensée du langage et de l’histoire. Hannah Arendt en avait pleinement conscience, qui mit l’accent sur sa manière poétique de penser, désignantdans sa « prose », comparée à celle de Kafka pour son statut d’ « énigme », une « proximité au réel (…) singulièrement enchanteresse et enchantée »8 . Or cette proximité au réel passait par la magie des lettres et des livres – dont son concept de « magie critique »9 fut l’héritière directe.
De cet enchantement, Benjamin a tenté plusieurs fois de faire le récit : il l’a fait dans l’extraordinaire fragment de Sens unique où « l’enfant lisant », enveloppé dans la « vie du texte » comme par des « flocons de neige », déchiffre les « aventures du héros dans le tourbillon des lettres », « comme une image et un message dans l’agitation des flocons », puis se relève, indiciblement ému, « tout entier recouvert par la neige de ses lectures »10. Il l’avait fait déjà, différemment, dans des pages moins connues, publiées en 1926 sous le curieux titre de « Vue perspective sur le livre pour enfants »11 .
La perspective, celle de l’adulte, fait voir comment l’enfant, contemplant le livre dont on vient de lui faire cadeau, en pénètre et habite les pages. L’écriture de Benjamin ranime l’intime prodige qui fait qu’à chaque page, chacune contenant le monde, les créatures de papier convient l’enfant à un « bal masqué », un « carnaval » dont il est l’élu. Benjamin évoque ce rituel magique dans une prose exhubérante, radieuse, saturée de couleurs et de parfums, illuminée elle aussi. Une manière, somme toute, heureuse.
Or si le bonheur fut la grande idée souterraine de sa pensée messianique, puisque c’est elle qui inspira même son concept de catastrophe, sa capacité d’être heureux dans la vie paraît s’être réfugiée tout entière dans sa collection de livres, par quoi le bonheur de lire semble se condenser, voire se représenter lui-même. Si la « section » enfantine était une pièce maîtresse de la bibliothèque de Walter Benjamin, c’est que le collectionneur était à ses yeux l’héritier direct de l’enfant lecteur, lui-même collectionneur à ses heures.
Car l’enfant selon Benjamin est celui qui lit, mais aussi décalque, découpe, et collectionne avec passion : les timbres et les cartes postales – comme le fit Benjamin avant de se constituer une bibliothèque. Si le collectionneur a souvent les traits d’un vieillard maniaque, Benjamin retrouve toujours sous ses traits grotesques ceux de l’enfant, modèle primitif du « vrai collectionneur » qui, en acquérant des objets, « renouvelle le monde » - comme le fait aussi celui qui le « nomme ». Telle est l’idée centrale qui gouverne le petit texte autobiographique paru en juillet 1931, « Je déballe ma bibliothèque »12. On y lit ces lignes :
Pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance. Et en cela résident l’aspect enfant qui, chez le collectionneur, se compénètre avec l’aspect vieillard. En effet, les enfants commandent au renouvellement des livres comme à une praxis démultipliée, jamais à court. Chez les enfants, l’acte de collectionner n’est qu’un procédé de renouvellement parmi d’autres, tels la peinture des objets, le découpage, ou encore le décalque, et, de la sorte, toute la gamme des modes d’acquisition enfantine, depuis la prise en main jusqu’à la nomination, ce sommet. Renouveler le monde – c’est là l’instinct le plus profond dans le désir qu’éprouve le collectionneur d’acquérir de nouveaux objets (…)13 .
Un aphorisme du Livre des passages élargit cette famille humaine à certains animaux, fabricateurs de nids et de fourmilières : « Animaux (oiseaux, fourmis), enfants et vieillards comme collectionneurs »14 . Le « comportement » du collectionneur doit se penser dans sa « fonction biologique » par analogie avec « la construction du nid chez les oiseaux »15 . C’est ainsi par la collection de livres que Benjamin a pensé ce que Kafka invoquait en parlant d’une « communauté des hommes et des bêtes »16 . Il poursuivait à sa manière son (auto)portrait du critique en primitif. « La collection, lit-on encore dans cette section des Passages, est un phénomène originaire de l’étude »17 ; et ailleurs encore, après un extrait des Paradis artificiels de Baudelaire : « le collectionneur comme allégorien »18 .
Le collectionneur rappelle au critique que le livre ne se lit pas seulement : il se regarde, et d’un regard de « physionomoniste », que Benjamin renvoie à la « contemplation désintéressée » de Kant et Schopenauer19 . Chaque nouveau livre est au collectionneur ce que la prochaine page du livre était à l’enfant : un monde à pénétrer en élu convié à une fête. Pour cela le livre n’a pas besoin forcément d’être lu. La matière de ce monde, dit Benjamin, est le « chaos des souvenirs » déclenchés par chaque livre, ou plutôt par chaque exemplaire, qui rappelle le livre à sa nature d’objet. Or le regard du collectionneur est « sans égal sur l’objet » : c’est « un regard qui voit mieux, et différemment, que le regard du possesseur profane »20 . En collectionnant, l’adulte se redonne accès au monde perdu des « choses ». Se laissant « frapper » par les « choses particulières » et entrant en leur possession, il leur donne un « socle » ou un « coffret » et s’approche du « lieu supracéleste » où selon Platon demeuraient « les archétypes immuables des choses » (p 224).
« Plus que sur les livres, écrit Pierre Missac, (…) la collection, à son degré maximum de virulence et d’arbitraire, on dirait presque : à l’état pur, porte sur des objets plus modestes, qui doivent tout, ou presque tout, à l’idiosyncrasie de qui les a promus, ou, à l’inverse, au consensus surprenant qui les transforme en objet privilégié d’un phénomène quasi–universel »21 . En d’autres termes, la collection est l’endroit où le sujet se dévoile dans sa singularité la plus nette, aux frontières de la pathologie. Mais comme l’écrit encore P. Missac, « l’amour du livre porte la collection au-delà ou au-dessus d’elle-même, lui confère sinon une intensité, du moins une profondeur et une qualité propres, transforme les risques de la manie en ceux plus honorables de la passion. » (p 52). Cette passion, chez Benjamin, fut intense à proportion qu’elle fut contrariée. Il élabora donc un certain art de vivre dans ses livres, puis sans ses livres, parmi les livres des autres. Et cet art de la pénétration, puis de la dépossession, devint un élément décisif de sa philosophie de l’histoire.
Le collectionneur occupe une section entière du Livre des Passages. On y lit en particulier ces lignes :
Ce qui est décisif, dans l’art de collectionner (Sammeln), c’est que l’objet soit détaché de toutes ses fonctions primitives, pour nouer la relation la plus étroite possible avec les objets qui lui sont semblables. Celle-ci est diamétralement opposée à l’utilité et se place sous la catégorie remarquable de la complétude22.
Benjamin ajoute que cette complétude est une « tentative grandiose pour dépasser le caractère parfaitement irrationnel de la simple présence de l’objet dans le monde, en l’intégrant dans un système historique nouveau, créé spécialement à cette fin, la collection » (Sammlung) (p 222). La collection n’est donc pas une encyclopédie mais un système de ressemblance et une fin par quoi la chose, elle, devient une « encyclopédie rassemblant tout ce qu’on sait de l’époque, du paysage, de l’industrie, du propriétaire dont elle provient ». En métamorphosant ainsi la chose, le collectionneur élabore avec elle une relation magique qui coïncide avec son acquisition. Son « sortilège le plus profond, dit Benjamin, consiste à enfermer la chose particulière dans un cercle magique où elle se fige tandis qu’un dernier frisson la parcourt (le frisson de la chose qui fait l’objet d’une acquisition) » (Ibid.)23 . Ce frisson de l’encyclopédie, proche du frémissement de l’allégorie, naît de la rencontre entre une « chose particulière » et l’individu qui, entrant en sa possession, capte sa particularité dans la sienne : par le « système historique nouveau » qu’est la collection comme fin, la chose devient l’objet d’une cristallisation amoureuse. Le collectionneur devient « grand physiognomoniste » et « interprète du destin ».
Figures modernes du collectionneur : le critique, le riche et le pauvre.
Siégeant au cœur du Livre des Passages, l’art de collectionner est doté de ses contours critiques dans l’essai sur « Edouard Fuchs, collectionneur et historien »24 . A travers Fuchs, Benjamin évoque la « lignée » des collectionneurs, décrite comme une « tribu parisienne » (p 205). Etre historien et collectionneur, c’est être à la fois allemand et français. Si Benjamin a fait de Fuchs une figure symbolique autant qu’historique, c’est que la France était pour lui la « patrie des collectionneurs », et que le « collectionneur » appartenait à la modernité. Dans l’essai sur Fuchs, Paris est déjà la capitale du XIXe siècle, et le collectionneur est déjà passé dans le camp des critiques.
Le « monsieur qui mange tout Paris », comme l’appelaient les libraires parisiens, dépassa de loin l’historien de la culture en devenant, selon Benjamin, le « pionnier de l’étude matérialiste de l’art », celui qui libéra l’histoire de l’art du « fétiche » de la « signature » d’artiste. C’est par sa pratique de collectionneur que Fuchs s’émancipa de la théorie pour « s’aventurer dans les marges » de l’art et s’amouracher de Daumier : il s’éloigna ainsi de l’art classique pour s’interroger sur la caricature, l’art de masse et les techniques de reproduction. La force de Fuchs, écrit Benjamin, est dans le « regard qu’il réserve aux choses méprisées et apocryphes », regard qui nécessite une « passion proche de la manie ». C’est par cette passion concrète que Fuchs « se fraya un chemin vers les choses », donnant une profondeur à ce que le marxisme ne lui présentait que sous forme de « prémisses » théoriques.
A travers cette passion d’un homme, le collectionneur devient dans ce texte un personnage moderne. Sa figure vient combler un manque : Benjamin note l’absence du collectionneur que les physiologies et la littérature romantique à la fois – malgré Balzac. C’est de Daumier qu’il s’inspire lorsqu’il livre au pluriel une physionomie du collectionneur, qui en fait le rejeton de plusieurs typespicturaux : « Ce sont des personnages élancés, maigres, aux regards fulgurants. On a eu raison de dire que Daumier y avait vu des successeurs des chercheurs d’or, des nécromanciens et des avares que l’on trouve dans les tableaux des maîtres anciens ». (p 224)
Bien qu’il ne fût ni maigre ni élancé, Benjamin appartenait sciemment à cette lignée, au prix de certaines déformations d’un autre ordre. A l’époque où il écrivait ces lignes, il était pauvre, alors que Fuchs était immensément riche. Et surtout il savait que cette lignée était historiquement menacée. Il fallait d’autant plus incarner le collectionneur et l’installer dans le genre critique. C’est donc à travers cette menace d’extinction et cet appauvrissement qu’il travailla à construire une nouvelle figure de collectionneur à partir de sa propre expérience, en exposant sa bibliothèque privée au public.
Ce geste d’exposition prend un tour hyperbolique annoncé comme en fanfare dans le titre du texte de 1931, « Je déballe ma bibliothèque » ; Benjamin y compose un autoportrait en collectionneur et critique désargenté, s’amusant à faire monter les enchères pour ne pas acheter. A l’héritier des anciens chercheurs d’or et avares succède un écrivain collectionneur errant et nécessiteux. Benjamin prend le relais ironique de Fuchs en se réclamant d’ascendants différents, parmi lesquels Jean Paul et son « petit maître d’école Wutz », qui fait répondre ainsi à la question du pauvre : « Parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse (…) est de les écrire soi-même »25 . A cette bizarre « définition de l’écrivain », imputée au point de vue du collectionneur, qui rend toute chose « saugrenue », succède une suggestion qui situe l’existence du collectionneur hors de toute norme juridique : « Parmi les modes d’acquisition les plus courants, celui qui convient le mieux pour les collectionneurs serait l’emprunt non suivi de restitution » (p 45).
Benjamin connaissait sans doute ce mode d’acquisition - sans quoi il n’aurait pu écrire à Scholem, en décembre 1931, alors qu’il n’avait plus de revenus, que sa nouvelle chambre contenait tous ses livres, et que ceux-ci, « nonobstant l’époque », étaient « passés avec les années de mille deux cents à deux mille sans pourtant les avoir gardés tous depuis longtemps »26 . A la même époque, Benjamin fait paraître un petit texte intitulé « Pour collectionneurs pauvres »27 . Il y convie les hommes désargentés au « pays de Cocagne de la bibliophilie » en les dirigeant vers l’aubaine du livre vieilli : premières réalisations des grandes maisons d’édition, œuvres d’auteurs de second rang, mais qui n’en constituent pas moins la « signature littéraire de leur époque » (p 59). Benjamin cite comme un bon filon le Trésor des humbles de Maeterlinck, la thèse de Franz Blei sur Avenarius, ou les Kriminal-Sonette d’Eisenlohr – autant de « passe-partout donnant accès au cabinet de débarras de la littérature contemporaine, dans lequel on peut connaître les œuvres les plus belles, les plus instructives ». On trouvera ces trésors, ajoute-t-il, dans les voitures à livres, les rayons soldés des grands magasins, les papeteries de province, et… « peut-être même dans sa propre bibliothèque ».
C’est sa propre bibliothèque qu’il avait choisi d’exposer, quatre ans plus tôt, dans le texte consacré aux livres de fous : « Livres de malades mentaux pris dans ma collection »28 . Benjamin choisit de parler des écrits de fous en faisant la genèse de sa vollrction, c’est-à-dire de propre manie. Cette collection, dit-il, date de ses premiers essais de classement – il y a dix ans - mais résulte d’un échec à classer. Certains d’entre eux ne pouvaient l’être même parmi les lyriques allemands, malgré la proximité d’Hörderlin. Rejetés de section en section, ces livres finirent par constituer une « bibliothèque pathologique », avant même que l’idée ne lui vienne de « l’aménager en une collection d’écrits de malades mentaux ». Parmi ceux-ci, Benjamin cite le plus connu, les Mémoires d’un névropathe de Schreber, « grandiose document » d’un délire associatif, dont il souligne certaines « formules extraordinaires » (« miracle hurlant » ou « toux psychique »). Parmi d’autres ouvrages de savants fous, un cas de « grave psychose » prend la forme pittoresque – ou poétique ? – d’un traité de « médecine théologique » organisé autour des règles féminines : l’auteur, un médecin berlinois, s’y donne donne pour champs d’investigation, parmi les 258 régions du cerveau appelés « cas », entre autres le phénomène de « rapetissement comme point de départ du chemin de perfection vers la myrtille » (cas n°7) ou celui d’ « effet en retour de la sueur des pieds sur le système sexuel et sur l’appareil respiratoire » (n°13)29 .
Au-delà de ces curiosités linguistiques et mentales, Benjamin s’interroge sur « l’apparition de la folie » dans le domaine a priori « supérieur » de « l’écrit ». Parlant de cette « œuvre » qu’il vient de citer, il se demande comment elle a pu éviter « le contrôle de passeport à l’entrée de cette Thèbes aux cent portes qu’est la cité des livres » (p 75). On saisit là que moteur de la collection n’est pas tant l’intérêt pour tel ou tel « délire de groupement » que la stupéfaction devant « l’existence de telles œuvres », qui invite à imaginer « l’histoire de leur impression » : l’énigme de leur publication déplace subitement, de manière effrayante, les frontières de la culture.
C’est un autre déplacement frontalier qu’invite, l’année suivante, le petit texte consacré aux « Romans de servantes du siècle précédent »30 , où l’imaginaire du livre se déplace de la ville vers la terre. Benjamin y propose à « l’histoire de la littérature » de se pencher sur les « conditions de production du livre » à travers la « littérature de colportage », afin « d’explorer la structure géologique du grand massif du livre », plutôt que de « s’intéresser uniquement à la vue sur les cimes »31 . Cette fouille dans le « grand massif du livre » est aussi une descente vers le rêve, qui forme « les archives de tels sujets éternels ».
Le collectionneur pauvre fait donc de nécessité vertu sociologique, et sa sociologie du livre débouche sur une anthropologie de l’imaginaire. Benjamin salue d’ailleurs le concept de « document », par quoi les « œuvres des primitifs, des malades et des enfants », ont pu être intégrés « au sein de nouvelles connexions, plus essentielles ». Cette disposition fait comprendre le prix qu’accordait Benjamin aux numéros du Blaue Reiter, mais aussi, malgré ses réserves, l’intérêt qu’il prêta aux travaux du Collège de sociologie, et plus précisément de Georges Bataille, qui deviendra d’ailleurs le dépositaire de l’énorme document des Passages. Cet élargissement des lectures, présenté comme exploration des archives de l’humanité, accompagne et prolonge une expérience personnelle d’appauvrissement, puis de dépossession, que laisse pressentir l’annonce du « déballage » à la fin de l’année1931.
« Je déballe ma bibliothèque »
Dans ce texte, Benjamin dit viser le moment où « l’exemplaire » passe le seuil d’une collection. Ce moment, comme celui de la lecture enfantine, est depuis longtemps, pour Walter Benjamin, ce qui rend possible un intime récit de soi : « tant il me plaît de raconter sur ce sujet », écrivait-il à son ami Ernst Schoen en 1917, lui proposant de lui parler de ses « dernières acquisitions »32 ; il éprouvait alors le « besoin très personnel » d’avoir sa propre bibliothèque, mais rencontrait des difficultés pour l’acquérir. En 1931, Benjamin sait être devenu un « authentique collectionneur », et il entend faire partager au lecteur l’« humeur impatiente » de celui qui déballe ses livres : loin de se lancer dans un exposé « sobre et objectif » énumérant les « pièces et sections principales d’une bibliothèque », ou présentant « sa genèse, voire son utilité pour l’écrivain », il lui « tient à cœur », comme il le dit en s’adressant au lecteur, de « vous permettre un regard sur la relation du collectionneur à ses richesses, un regard sur l’acte de collectionner plutôt que sur la collection » (p 42).
Ce « regard » sur un « acte » suppose une scénographie intime : ce récit-essai inclut des séquences narratives d’achats de livres et de vente aux enchères ; mais il commence, comme le dit le titre, en racontant au présent l’acte de déménager, à travers lequel se transmet celui de collectionner. Mise au jour dans le « désordre de caisses éventrées », « exhumée » après un long temps d’obscurité, cette bibliothèque éparpillée n’a pas encore été « enveloppée » par le « léger ennui du classement ». Mais ce moment du déballage a une portée plus profonde. Il est caractéristique que Benjamin n’ait jamais approché de plus près sa passion de collectionner, c’est-à-dire de posséder les livres, et plus encore de les acquérir, qu’à une époque où il commença d’en être dépossédé. Car ce déménagement-là était dû à son divorce d’avec Dora, qui suscita une dispute pour la répartition des livres, particulièrement de la fameuse « section » enfantine. Car tout en lui laissant l’ensemble de la bibliothèque, Dora, qui avait la garde de leur fils Stefan, exigea de conserver cette collection, qu’ils avaient été deux à constituer. A chaque séjour qu’il fit plus tard près d’eux à San Remo, longtemps après cette rupture, Benjamin retrouvait un accueil précieux à des périodes matériellement difficiles, mais aussi, avec son fils et sa première compagne, cette bibliothèque enfantine, qui avait été au coeur de sa première vie, la plus joueuse, sinon la plus heureuse.
Exposant au public sa bibliothèque privée en décembre 1931, Benjamin choisit comme toujours le moment de crise pour parler de l’essence d’une chose. Ce moment se reflète dans le geste paradoxal de l’exposition : non celui de la visite guidée, mais du déballage. C’est en dispersant sa bibliothèque que Benjamin se présente au public comme collectionneur, jouant de cette exhibition par la forme du discours, adressé à « Mesdames et Messieurs », alors que ce texte n’a jamais été prononcé nulle part. L’artifice formel réfléchit la tension entre public et privé propre au geste du collectionneur, à son acte intimement politique comme à sa recherche d’incarnation théâtrale.
Faire regarder au lecteur l’acte de collectionner, c’est se montrer pris dans la passion de l’acquisition et le goût de la possession, dont Benjamin dit clairement qu’elle est la relation la plus « profonde » qu’on puisse avoir avec un livre. Or on sait combien ces deux notions furent a priori étrangères à la pensée critique de Benjamin, qui n’avait que mépris pour « l’héritage » comme mode de transmission bourgeois : la transmission devait s’opérer selon lui d’une manière destructrice, quoique théologique, sur le modèle de l’apocatastase33 . On a vu plus haut que le regard du collectionneur voit « mieux et différemment que le regard du possesseur profane ». Benjamin précise dans un autre fragment des Passages que ce regard actualise des représentations archaïques latentes de la propriété », en relation avec le « tabou »34 . Il faut donc voir dans le caractère sacré de l’acquisition – par quoi se dessine un cercle magique autour de l’objet - une opération nécessaire à cette apocatastase, c’est-à-dire au salut intégral de toute chose – et de tout texte.
Or la « méthode » de l’apocatastase est celle d’une « décomposition critique » : le critique y procède à la fois à la destruction et au sauvetage, comme la collection travaille à la dispersion et au rassemblement35 . Présenter l’acte de la collection à travers celui du déballage, dans le petit texte de juillet 1931, c’était mettre l’accent sur la fragilité de l’ordre choisi et des richesses acquises : « ce genre de possession, dit Benjamin, qu’est-ce d’autre qu’un désordre où l’habitude s’est faite si familière qu’elle peut apparaître comme un ordre ? » (p. 42) Et plus loin, le narrateur dit avoir fait ses achats les plus mémorables « en voyage, tel un passant » (p. 47).
Les livres en exil.
La collection de Benjamin fut itinérante, à son tour colportée, emballée et déballée. En annexe du recueil publié en 2000 chez Rivages, Jennifer Allen a joint une liste de livres lus par Benjamin. Commencée tardivement et amputée de son début, cette liste est trop partielle et fragmentaire pour être vraiment significative. On voit cependant s’y confirmer ce que la correspondance atteste depuis 1916 : en même temps que le « besoin intime d’une bibliothèque », un goût pour la liste, pour l’inventaire de soi-même, qui transforme la lecture elle-même en un phénomène de collection36 ; mais on y voit surtout la collection s’associer, avec le temps, au voyage.
L’intérêt de cette liste est en effet qu’elle comporte, outre quelques brefs jugements sur tel et tel livre, l’indication des lieux où ces livres furent lus, au fil des déplacements en Allemagne et hors d’Allemagne : en France, sur les rives de la Méditerranée, ou encore au Danemark où Benjamin trouva refuge près de Brecht. Francfort, Berlin, Paris, Naples, Capri, Ibiza, Skovbostrand, San Remo, Monte Carlo… Lorsque Benjamin rejoignit Brecht au Danemark, il envoya en délégation ses 469 kilos de livres. Lorsque Brecht les fit partir à nouveau pour la France, il craignit de ne plus jamais voir Benjamin – et il eut raison. Celui-ci savait que la France allait devenir un lieu de transit.
Evoquant la tension entre voyager et collectionner, J. Allen parle d’ « inventaire errant ». Or on sait comment se résolut cette tension pour finir. Cet homme qui avait grandi parmi les collections de son père, puis qui s’était composé une extraordinaire « bibliothèque » privée au fil des mois et années, listant ses lectures et classant ses volumes, n’avait plus sur lui, lorsqu’il tenta en vain de passer la frontière espagnole, qu’une valise contenant un manuscrit précieux. Pour partir vraiment, Benjamin dut s’en défaire après s’être séparé de son refuge parisien : la Bibliothèque Nationale. C’est du livre en même temps que du monde que prit congé Benjamin en se donnant la mort, peu après avoir remis son ultime bagage d’écrivain errant à une femme qu’il connaissait à peine. Quelques jours avant, à Lourdes, le 8 juillet 1940, il avait écrit sa dernière lettre à Hannah Arendt :
Je serais plongé dans un cafard plus noir encore que celui qui me tient à présent, si, tout dépourvu que je suis de livres, je n’avais pas trouvé dans mon seul la devise qui s’applique le plus magnifiquement à ma condition actuelle : « Sa paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée ». (La Rochefoucauld en parlant de Retz). Je vous cite cela avec le sourd espoir d’attrister Monsieur.
Votre vieux Benjamin.
C’est pleine du souvenir de ces lignes qu’Hannah Arendt composa plus tard son hommage à Walter Benjamin, placé sous le signe du « petit bossu », c’est-à-dire de la malchance, et du « pêcheur de perles », c’est-à-dire d’une autre figure de collectionneur37 . Les perles sont celles du passé : dans ces pages pénétrantes, Arendt compare la relation à la tradition chez Kafka et chez Benjamin. Celui-ci, d’après elle, avait découvert une nouvelle relation possible au passé : un sauvetage de la tradition à hauteur du cours catastrophique de l’histoire. Tandis que Kafka avait substitué à la notion de vérité celle de transmissibilité, comme Benjamin l’avait vu avec précision, celui-ci substitua à cette transmissibilité du passé, à son tour perdue, sa citabilité.
Telle fut de fait l’opération accomplie dans le Livre des passages, composé, comme on sait, de citations recopiées de centaines de livres consultés par Benjamin au cours des dernières années de son existence. Or cette invention d’un nouveau rapport au passé était étroitement lié aux conditions d’existence de Benjamin. Celui-ci fut obligé de lâcher ses livres, les cédant à son destin, de déménagement en déménagement, de dépossession en dépossession. L’évolution de la pensée de Benjamin, communément attribuée à la conversion d’un patrimoine théologique en un matérialisme historique, fut aussi une manière d’accompagner la dispersion de sa bibliothèque et l’abandon progressif de ses livres. Comme l’écrit Pierre Missac, « l’orientation de l’œuvre de Benjamin suit un cours parallèle à l’évolution de sa situation comme amateur de livres »38 . Le plaisir passionné de la possession dut se convertir au déplaisir majeur de la dépossession : il fallut ramener cette expérience dans la sphère du sens, et par là d’un autre plaisir : celui de la pensée d’une époque, à saisir à travers une ville et ses livres : Paris, capitale du XIXe siècle.
Méditant sa mélancolie, Benjamin s’était déjà fait le maître d’un certain renversement baroque : celui du chagrin en jeu, Trauer-Spiel. Il s’agissait pour lui ici de créer une autre profondeur à partir de la perte des livres elle-même. C’est par un double processus d’abstraction qu’il y parvint : en essentialisant la figure du collectionneur, puis en remplaçant sa collection de livres par un livre de citations. Benjamin avait parfaitement conscience de ce processus. Il exposa celui-ci un jour à Adrienne Monnier, dans une très belle lettre où il lui expliquait la « raison intime » de son goût pour le livre de Georges Salles, Le Regard39 .
J’ai connu une suite d’années où les transports les plus doux m’ont été inspirés par les pièces d’une collection que j’avais rassemblées avec une patience ardente. Depuis sept ans que j’ai dû m’en séparer, je n’ai plus connu cette brume qui, se formant à l’intérieur de la chose belle et convoitée, vous grise. Mais la nostalgie de cette ivresse m’est restée. N’ayant eu ni la force ni le courage de me refaire une collection, un transfert s’est opéré en moi. Grâce à lui des passions qui, autrefois, allaient vers les pièces qui m’obsédaient se sont tournées vers une recherche abstraite, vers l’essence de la Collection elle-même.40
A propos de deux allégories : de la « vue » Biedermeier à la « diane » du « kitsch ».
La figure sur laquelle s’achevait la « Vue perspective sur le livre pour enfants », en 1926, ressemblait à une Melencholia 1 à l’envers : l’ange de Dürer y était comme carnavalisée par l’enfance. C’est par ces lignes que s’achevait ce texte, à propos des dessins de Peter Lyser :
Au bout de son panorama, la vue perspective du livre d’enfants débouche sur un rocher fleuri à la mode Biedermeier. Appuyé contre une déesse bleu ciel, le poète repose là-bas avec ses mains mélodieuses. Ce que lui inspire la Muse, un enfant ailé l’enregistre à côté de lui. Epars gisent alentour la harpe et le luth. Les nains dans le giron de la montagne jouent de la flûte et du violon. C’est ainsi que Lyser peignit un jour le paysage, feu multicolore dans lequel le regard et les jouets des enfants rayonnent en retour41 .
Le « livre d’enfants » a sa propre « perspective », et c’est à partir d’elle, ou plutôt de sa remémoration, que peut s’inventer une « vue perspective sur le livre pour enfants » : il s’agit, non plus de pénétrer le monde du livre, mais de ressaisir le regard de l’enfant qu’on fut, et de le traduire dans celui de l’adulte. Cette traduction, qui se donne comme un élargissement scopique, est allégorique. Car le livre d’enfants était un livre d’images où l’on apprenait à lire, et donc aussi à écrire. Si le poète se repose, comme le faisait l’ange de Dürer, c’est ici l’enfant qui est ailé. Et cet enfant travaille à enregistrer ce que la Muse inspire au poète, non à la manière d’un putto sans âme, mais d’un artiste délivré de la mélancolie par un « feu » : celui du jeu. C’est à l’adulte de recueillir ce feu, fait d’un rayonnement en retour du regard et des jouets des enfants.
Cette déesse Biedermeier est celle d’un certain romantisme allemand, dominé par le jeu, l’image et le conte. Lui rendant cet hommage d’adulte, Benjamin se sépare à la fois de l’Allemagne et du romantisme, qui furent le domaine enchanté de son enfance et de sa jeunesse. Prenant congé de Berlin, il salue Paris. Deux ans plus tard, en 1928, il compose une autre persepctive allégorique, pour pour une tout autre déesse. « Paris comme déesse », tel est le titre d’un article consacré au roman Catherine-Paris de Marthe Bibesco :
La déesse de la capitale française, dans un boudoir, étendue rêveusement. Une cheminée de marbre, des moulures, des coussins moelleux, des peaux de bêtes sur le divan et le carrelage. Et des bibelots, des bibelots partout. Des modèles en miniature du pont des Arts et de la tour Eiffel. Sur des socles, pour rappeler la mémoire de tant de choses disparues, des réductions, très petites, des Tuileries, du Temple et du Château d’Eau. (…) Puis, renchérissant sur ce bric-à-brac pittoresque, le submergeant, à perte de vue, la masse inépuisable des livres aux mille formes – in-seize, in-douze, in-octavo, in-quarto et in-folio de toutes les couleurs – qu’offrent, dans les airs, des putti illettrés, que des faunes déversent des cornes d’abondance qui ornent les portières, que des génies agenouillés étalent devant elle : l’hommage de tout ce qui est écrit, sur le globe terrestre42 .
C’est là, écrit Benjamin, une « allégorie bibliographique ». La mode Biedermeier est devenue la mode fin-de-siècle. Suivant le génie du poncif selon Baudelaire, elle est passée dans le mauvais goût de l’allégorie décadente43 . La vue perspective sur le livre d’images, destinée à réfléchir le regard de l’enfant qui joue en lisant, est devenue l’allégorie des petits in-folios perdus dans un grand Tout, qui n’est autre que l’inconcevable totalité des écrits de la planète Terre. Ces livres venus de partout et nulle part s’amoncellent aux pieds d’une déesse de boudoir, qui rêve paresseusement dans son propre kitsch.
Cette dame est une prostituée : elle est donc, selon Baudelaire encore, la sœur de l’enfant. Mais de même que l’enfant et le vieillard se rejoignent dans le collectionneur, l’enfance forcée d’être adulte souffre de vieillesse. La capitale du XIX siècle, déesse du bric à brac moderne, trône parmi ses ruines et ses souvenirs, dont font partie les écrits. Il n’y a plus un poète appuyé sur sa Muse, secondé de nains fébriles et champêtres, mais, à foison, des livres en série qu’écrivirent d’innombrables poètes absents. Où sont passés ces poètes ? Auraient-ils tous disparu ? Et que faire de leurs écrits lorsqu’on vit après eux, sinon une allégorie des livres, donc du monde ? Car c’est au livre encore qu’est confiée la tâche de contenir le monde. Mais ce livre-là doit regarder de front la déesse, et reconnaître derrière ses fanfreluches ce qu’avait affronté le livre sur le drame baroque : la facies hippocratica de l’histoire.
Cette allégorie de Paris a un sens politique. Le collectionneur y est investi d’un certain rôle. Le long fragment cité plus haut du Livre des passages, à la section du « Collectionneur », s’achevait ainsi :
Le collectionneur se perd, assurément. Mais il a la force de se redresser de nouveauau moindre souffle, au plus petit fétu de paille et la pièce qu’il vient d’acquérir se détache comme une île de la mer de brume qui enveloppe ses sens. L’art de collectionner est une forme de ressouvenir pratique, et, de toutes les manifestations profanes de la « proximité », la plus convaincante. Le plus petit acte de réflexion politique fait donc, dans une certaine mesure, époque dans le commerce des antiquités. Ici nous construisons un réveil, une diane qui secoue le kitsch du siècle précédent et le convoque au rassemblement44 .
L’acte du Sammeln postule un art de la Versammlung. Le collectionneur, dans la section qui lui est consacrée, est clairement, comme le flâneur, un allégoricien. Un allégoricien qui procèderait d’une part à la singularisation encyclopédique de l’exemplaire du livre, mais aussi à sa mise en relation par affinités, avec d’autres livres eux-mêmes rendus allégorique par leur caractère d’exemplaire. Rassembler des exemplaires uniques, c’est-à-dire des destins, telle est la fonction de la collection. Ainsi, le collectionneur entre en lutte contre la dispersion et l’éparpillement des choses dans le monde. Mais il le fait d’une manière éparpillante, à son tour allégorisante : l’ensemble de la collection ne peut être que fragmentaire (« Stückwerk »), comme toute chose l’est pour l’allégoricien.
L’allégorie bibliographique a ici aussi une valeur autobiographique. La ville-déesse est devenue pour lui, comme il l’écrit dans Sens unique, « une vaste salle de lecture, une vaste bibliothèque » (p 303). Cette transposition de l’amour des livres à l’amour d’une ville devenue salle de lecture est une expérience. A Paris, pour Benjamin, la planète des livres se rassemble en un lieu : la Bibliothèque Nationale. C’est là qu’il commence à travailler au projet des Passages, et que sa passion de collectionner va se muer en passion de citer. Si ce lieu éloigne du « paysage » multicolore des livres d’enfants, il n’est pas privé d’une certaine intimité : comme le Passage, la Bibliothèque Nationale est un lieu semi-public et semi-privé. Son architecture en coupoles, sa chaleur protectrice, mais aussi sa torpeur singulière, entrent en résonnance avec celles du Passage, qui avait transporté l’intérieur bourgeois dans la rue. Cette rue parisienne que Benjamin a dorénavant choisi d’habiter, comme l’enfant habitait son livre d’images. En faisant de ce lieu public son paysage choisi, Benjamin transforme ce lieu en utopie concrète, espérance intime enfouie au cœur d’un désespoir grandissant.
Benjamin et la Bibliothèque Nationale.
En 1983, peu après que Rolf Tiedeman ait édité le manuscrit des Passages retrouvé à la Bibliothèque Nationale, Pierre Missac consacra un long article au travail effectué par W. Benjamin à la B.N.45 . Ce précieux texte nous éclaire sur la nature exacte de ce travail, et sur le rôle de ce lieu dans l’élaboration du Livre des Passages. Tandis qu’un premier projet, consacré à la ville de Paris comme « féérie dialectique », fut conçu en Allemagne dès 1927 – Benjamin faisait alors des séjours intermittents en France -, c’est après sa fuite à Paris que s’est mis en place le deuxième projet, en 1934. A partir de ce moment-là, la Bibliothèque Nationale devient pour Benjamin un « hâvre et un instrument de travail » quotidien. Mal logé dans des appartements de fortune, il y trouve chaleur et silence, et y passe ses journées entières, n’en sortant qu’à la fermeture des portes.
Si son travail alors se resserre sur Paris, c’est aussi en fonction des fonds disponibles : concernant la France, dit-il dans sa correspondance (15.4.36), la BN offre un « luxe bibliographique qui compense ce qui manque par ailleurs ». Mais la relation se « personnalise » davantage pendant la « drôle de guerre ». Benjamin avait été interné en septembre dans un « camp de travailleurs volontaires » près de Nevers, d’où il fut libéré grâce aux interventions d’Adrienne Monnier et Jules Romains. Revenu à Paris, il court se réfugier à la BN. Ecrivant à Gretel Adorno, il évoque son retour rue Richelieu comme « une petite fête dans la maison46 . Un mois plus tôt, le 15 décembre 1939, il écrivait à Horkheimer cette phrase étrange : « Rien au monde pour moi ne pourrait remplacer la Bibliothèque Nationale »47 . Un « élément affectif » puissant est donc venu se greffer dans son travail, tendant à faire de la B.N. « une sorte de substitut du foyer perdu » (p 35).
C’est à ce moment que se précise la relation entre le livre des Passages et le travail sur Baudelaire. P. Missac voit s’esquisser un « double scénario » :
D’une part l’accent oscille entre la critique littéraire et l’analyse sociologique, puis passe de la première à la seconde. Du même coup, d’autre part, et c’est ici l’essentiel, on dirait que la documentation prend le pas sur la lecture, la découverte de nouveaux textes sur la contemplation des anciens, le foisonnement des imprimés, même sous la forme des Wälzer, des gros bouquins qui avaient fait l’objet de tant d’ironie, sur la révérence devant le livre, l’excitation de la chasse sur la saveur du gibier. (…) Il n’est pas exclu (…) qu’une défense contre le malheur ait fondé un détachement raisonné, que la collection de livres, naguère décrite par lui comme un phénomène essentiellement privé, soit devenue à ses yeux impossible parce que historiquement dépassée, enfin que, devant l’abondance des volumes dont il feuilletait les catalogues, il ait renoncé à l’espoir de contribuer à la culture d’une façon qui ne fût pas dérisoire ou qui n’apportât pas une pierre à l’édifice de l’indifférence ou de la barbarie. Cela se serait exprimé dans la formule souvent citée : « Je n’ai rien à dire, seulement à montrer », qui marque la dépossession de l’écrivain après celle du bibliophile, justifie un usage accru, voire exclusif, de la citation, y compris du Selbstzitat, de la citation de soi-même, qui fait rentrer l’écrivain dans le rang, le traite comme un autre, et même un recours de plus en plus fréquent à l’image48 .
A ce sujet, Missac cite une note que Michel Melot, alors Conservateur au Cabinet des Estampes, avait rédigée à la demande de l’éditeur allemand du Passagenwerk (T. 5 p 1324) : M. Melot y souligne l’originalité des travaux de W. Benjamin en juillet 1935, et le caractère « systématique » de ses recherches iconographiques, rare en « histoire sociale »49 . Missac cite encore un brouillon de lettre destinée au Directeur général de la bibliothèque, le 8 juillet 1935, où Benjamin demande l’autorisation d’examiner « certains volumes consignés à l’Enfer », ce que rend indispensable un « examen approfondi du côté érotique de la vie parisienne »50 . Or cet accès à l’Enfer, à une époque où il voyait ressurgir l’idée d’éternel retour en plein matérialisme – en lisant L’Eternité par les astres d’Auguste Blanqui - ne pouvait que prendre un sens symbolique : W. Benjamin en note l’ironie, dans une lettre à Albert Cohn le 18 juillet 1935 : « Avoir obtenu l’autorisation de travailler dans l’Enfer est un des rares succès que j’aie pu enregistrer ici ».
On ne s’étonnera donc pas qu’il soit question de la Bibliothèque Nationale à plusieurs reprises dans le Passagenwerk. Le motif des Coupoles – analysé en détail par P. Missac - y devient un thème à variations dans une série de fragments, distribués en esquisses successives dans des sections différentes du livre, dont la première date de 1928-29 ( « Premières notes »). Je cite ici à dessein la version placée dans la section « Théorie de la connaissance » :
La rédaction de ce texte qui traite des passages parisiens a été commencée à l’air libre, sous un ciel d’un azur sans nuages qui formait une voûte au-dessus du feuillage, mais qui avait été recouvert d’une poussière plusieurs fois centenaire par les millions de pages entre lesquelles bruissaient la fraîche brise du labeur assidu, le souffle lourd du chercheur, la tempête du zèle juvénile et le zéphyr nonchalant de la curiosité. Car le ciel d’été peint dans les arcades qui dominent la salle de la Bibliothèque nationale, à Paris, a étendu sur elle sa couverture aveugle et rêveuse.51
Une autre version comporte un pompeux finale mythologique, destiné à congédier les dieux et demi-dieux de l’Olympe en faveur des « Dioscures ». Cette prose étrangement méthodologique, volontairement pesante et enflée, transforme le paysage de la Bibliothèque en décor baroque. Mais comme chez Baudelaire, la « coupole spleenétique » comporte une signification politique, ainsi commentée pour finir par Pierre Missac :
Au lieu de prétendre faire l’histoire, on se contente de l’écrire, avec, au mieux, l’espoir, bien faible, d’apporter une contribution au bouleversement rêvé. Et si cet espoir, tel tant d’autres, doit être abandonné par nous, comme s’il s’était révélé utopique à un Benjamin désespéré, du moins subsisteront les bibliothèques sagaces et sereines, indispensables nécropoles, pyramides enfin à l’épreuve du feu, où se conserve, pour les générations à venir, ce qui mérite d’être sauvé et où quelque Dieu rencontrera son bien : y compris, pense-t-on, l’œuvre de Benjamin, et parmi elle le Passagenwerk52.
A l’époque où P. Missac écrivait ce texte, Giorgio Agamben venait de découvrir un « second Nachlass »53 , qui comprenait un grand nombre de notes relatives au livre sur Baudelaire et aux Passages. Ce manuscrit montrait un état du projet plus avancé que celui qui venait d’être publié par R. Tiedeman, et comportait un système de numérotations et de renvois différent. Il faisait comprendre autrement le projet des Passages, et sa relation au texte sur Baudelaire.
A l’heure d’aujourd’hui, ce texte, incompréhensiblement, n’a trouvé preneur chez aucun éditeur français. C’est sans doute la dernière manière qu’à trouvée Benjamin pour se réfugier, au creux d’une « coupole » plus utopique que jamais. Car les frondaisons de la rue Richelieu n’abritent plus les feuillets des livres qu’il y lisait : ces livres, comme on sait, ont été déplacés. Les conservateurs de la Bibliothèque Nationale ont dû procéder à un grand déballage, eux aussi, pour améliorer « l’indispensable nécropole » et la protéger du « feu ». Les lecteurs ont ainsi été retirés aux « frondaisons » et forcés d’entrer dans une « pyramide » en « architecture de verre » : celle où Benjamin avait vu se dessiner le monde de demain, sous le signe d’une « pauvreté » d’expérience dont il faudrait désormais prendre le parti.
Le « faible » espoir dont vécut Benjamin en lecteur nous est devenu transparent.
Bibliographie
De W. Benjamin :
Oeuvres (3 vol. chez Gallimard, Folio, trad. M. de Gandillac et accompagnement critique de R. Rochlitz, voir la bibliographie du volume 1), dont en particulier (je cite l’édition française initiale autonome ) :
- Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages. Trad. J. Lacoste, Ed. du Cerf, 1989. - Sens unique, trad. J. Lacoste, Nadeau, 1988.
- « Edouard Fuchs, collectionneur et historien », in Oeuvre lll, Gallimard, 2000.
- « Je déballe ma bibliothèque », trad. J.F. Poirier et J. Lacoste, dans Images de pensée, Bourgois, 1998. Et Je déballe ma bibliothèque, trad. Philippe Ivernel, Ed. Rivages Poche, 2000.
- Correspondance, 2 vol, trad. G. Petitdemange, Aubier-Montaigne, 1979.
- Ecrits autobiographiques, trad. C. Jouanlanne et J.F. Poirier, 1990.
Sur la bibliothèque et le livre chez W. Benjamin :
Hannah Arendt. Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974.
Agnès Lepicard. Le Temps du livre, essai sur la collection chez Walter Benjamin. Mémoire de Master 2, à soutenir en octobre 2005.
Pierre Missac, Passage de W. Benjamin, Seuil, 1987. Voir aussi l’article dans la Revue de la BNF (hiver 1983) : « W. Benjamin et la Bibliothèque rationnelle »
Gershom Scholem, Benjamin et son ange, Payot-Rivages, 1995.
H. Wismann éd., Walter Benjamin et Paris, Actes du colloque international de juin 1983, éd. du Cerf, 1986.
Bucklicht Männlein und Engel der Geschichte. Walter Benjamin. Theoretiker der Moderne. Eine Aufstellung des Werkbund-Archivs in Martin-Gropius-Bau, 28 Dezember 1990-28 April 1991, Ausstellungsmagazin, Werkbund Archiv, 1990.