Critique salvatrice et utopie.
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Les écritures essayistiques les plus marquantes, qui ont été élaborées au xxe siècle, représentent la confrontation de la pensée métaphysique [1] avec une conscience du style élaborée de manière complexe [2]. Le style est dans ce cas-là tout sauf un supplément ornemental de l’argumentation. Au contraire, l’ordonnancement de la langue prend en charge à chaque fois des fonctions centrales au sein des discours philosophiques. Dans ce contexte, l’essai acquiert une importance significative quand il s’agit de répondre à la question de savoir comment il est possible de rendre compatible la sphère de la métaphysique avec une conscience du temps qui se modifie à vitesse accélérée [3]. Jusqu’à Adorno inclus, l’essayisme doit être compris comme un projet d’avant-garde de la pensée qui, dans la situation particulière que constitue la modernité, cherche des sphères d’expression adéquates, par-delà l’aveuglement idéologique. C’est dans ce sens précis que ce syndrome apparaît déjà chez Walter Benjamin. Même s’il faut éviter de placer Benjamin et Adorno dans un rapport généalogique trop strict. Il ne s’agit pas non plus de présenter l’influence de l’aîné sur le plus jeune. Il s’agit bien plutôt du syndrome « essai » et de son déploiement. Et dans cette perspective, Benjamin et Adorno constituent, du fait de leur parenté intellectuelle et des failles fondamentales qui s’ouvrent entre eux, une fois de plus un point culminant. Alors que Benjamin, partant d’une conception mystico-métaphysique de la langue [4], ne s’intéresse dans tous ses textes – et ce, sur un ton presque invocatoire – à rien tant qu’à une prose qui divise les diverses tensions de la conscience dans l’histoire, d’une part, et le présent d’autre part, Adorno, à une période charnière de son œuvre, consacre à L’essai comme forme une étude fondamentale d’inspiration utopique. Dans ce texte, Adorno conçoit l’essai comme le médium spécifique d’une « déviation par rapport à la norme » et, de ce fait, comme la seule possibilité effective de forcer linguistiquement et stylistiquement le « dispositif d’aveuglement » de l’idéologie.
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Ce qui différencie Benjamin et Adorno, c’est la sphère intellectuelle dans laquelle il convient selon chacun d’eux de faire subir au syndrome de l’essayisme une radicalisation décisive. Tandis qu’Adorno mène une argumentation dialectico-matérialiste à un niveau d’abstraction élevé, sans encore avoir besoin de recourir à des exemples tirés du domaine de l’« essai », pour Benjamin, le moment mystique d’une critique salvatrice, qui s’effectue par l’accomplissement d’un plongeon dans la matérialité du sens, demeure le point de départ et l’objectif de son essayistique. Cette réflexion porte sur le rôle du critique littéraire et du critique d’art dans un sens élémentaire. Selon Benjamin, ce n’est pas dans le cadre de l’histoire de l’art traditionnelle, qui se contente de présenter une série d’œuvres sans lien, que l’on parvient à un traitement adéquat des textes du passé. Leur fond existentiel réel n’apparaît que quand on lève leur voile esthétique, qui cache et tout à la fois laisse transparaître l’intensité dont ils sont porteurs. La tâche qui incombe donc au critique consiste à dépasser, par son travail, ce voilement de telle manière que le voile que l’œuvre d’art conserve au regard de la perception du public n’en soit pas détruit du même coup. Il s’agit donc de transmettre le secret des œuvres dans leur structure profonde sans pour autant dévoiler ce secret de manière destructive.
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Une lettre de Benjamin à Florian Christian Rang, du 9 décembre 1923 éclaire ce point de vue dans une formulation caractéristique de Benjamin :
« Les mêmes « puissances » qui, dans l’univers de la révélation (c’est-à-dire, là, l’histoire), se font temporelles sous un mode explosif et extensif surgissent dans l’univers du mystère (c’est celui de la nature et des œuvres d’art) sous mode intensif. […] Les idées sont les étoiles, à l’opposé du soleil de la révélation. Elles ne brillent pas au grand jour de l’histoire, elles n’agissent en lui que de manière invisible. Elles ne brillent que dans la nuit de la nature. Dès lors les œuvres d’art se définissent comme des modèles d’une nature qui n’attend aucun jour et donc qui n’attend pas non plus le jour du jugement, comme des modèles d’une nature qui n’est pas la scène de l’histoire ni le lieu ou réside l’homme. La nuit sauvée. La critique alors, en lien avec cette manière de voir les choses […] est présentation d’une idée. Leur infinité intensive est la caractéristique des idées en tant que monades. Je donne une définition : la critique est la mortification des œuvres. Non pas un accroissement de la conscience en elles (romantique !) mais l’établissement en elles du savoir. » (Benjamin, 1979, pp. 295-296)
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Cette citation assez longue devrait éclairer la signification, au fond théologique, que Benjamin a donnée dès le départ à son concept de critique. La lettre à Rang a été écrite dans le contexte de l’essai sur les Affinités électives de Goethe, que Benjamin a terminé en 1922, sans pour autant trouver immédiatement d’éditeur adapté. Finalement, Rang a pu établir un contact avec les Neue Deutsche Beiträge de Hofmannsthal. C’est là que l’essai a ensuite été publié en deux parties, en 1924 et en 1925. Benjamin a en quelque sorte proposé dans ce texte un exemple pratique de sa conception de la critique. Dans le même temps, il catapulte le concept de l’essai dans une sphère hautement complexe.
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La conception de la critique que Benjamin tire de son travail sur le Premier Romantisme se révèle modifiée en un point décisif par rapport à son mode d’expression romantique, par exemple chez Friedrich Schlegel. Alors que les romantiques aspirent, à travers la critique des œuvres d’art, à une amplification de la conscience, il s’agit pour Benjamin d’une interpénétration de la sphère magique et de la sphère intellectuelle, donc de l’ancrage du savoir dans les œuvres et du contenu des œuvres dans le savoir. C’est déjà l’argument que développe Benjamin dans sa thèse, soutenue à Berne en 1920, Le concept de critique esthétique dans le Romantisme allemand : la critique romantique n’est en aucune façon « un jugement ou une opinion sur l’œuvre. Elle est bien plutôt une formation, qui trouve certes dans l’œuvre l’occasion de sa venue au jour, mais qui, dans sa consistance et son maintien, n’en dépend absolument pas. Comme telle, il est impossible, principiellement, de la distinguer de l’œuvre. » (Benjamin, 1986, p. 160.)
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Mais alors que les romantiques envisageaient leur objectif dans un horizon historico-philosophique prenant sa source dans l’artistique, Benjamin place le cœur de sa critique dans une relation intense entre la pensée utopique et le secret esthétique des œuvres. Les œuvres conservent donc un contenu historico-philosophique, que la critique fait apparaître en elles, sans pour autant éliminer l’essence voilée de ce contenu. Ce point de vue révèle de manière immédiate son caractère messianique et mystique. Le critique sauve le contenu intensif de l’histoire, qui est considérée comme un scénario temporellement extensif de la révélation, dans les œuvres qui, en tant qu’elles ont été soustraites au « jour du jugement » de l’Apocalypse, existent dans la « nuit de la nature ». De ce fait, il joue un rôle central dans l’accomplissement de l’histoire et dans la cristallisation de sa composante messianique. Il est convaincu que dans les œuvres d’art, dans leur constitution auratique, prise au sens d’un secret qui n’a pas vocation à être dévoilé, la force messianique du processus historique se trouve en quelque sorte naturellement conservée.
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Il s’agit d’une mise en relation particulièrement originale de la croyance romantique en l’art avec l’attente du salut de la théologie juive. C’est sur cette dernière que Benjamin fonde l’orientation extrêmement élitiste qu’il donne au concept de critique et à son écriture essayistique. Une fois de plus relativement à la publication de l’essai sur les Affinités électives, il écrit à Hofmannsthal pour expliciter ses idées :
« Cette conviction que toute vérité a sa demeure, son palais ancestral dans la langue […] et que face à une vérité ainsi fondée, les visées des sciences particulières restent subalternes tant que, nomades en quelque sorte, elles se contentent de solutions aléatoires aux problèmes que pose la langue, captives de cette conception qui, faisant du langage un simple signe, affecte leur terminologie d’un arbitraire irresponsable. » (Benjamin, 2000a, pp. 274-275)
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Le concept de critique a chez Benjamin une orientation fondamentalement théologique. Il correspond aussi peu aux conceptions de la langue qui ont cours dans les sciences qu’aux objectifs que se fixe la science en général. Et ses manifestations révèlent le degré d’ésotérisme correspondant. L’essai sur les Affinités électives illustre bien cet état de fait. Le texte est composé de trois parties et cette structure correspond à l’enchaînement dialectique : thèse, antithèse, synthèse. Les trois parties constituent comme trois variantes de la critique, qui se complètent : 1. critique et commentaire ; 2. critique et biographisme ; 3. critique et philosophie [5]. L’intention de Benjamin est de mêler des réflexions méthodologiques de fond avec l’observation du contenu et de la forme du texte de Goethe. De cette manière l’essai prend un caractère fondamental ou, pour le dire d’une manière plus radicale, mais peut-être plus juste, un caractère fondamentaliste. Ce que Benjamin développe de façon dialectique, c’est un fondamentalisme spirituel de l’art et de la critique. Le lien entre œuvre et critique qui est poussé jusqu’à la fusion totale s’annonce dès les premières phrases où on peut lire :
« Dans une œuvre d’art, la critique cherche la teneur de vérité, le commentaire, le contenu concret. Ce qui détermine le rapport entre les deux est cette loi fondamentale de toute œuvre littéraire : plus la teneur de vérité d’une œuvre est significative, plus son lien au contenu concret est discret et intime. » (Benjamin, 2000a, pp. 274- 275)
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On ne peut s’étonner que ce soit justement dans les Affinités électives de Goethe que Benjamin trouve une œuvre idéale pour sa conception de la critique. L’ininterprétabilité cryptique de ce roman dépasse toutes les manifestations comparables du genre. Dans les Affinités électives, la teneur de vérité semble plus profondément et solidement scellée que dans toute autre œuvre narrative de la littérature allemande. Pourtant Benjamin ne justifie en aucun cas cette décision préalable du critique concernant son objet. Au contraire, il voit dans le scellement de la teneur de vérité des Affinités électives l’objet adéquat pour la dimension profonde de la critique qu’il a en vue. Benjamin considère que le contenu concret, auquel il consacre la première partie de l’essai, prend sa source dans le concept de destin en tant qu’il est « l’ensemble de relations qui inscrit le vivant dans l’horizon de la faute » (Benjamin, 2000a, p. 296). Selon cette interprétation, le contenu concret du roman serait à voir dans sa dimension mythique [6].
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La deuxième partie de l’essai développe un autre aspect, à savoir celui de la relation de l’auteur à son texte. Benjamin se présente ici comme un opposant décidé de l’étude littéraire biographique telle qu’elle a été représentée surtout par Friedrich Gundolf. Le résultat de la critique ne peut désormais plus être la vision héroïque de Goethe l’Olympien, mais l’entrelacement de l’auteur et de l’œuvre dans le sens, encore une fois, du destin d’une vie : « Peut-être parce que sa jeunesse, devant la détresse de la vie, avait souvent cherché un trop facile refuge dans le champ de l’art littéraire, l’âge, comme pour le punir avec une terrible ironie, a installé la littérature comme souveraine sur sa vie » (Benjamin, 2000a, p. 339).
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La troisième partie de l’essai développe une perspective qui est fondamentale pour l’analyse de Benjamin. Celle-ci porte sur le contenu concret de l’œuvre dans la perspective de la critique. Il dit en parlant de la critique : « Dans l’œuvre d’art elle fait apparaître l’idéal du problème à travers l’une de ses manifestations. Car elle constate finalement en elle la possibilité d’une formulation portant sur la teneur de vérité de l’œuvre d’art, en tant que problème suprême de la philosophie » (Benjamin, 2000a, p. 351).
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Pour Benjamin, le personnage d’Odile représente l’image qui, dans son évanescence, se dérobe à l’amant à l’échelle de l’intrigue ; de la même manière que la teneur de vérité se dérobe au lecteur à l’échelle structurelle. Odile est pour Benjamin l’incarnation de la teneur de vérité qui se retranche derrière l’apparence. Benjamin appelle cette dimension de l’œuvre d’art l’inexpressif. « L’inexpressif est cette puissance critique qui peut, non point sans doute séparer, au sein de l’art, l’apparence et l’essence, mais empêcher, du moins, qu’elles se confondent » (Benjamin, 2000a, p. 363).
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Cette élaboration complexe du concept de critique que nous venons de montrer en prenant pour exemple les Affinités électives de Goethe recèle, tant sur le plan philosophique que sur le plan de l’étude littéraire, des implications d’une grande portée qui ne peuvent cependant pas être évoquées ici. En ce qui concerne le concept de l’essai, il est pourtant possible de tirer certaines conclusions sur la base des analyses précédentes. L’essai est la forme d’écriture qui ressort de la conception de la critique que Benjamin appelle de ses vœux. Dans le cadre de l’essai, il est possible d’entretenir une relation avec l’objet considéré qui permet une interpénétration des idées et des sphères affectives les plus diverses. De cette manière, l’essai sur les Affinités électives met en rapport des réflexions fondamentales de la théorie littéraire, des questions structurelles et de contenu, des questions ayant trait au texte (contenu concret) et une sphère d’interprétation théologico-mystique (teneur de vérité) de telle façon que le texte dans sa totalité constitue un élargissement de l’horizon du roman goethéen. Cet élargissement a pour but, dans le roman, d’amener à la conscience les dimensions intensives de l’œuvre. Il ne s’agit pas par ce biais de traduire l’art et ses contenus dans une langue philosophico-analytique, mais au contraire de sauver l’art autonome et irremplaçable, en tant qu’il est une manifestation de la vérité qui cache et dévoile à la fois [7].
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En conséquence, si l’essai en tant qu’écriture pénètre dans le domaine de l’art compris comme le « voile de ce qui est plus que tout voilé », il acquiert dans la conception benjaminienne de la critique la plus haute importance. En cela, l’auteur se place lui-même tout à fait dans la tradition du Romantisme allemand, mais il élargit l’objectif de son procédé au domaine du mystique et de l’utopie du salut. Les œuvres d’art sont des phénomènes qui se dérobent à l’histoire et au fait qu’elles sont orientées vers la révélation messianique. Elles sont situées dans la « nuit » et cachent de ce fait, par leur aura, la teneur de vérité intensive du matériau historique qui a sombré dans l’écoulement du temps. C’est ce contenu que le critique doit avoir en vue et il doit étoffer l’œuvre grâce à la critique de la même manière que les idées de la critique s’étoffent grâce à l’œuvre.
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Jusqu’à Benjamin, la critique littéraire ne s’était jamais présentée de manière aussi évidente comme théologique. De la même façon, l’essai comme forme ou comme écriture n’avait jamais été à ce point chargé d’un sens métaphysique et d’un sens utopique et sotériologique. L’apogée de ce phénomène doit notamment être rapportée au fait que, d’une manière générale, les intellectuels, au lendemain de la première guerre mondiale, ont conscience d’être témoins d’une crise apocalyptique. Celle-ci devait constituer le ferment qui allait marquer la vie intellectuelle sous la République de Weimar et finalement la miner. […] [8]
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Partant de la critique littéraire, Benjamin élargit, après l’échec de son projet d’habilitation en 1925, le concept de critique et sa pratique aux conditions de vie politique et culturelle. On considère communément ce changement comme accompli à partir de la parution de Sens unique en 1928. On croit y voir la métamorphose d’un philosophe théologico-métaphysique en un théoricien matérialiste. Le livre est dédié à une certaine Asja Lacis dans les termes suivants : « Cette rue s’appelle rue asja lacis, du nom de celle qui en fut l’ingénieur et la perça dans l’auteur » (Benjamin, 1978, p. 147).
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Le metteur en scène russe que Benjamin a rencontré en 1924 à Capri l’a probablement initié de façon saisissante aux idées fondamentales du marxisme et du matérialisme dialectique. Pourtant, cette rencontre ne constitue pas l’unique cause de ce tournant caractéristique de l’œuvre de Benjamin. La lecture de l’ouvrage de Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, a probablement au moins autant contribué à ajouter une dimension nouvelle à son horizon intellectuel. Car il n’est pas possible de dire que Benjamin se soit fondamentalement distancié de la position que l’on observe dans l’essai sur les Affinités électives. On devrait au contraire prendre en considération ce qu’écrit Hermann Kähler, « que les thèses d’après encerclent celles d’avant comme les anneaux d’un arbre » (Kähler, 1982, p. 217).
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Que l’on considère Sens unique comme une œuvre maîtresse ou plutôt comme une œuvre de second plan, il n’en reste pas moins que ce livre jouit d’une place particulière dans l’évolution de son auteur. Kähler le désigne comme « le premier de ses projets importants […] à avoir un caractère purement essayistique » (Kähler, 1982, p. 226).
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Benjamin radicalise les formes d’écriture qu’il a développées jusqu’en 1925 et donne à l’essai une place centrale dans cette démarche. Face à des essayistes comme Kassner ou Pannwitz [9], qui ne font que perpétuer le détachement béatement cultivé des styles essayistiques traditionnels — même si c’est au moyen d’un ésotérisme brumeux, — Benjamin place l’essai dans un rapport fonctionnel avec la position fondamentalement partisane du « critique [comme] stratège dans le combat pour la littérature », selon ses propres termes (Benjamin, 1978, p. 183).
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Benjamin plaide pour une critique sans égards, qui prenne parti sans ménager personne, qui vise donc tout sauf l’équilibre. Selon sa conception, le critique écrit pour d’autres critiques et pas pour le public, ni pour la postérité. La position fondamentale du critique est la polémique. Dans le manifeste La technique du critique en treize thèses, il dit à ce sujet : « La polémique, c’est anéantir un livre en quelques phrases. Moins on l’étudie, mieux c’est. Seul celui qui peut anéantir peut critiquer. […] La vraie polémique gourmande un livre avec autant de tendresse qu’un cannibale qui se prépare un nourrisson » (Benjamin, 1978, p. 184).
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Ces thèses aux accents féroces signalent l’entrée de Benjamin dans la sphère du combat culturel dont la République de Weimar a été traversée et auquel toutes les tendances politiques ont participé. Ce n’est qu’une fois parvenu à ce stade de la critique qu’il y a pour Benjamin un degré de contrainte intellectuelle qui, en passant par le combat des littérateurs et de la littérature, vise « le combat vital » dans sa totalité. La vie publique et culturelle doit pouvoir être lue comme un texte littéraire et passée à la radiographie de la critique ou élevée au rang de connaissance. Les écritures que Benjamin développe à cet effet convergent en un concept qui a une importance centrale pour la définition de son essayistique après 1925, l’image de pensée. Il désigne l’extrême compression langagière entreprise dans un espace restreint et par laquelle certains états, observations, expériences ou raisonnements sont pour ainsi dire fixés en une image. Les images de pensée expriment en un même mouvement deux phénomènes tout simplement incompatibles qui pourtant, parce qu’ils sont présentés ensemble dans ces textes, jouent un rôle décisif pour les travaux ultérieurs de Benjamin, à savoir, d’une part, le moment de la méditation et d’autre part, celui du choc.
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Ces deux moments – la méditation et le choc – constituent, dans le cadre de l’image de pensée benjaminienne, un mouvement intégratif de contraction et d’extension. Les intensités fixées en une image préparent là les énergies de leur explosion et transmettent en permanence ce double potentiel au lecteur. Benjamin lui-même utilise la métaphore de l’éventail pour caractériser la disposition intérieure de l’image de pensée, quand il écrit : « La faculté d’imagination est le don d’interpoler dans l’infiniment petit, de découvrir dans chaque intensité son extension, sa nouvelle plénitude naguère comprimée, bref, de prendre chaque image comme si c’était celle d’un éventail replié qui ne respire que dans le déploiement, et qui, en s’élargissant, révèle à l’intérieur les traits de l’être aimé » (Benjamin, 1978, p. 197).
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Adorno a donné une définition convaincante de l’image de pensée chez Benjamin dans son court texte sur Sens unique. Adorno écrit, concernant les images de pensée : « Ils [les fragments de Sens unique (N.d.t.)] ne veulent pas seulement en finir avec la pensée conceptuelle, ils veulent aussi choquer avec leur forme énigmatique et mettre ainsi en mouvement une pensée qui, dans sa forme conceptuelle traditionnelle, reste figée et donne alors l’impression d’être conventionnelle et désuète. » (Adorno, 2001, p. 32.) Il s’agit pour Benjamin de mettre en image le processus historique, pour rendre visibles ses possibilités ensevelies ou oubliées, visibles comme un choc, d’une manière qui provoque la libération de ces intensités dans la perspective de l’histoire du salut. La critique littéraire et la théologie se rapportent l’une à l’autre comme le buvard et l’encre, comme Benjamin le fait observer dans une remarque plus tardive, là encore dans le sens d’une image de pensée : « Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l’encre : elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit » (Benjamin, 1989, p. 488).
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Sur le buvard, ce qui a été écrit apparaît en miroir ; de plus, le buvard a tendance à absorber toute l’encre avec laquelle le texte a été écrit. Deux tâches reviennent donc à la critique, qui se retrouvent dans l’image du buvard. D’une part, le déchiffrement de l’écriture inversée et d’autre part, l’absorption du substrat matériel de l’écriture (encre), conçu comme incarnation du matériel de l’histoire [10].
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On voit, grâce à ce court développement, avec quelle ambition la représentation benjaminienne de la critique a en vue le processus historique conçu en un sens messianique. L’accroissement que constitue la perspective théorique du marxisme ne pouvait en ce point amener qu’un élargissement et une radicalisation. L’orientation théologique reste dominante. C’est en grande partie dans ce contexte qu’il faut comprendre l’essai de Benjamin sur Franz Kafka, écrit à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de celui-ci (1934). Benjamin n’interprète pas Kafka dans le sens d’un judaïsme strictement fondé sur la théologie et la cabale — une interprétation qui a été défendue avec véhémence par Max Brod, — mais il voit au contraire en Kafka celui qui rappelle une substance théologique perdue dont les dernières manifestations ne sont plus déchiffrables. Le travail de Benjamin consisterait dès lors justement en un déchiffrement de la manifestation messianique dans le champ de ruines de l’histoire. Ici encore, quand il parle de Kafka, son concept de critique joue un rôle central.
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Pourtant, ce qui, dans ce domaine, sera encore plus important pour Benjamin, ce sont ses recherches sur Charles Baudelaire et sa conception de la modernité. Les travaux sur Baudelaire sont en relation avec le projet de Benjamin sur les passages parisiens, qu’il a entrepris en 1927 et poursuivi jusqu’à sa mort en 1940 et qu’il considérait comme une histoire inaugurale de la modernité [11]. Dans les écrits sur Baudelaire, la pratique benjaminienne de l’essai acquiert, là encore dans le sens du traité [12], sa pleine expression. Désormais, le concept benjaminien de critique semble avoir trouvé le domaine qui lui est le plus approprié ; il croule cependant déjà sous la masse de matériau dans laquelle le projet sur les passages menace bientôt de se noyer.
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L’article peut-être le plus connu et le plus décisif de Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1936), ne peut être sans restrictions qualifié d’essai. Le passage du traité métaphysique à l’écrit de combat dans le domaine de la politique culturelle semble accompli à ce moment là, parce que Benjamin caractérise, dans la préface, son article sur l’œuvre d’art de « formul[ation] des exigences révolutionnaires dans la politique de l’art » (Benjamin, 2000, p. 69).
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La constatation selon laquelle, dans les circonstances dictées par les conditions de production moderne, l’œuvre d’art perdrait son aura et deviendrait une marchandise reproductible force à relier la production de marchandises et la conception esthétique par un raccourci matérialiste, lequel ne peut guère plus être qualifié de dialectique dans le sens marxiste du terme. Avec l’aura de l’œuvre d’art, Benjamin introduit un concept hautement spéculatif dans le domaine des raisonnements matérialistes, sans évoquer la constellation problématique que crée le rapprochement entre spéculation idéelle et historiographie matérialiste. Dans la lignée d’une vision marxiste de l’art, c’est justement son caractère idéaliste qui doit être revendiqué comme sa dimension perdue. Ce qu’aborde Benjamin avec la question de l’aura, c’est le nœud du problème de l’art bourgeois, dans lequel l’idée du créateur se mêle au fantasme d’une œuvre d’art auratique produite dans des conditions pré-industrielles pour devenir une construction idéale, qui n’est guère en mesure de formuler des thèses révolutionnaires, telles que les entend le matérialisme dialectique. Il en va de même pour son œuvre sur les passages. Benjamin échoue à résoudre le problème posé par l’impossibilité de transformer une masse de données en une œuvre de critique historique, telle qu’il l’a probablement rêvée, parce qu’il ne pense pas le point de convergence entre la spéculation théologico-idéaliste et le matérialisme philosophico-historique. En dernière analyse, se cache derrière cela une volonté de dépasser le matériau historique par la pensée et de la placer là, dans la lumière de sa puissance messianique. Il est évident qu’à ce niveau de prophétisme théologique, l’essai ne pouvait plus s’imposer.
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Dans cet effort, peut-être extrême, que la pensée métaphysique a entrepris au xxe siècle, l’essai n’a en fin de compte véritablement plus de place. Comme chez Musil, comme chez Broch, comme pour tous les auteurs majeurs du xxe siècle qui prennent en charge la métaphysique par le biais de l’essayisme, les possibilités de l’écriture essayistique sont surmenées, et elles sont vouées par la suite à être dissoutes dans un projet de plus grande ampleur. L’essai n’est plus conçu comme un correctif existentiel mais comme le tremplin intellectuel de l’utopie. On pourrait faire des constations semblables au sujet de Ernst Bloch, qui, dans son livre Traces, paru en 1930, présente un travail sur la prose se rapprochant des images de pensée benjaminiennes, et dont la puissance prophétique préfigure sans nul doute son œuvre majeure, Le principe espérance. L’essai a ici perdu tout ce qui de tout temps l’a distingué ; sa distance, son ironie, sa désinvolture, tout son fondement sceptique. Tout cela, l’essai doit le sacrifier à la volonté de créer un utopisme métaphysique et totalisant. On observe cela aussi chez Gottfried Benn, qui, à la fin de sa vie, a certes pris congé du désir de totalité et d’absolu, mais qui, à travers ses styles essayistiques, fait de cette prise de distance un absolu du style. Dans cette perspective, le XXe siècle apparaît effectivement comme l’époque qui a enterré l’essai et l’essayisme, tel que ce style de vie et de pensée nous a été transmis par Montaigne, présenté par le Premier Romantisme et tel que Nietzsche l’a pratiqué jusqu’au paradoxe. Dans les circonstances de la modernité, ce style était soumis à une accélération et à une dynamisation par lesquelles ses potentialités relativistes ont été en quelque sorte poussées à l’explosion, car elles constituaient la dernière possibilité d’agir du sujet et de son horizon d’attente utopique et messianique. […] [13]
traduit par Sonia Goldblum
Avec l’aimable autorisation de la traductrice et de l’éditeur
Tous droits de reproduction réservés © ENS Éditions
Walter Benjamin et Theodor W. Adorno. Critique salvatrice et utopie
Extrait intégral de Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 13, Où en est la critique ?
pp. 221-232, décembre 2007 [en ligne], mis en ligne le 22 janvier 2009
http://traces.revues.org/index328.html
(Les logos de l’article dans La RdR, logo d’entête et logo de survol, sont respectivement des portraits photographiques de Benjamin et de Adorno).