C’est par l’entremise des missionnaires que la France a découvert le Vietnam au XVIIe siècle. Dès la fondation des Missions étrangères de Paris, ce pays constitue en effet pour celles-ci le terrain de prédilection : tout jeune missionnaire aspire à y aller, dans l’espoir d’y revivre les temps du christianisme originel, celui de l’irrésistible essor de la « vraie religion » malgré la persécution par les autorités. La présence des premiers prêtres des MEP, arrivés sous le déguisement de marchands, prend en 1669 l’apparence d’un comptoir de commerce, afin d’éluder les mesures d’interdiction prises à l’égard de la religion occidentale. Il s’agit là d’une situation des plus précaires ; pour en sortir, la Société imagine de faire intervenir le roi de France. Une « ambassade » débarque en 1682, porteuse de cette lettre de Louis XIV, datée du 10 janvier 1681 : « ... nous avons donné aussitôt nos ordres à la compagnie royale de s’établir dans votre royaume le plus tôt qu’elle pourra, et aux SS. Deydier et De Bourges de demeurer auprès de vous afin d’entretenir une bonne correspondance entre nos sujets et les vôtres, pour nous avertir aussi des occasions qui se pourraient présenter où nous puissions vous donner des marques de notre estime et du désir que nous avons de concourir à votre satisfaction, ainsi qu’à vos avantages. Pour commencer de vous en donner des marques, nous avons commandé qu’on vous portât quelques présents que nous avons cru qui vous seraient agréables ; mais la chose du monde que nous souhaiterions le plus et pour vous et pour vos états, ce serait d’obtenir pour vos sujets qui ont déjà embrassé la loi du vrai Dieu du Ciel et de la Terre, la liberté de la professer, cette loi étant la plus haute, la plus noble, la plus sainte et surtout la plus propre pour faire régner les rois absolument sur les peuples. Nous sommes même très persuadés que si vous connaissiez les vérités et les maximes qu’elle enseigne, vous donneriez le premier à vos sujets le glorieux exemple de l’embrasser ; nous vous souhaitons ce bien incomparable avec un long et heureux règne, et prions Dieu qu’il veuille augmenter votre grandeur avec toute fin heureuse. » [1]
A cette demande de tolérance, le « roi du Tonquin » oppose formellement son refus de la religion importée : « Votre relation qui vient du pays éloigné de mille stades et qui part du cœur comme un témoignage de votre sincérité, mérite des répétées considérations et des infinies louanges. La politesse envers les étrangers n’est pas une chose extraordinaire à notre pays. Il n’y a pas un étranger qui ne soit bien accueilli par nous. Comment pourrions-nous refuser un homme de France, qui est le plus célèbre des royaumes du monde, et qui par amour pour nous veut nous fréquenter, et nous apporter des marchandises ? Ces sentiments de fidélité et de justice sont vraiment dignes d’applaudissement. Quant à votre désir que nous coopérions à propager votre religion, nous n’osons pas l’admettre, parce qu’il y a une ancienne coutume introduite par des édits qui l’ont défendue formellement. Or, tous édits ne sont promulgués que pour être exécutés avec fidélité, sans fidélité rien n’est établi. Comment pourrions-nous mépriser une coutume bien établie, pour satisfaire une amitié privée ? Aujourd’hui, la France transporte ici ses marchandises pour vendre ou pour échanger, elle pratique la justice par ses richesses et exerce la fidélité par sa corrélation. C’est par là que l’amitié est fondée sur la justice et la fidélité, et ainsi elle peut être durable comme l’or et la pierre. Pourquoi donc est-il nécessaire que nous ayons le même désir ? » [2]
L’évangélisation progresse malgré tout. Les missionnaires français ne comptent certes à leur arrivée qu’environ 60 000 chrétiens au lieu des 200 000 annoncés par les jésuites qui les ont précédés. Il n’empêche qu’en 1883, le nombre des chrétiens est estimé à 600 000. Même si la grande majorité de la population n’a pas été touchée, il est indéniable que l’action missionnaire a été couronnée de succès. L’état de guerre opposant depuis le début du XVIIe siècle les deux domaines entre lesquels le Vietnam est divisé, celui des Trịnh au Nord (appelé royaume du Tonkin par les Européens) et celui des Nguyễn au Sud (royaume de Cochinchine), impose une relative ouverture du pays. Les deux belligérants ont en effet besoin de maintenir un certain réseau d’échanges avec l’extérieur afin de se procurer des armes et des munitions, donc d’entretenir des rapports cordiaux avec les puissances maritimes et commerciales. Dans ces conditions, la présence de missionnaires est plutôt considérée comme un atout permettant l’instauration de nécessaires bonnes relations avec l’étranger ; l’action chrétienne est davantage perçue comme susceptible d’affaiblir le camp adverse que de présenter le risque d’une intervention extérieure. Quant à la population, le christianisme a pu apparaître au moins aux couches les plus défavorisées, exclues du système mandarinal comme du système communal d’encadrement et d’expression, comme une accessible solution de rechange à l’ordre sociopolitique existant. II offre bien entendu la perspective de salut individuel à long terme. Mais surtout, il semble constituer là où il s’implante une communauté plus solidaire et plus juste : s’ils ne peuvent protéger du châtiment des autorités, les « pères » étrangers veillent à ce que les plus pauvres soient soutenus et écoutés, et instaurent une organisation socioéconomique manifestement plus bénéfique pour eux. Enfin, ce christianisme ouvre à ses adeptes le champ du vaste savoir énoncé par les missionnaires porteurs de culture et de techniques occidentales, par l’emploi de la langue du pays et l’utilisation de l’écriture romanisée appelée plus tard quốc ngữ (système de transcription inventé par les missionnaires du début du XVIIe siècle et structuré par Alexandre de Rhodes). Cette initiation des prêtres locaux et des catéchistes à un savoir manifestement aussi efficace que celui que les lettrés confucéens, détenteurs du pouvoir, s’attribuent en vertu de leur pratique d’une langue et de textes en chinois classique incompréhensibles au peuple, correspond à l’époque à une sorte de révolution culturelle. Le discours missionnaire renferme cependant des effets extrêmement dissolvants sur le plan politique et social : il ne vise pas à une insertion harmonieuse dans la société, mais véritablement à la construction d’une autre société, la société chrétienne. Les lettrés confucéens par contre, dépositaires d’une conception totalisante et cohérente de l’ordre social dont ils sont les garants et ordonnateurs, ne sauraient souffrir qu’une communauté se particularise à l’intérieur du corps social. La monarchie confucéenne se doit ainsi de contrecarrer le prosélytisme des missionnaires, considéré comme antisocial et subversif. Après 1672, la cessation du conflit armé ayant rendu moins pressants les besoins en matériel de guerre, les autorités vont manifester une hostilité croissante pour les apports du dehors. Si les Nguyễn continuent de ne pas contrarier le commerce extérieur, dont ils font au contraire une large utilisation pour renflouer leurs finances et consolider leur pouvoir, les Trinh ferment de plus en plus leur domaine aux mouvements des échanges. Les édits de persécution se font plus fréquents au Tonkin (1706, 1712 13, 1721, 1736 37, 1765, 1773), et alors qu’aucun religieux européen n’a été mis à mort au XVIIe siècle, plusieurs missionnaires subissent le martyre au XVIIIe.
Justement, c’est au XVIIIe siècle que les Français accordent une attention plus soutenue à l’Indochine, avec le double objectif d’y développer le prosélytisme catholique et d’y chercher des bases et des débouchés commerciaux. La politique commerciale française restera toutefois toujours floue, velléitaire, sans continuité. La Compagnie française des Indes, qui a en réalité longtemps négligé le pays, lui porte, entre 1740 et 1750, beaucoup d’intérêt. Les expériences tentées par Dupleix et Pierre Poivre, cependant, n’aboutissent pas. Mais, après la guerre de Sept Ans, les succès de l’Angleterre et les échecs coloniaux de la France dans l’Inde provoquent un foisonnement de projets d’installation de comptoirs dans un pays devenu comme la Chine à la mode. Un ancien commerçant de Canton, de Rothé, écrit par exemple dans son mémoire, Réflexions politiques et secrètes sur les royaumes de Cochinchine et du Cambodge (1776) : « Il semble qu’il ne reste plus que la Cochinchine qui ait échappé à la vigilance des Anglais. S’ils s’y décident avant nous, nous en serons exclus pour jamais, nous aurons perdu un point important dans cette partie de l’Asie, qui nous rendrait les maîtres d’intercepter aux Anglais, en temps de guerre, leur commerce avec la Chine. » [3] Certains de ces projets reçoivent un commencement d’exécution, mais tous s’arrêtent court, parce que l’argent manque, et que les dirigeants politiques se montrent d’une prudence extrême. Ils témoignent en tout cas de la persistance des visées de la France sur le Vietnam.
Or, à la suite d’une guerre civile et sociale divisant la Cochinchine dans le dernier quart du XVIIe siècle, un évêque français, Mgr Pigneau de Béhaine, entouré d’un certain nombre de volontaires, va apporter au prince Nguyễn Ánh chassé de ses États, l’aide qui lui manque pour triompher de ses adversaires et offrir ainsi le spectacle d’une première collaboration militaire franco-vietnamienne. Il se rend en 1787 à Versailles pour négocier, au nom de Nguyễn Ánh, un traité d’alliance. La France officielle n’accorde en fait qu’une fourniture de poudre, mais l’évêque d’Adran, décidé à « faire la révolution lui-même en Cochinchine » selon son expression, a fait assez de publicité autour de son entreprise pour que des officiers français viennent chercher aventure auprès de lui. Ils rendent d’importants services : Lebrun dresse les plans d’une nouvelle ville à Saigon et construit des fortifications ; Olivier de Puymanel forme plusieurs régiments d’infanterie à l’européenne ; Jean-Marie Dayot organise une marine moderne, et relève l’hydrographie des côtes cochinchinoises ; Chaigneau lui succède à la tête de la marine, et Barizy se charge des approvisionnements. Quant à Pigneau de Béhaine, son énergie encourage Nguyễn Ánh dans la longue lutte qui doit aboutir à son triomphe définitif et à l’unification du Vietnam tout entier sous sa direction en tant qu’empereur Gia Long.
On ne doit certes pas s’exagérer l’importance de l’apport français dans la reconquête du pouvoir par Nguyễn Ánh, puisque celui-ci, excellent stratège militaire et soutenu par les grands propriétaires fonciers, a déjà repris possession de la région de Saigon avant le retour de Pigneau de Béhaine en 1789. L’évêque d’Adran n’en a pas moins été, par la suite, dépeint comme l’artisan essentiel de l’établissement d’une nouvelle dynastie exerçant son autorité sur un Vietnam réunifié. Il devient une grande figure illustrant la générosité d’une France rétablissant le bon droit du souverain légitime, et la possibilité d’une bonne entente entre l’Église catholique et un pouvoir païen lorsque celui-ci est éclairé. Mais, très vite aussi, une autre représentation s’oppose à cette imagerie, axée sur la démonstration de la collusion entre l’action missionnaire et l’expansionnisme occidental, et de la corrélation entre adhésion au christianisme et appel à l’étranger, avec en touche finale la condamnation du rôle historique des Nguyễn, jugés coupables d’avoir donné au loup colonial l’accès à la bergerie.
Quoi qu’il en ait été de cette prétendue collusion, il reste que les missionnaires, obligés de s’insérer dans le lieu de leur action et de s’adapter aux conditions de la société d’accueil, deviennent en quelque sorte des experts bien au courant des spécificités de cette société. Ils s’imposent naturellement comme des personnages clés des relations interculturelles : ils rendent compte en France des situations locales, et influencent en retour la vision que la France se fait des sociétés asiatiques. A ce titre, ils vont jouer le rôle de guides du pouvoir politique, lorsque l’État français, cédant à leurs instances, décide d’intervenir militairement au Vietnam pour soutenir les intérêts de la religion catholique.
Car, les bons rapports entretenus par Gia Long avec l’Occident, qui favorisent un certain développement de la présence française, notamment dans le domaine militaire et religieux, n’ont constitué qu’un éphémère intermède. Sur la fin de son règne, le fondateur de la dynastie des Nguyễn se met d’ailleurs à marquer ses distances à l’égard de ces étrangers qui l’ont aidé à conquérir le pays. Sa mort au début de 1820 marque un changement d’attitude plus net encore vis-à-vis des missionnaires et des chrétiens, avant que la publication en 1833 d’un premier édit de proscription ne vienne inaugurer une dure politique de persécutions religieuses. Les mesures prises ne sont du reste qu’un aspect particulier d’une ligne politique générale placée sous le signe d’une complète identification avec l’idéologie confucéenne et la culture officielle chinoise. Malgré les oppositions internes et les déchirements sociaux qui se manifestent, malgré les indices d’une confrontation imminente avec la culture et les armes occidentales, les successeurs de Gia¬-Long, loin d’imaginer la faillite du système traditionnel, demeurent confiants dans la supériorité de l’ordre sociopolitique confucéen, persuadés qu’ils tiennent là la seule clé possible de la prospérité, de la pérennité et de l’harmonie sociales. Ce repli sur les traditions explique l’incapacité de la classe dirigeante à concevoir une riposte à la menace croissante que fait peser sur le destin du Vietnam l’intervention française.
Cette intervention s’est étalée sur une vingtaine d’années : la France impose en 1862 son administration directe sur la Cochinchine, et en 1883 son protectorat au reste du pays. Le Vietnam va ainsi rester, selon les lieux, de soixante à quatre-vingts ans sous curatelle française, mais cette période d’administration française, laps de temps bien court en comparaison du millier d’années d’occupation chinoise au début de l’histoire du pays, n’en a pas été moins décisive pour son évolution. A bien des égards, les transformations imposées par la colonisation ont été brutales. Le territoire vietnamien est divisé en trois entités de statut différent, entre lesquels les liens organiques ne peuvent plus passer que par l’intermédiaire de la puissance protectrice, et englobées avec le Cambodge et le Laos dans une fédération politique et économique, l’Union indochinoise. Une administration coloniale toute en valeur de commandement et d’exécution se substitue progressivement aux anciennes institutions, mises en tutelle ou conservées simplement à titre décoratif, pour effectuer les aménagements qui doivent inaugurer l’ère de l’État moderne. Elle démantèle en premier lieu l’édifice socioculturel traditionnel en vidant de sa substance sa clé de voûte, l’institution monarchique, qui cesse plus ou moins d’être perçue comme l’axe de référence autour duquel s’ordonne la société. Par là même, elle oblige le Vietnam à tourner le dos à la tradition chinoise pour l’ouvrir à l’Occident. La modernité touche tous les domaines, après l’abandon des concours triennaux et de la culture classique. Le nouveau système d’enseignement encourage, à côté de l’étude du français, la pratique de l’écriture romanisée du quốc ngữ, et introduit les éléments de la science occidentale, en même temps que des modes de penser nouveaux. Son développement atteint une dimension culturelle telle qu’il prend un aspect d’interpénétration de civilisations auquel l’élite vietnamienne est restée sensible bien après 1954 encore. Le domaine médical se trouve aussi bouleversé : un important réseau sanitaire est très tôt mis en place et il s’avère d’emblée, avec ses dispensaires, ses hôpitaux, son Institut Pasteur, comme l’un des meilleurs et des plus efficaces de l’Asie. Le paysage socioculturel subit également une profonde modification à la suite des réalisations économiques effectuées.
Sous l’effet de ces différentes transformations, une véritable symbiose culturelle s’opère, surtout chez ceux des Vietnamiens qui croient à la possibilité d’un compromis avec la colonisation pour mettre à jour, en vue de l’émancipation du pays, une voie praticable vers une construction nationale conçue en termes d’État nation à l’image du modèle européen. Persuadés que la supériorité de l’Occident réside dans les effets combinés de son avance scientifique et technique et le dynamisme conféré à ses sociétés par la démocratie politique, ils pensent que la modernisation culturelle, économique et sociale, par la diffusion du progrès, par le développement des activités commerciales et industrielles, par la rupture avec les coutumes archaïques, permettrait d’émanciper 1a société et l’individu du carcan de la tradition confucéenne, de dynamiser ensuite le peuple asservi en lui inculquant une véritable conscience nationale. La tendance dominante va être à l’occidentalisation, plus précisément à la francisation : l’indispensable voyage en Occident doit désormais s’effectuer par le détour par la France, que l’on y vienne faire des études ou se livrer à une activité politique. En 1911, le futur Hồ Chí Minh arrive à Marseille ; en attendant de s’initier quelques années plus tard au communisme à Paris, son premier geste a été de tenter de forcer la porte de l’École Coloniale [4]. Même lorsque la situation coloniale se trouve bloquée par les réticences avec lesquelles les autorités répondent aux demandes de droits politiques, notamment l’accès aux emplois publics et la jouissance de libertés fondamentales, on aura encore propension à porter l’action dans 1a métropole, où on espère être mieux écouté.
En s’installant tout d’abord dans le Sud du pays et en faisant de cette région la pièce maîtresse de son système, la domination française semble cependant avoir contribué à renforcer le poids de cette partie méridionale dans l’équilibre vietnamien. Dans la colonie française de Cochinchine en effet, une élite réduite bénéficie de nombreux privilèges, grâce auxquels ses membres, grands propriétaires fonciers pour la majorité, peuvent acquérir leur savoir-faire et diversifier leurs avoirs. Cette minorité de Cochinchinois, qui ont accès à la nationalité française, qui sont francophones et souvent francophiles, va jouer un rôle politique dans les années quarante et au début des années cinquante, le plus souvent aux côtés des autorités françaises ; elle se démarque du reste de la nation à un point tel qu’elle a pu susciter l’idée d’un particularisme, d’un séparatisme même, cochinchinois. Il est vrai que l’espace national vietnamien, de construction trop récente, ne s’est pas encore vraiment concrétisé à la veille de la colonisation. Mais, malgré les divisions administratives qui semblent vouloir continuer à briser l’unité du pays, l’accroissement de la population, les grands travaux d’infrastructure, les réseaux de transport coloniaux, en changeant l’espace, vont constituer un puissant facteur d’intégration des différentes régions. C’est ainsi que le recensement de 1937 révèle une Cochinchine infiniment plus vietnamienne qu’elle ne l’était en 1860. Ce renforcement de l’espace national vietnamien fait assez tôt prendre conscience qu’un nouveau Vietnam s’est dessiné dans l’Indochine française. Il n’empêche que les apports positifs de l’administration coloniale ont été plus que souvent contestés. Les analyses communistes et nationalistes se sont en général rejointes pour dénoncer l’inspiration et les résultats d’une action inscrite avant tout, pour elles, dans le cadre éminemment suspect de l’exploitation et de la dépendance coloniales. Rien ne serait plus arbitraire, toutefois, que d’exclure du bilan fort contrasté de l’action coloniale les nombreuses réalisations portant la marque d’une inspiration résolument « civilisatrice », qui entend justifier la colonisation par le progrès apporté. Mais, fondamentalement, l’état de dépendance ne peut guère permettre au dossier du colonisateur d’être examiné avec équité. Car, la politique coloniale entend faire de son bilan une justification du droit comme de la pérennité de sa présence et du rapport de domination politique, et cela, il est difficile même aux tenants du nationalisme le plus modéré et le plus disposé à une collaboration sincère et loyale de l’admettre. C’est ce que résume Paul Mus en une formule frappante : « Le Français voit ce qui a été fait, l’Annamite ce qui ne l’a pas été... En quatre-vingts ans, l’Indochine avait plusieurs fois le temps de devenir un pays moderne ; elle le serait devenue sans la colonisation ; l’Annamite en est convaincu car il l’éprouve dans son vouloir vivre... Si dans ce qui a été fait, il ne voit que le manque de ce qui ne l’a pas été et qui aurait dû l’être, ce n’est pas mauvaise foi ou parti pris, c’est simplement parce que en tant qu’Annamite, il vit dans un monde où se projettent les possibilités d’un Vietnam indépendant, libre de s’industrialiser. » [5]
De cette antinomie foncière découle une incompréhension qui va s’aggravant, à mesure que, devant la montée des forces d’opposition du nationalisme, les autorités coloniales durcissent leur position pour ne pas prendre le risque d’une libéralisation politique. Une guerre de huit ans, provoquée par les mécomptes de la décolonisation, est finalement venue interrompre pour un temps un dialogue culturel qui s’est déroulé en fait sur trois siècles, rarement sans heurts, mais toujours bien passionnant.
Indications bibliographiques sommaires
Melanie Beresford, Vietnam. Politics, Economics and Society. London, Pinter, 1988.
Alain Forest & Yoshiharu Tsuboi, Catholicisme et sociétés asiatiques. Paris, L’Harmattan, 1988.
Paul Isoart, Le phénomène national vietnamien. De l’indépendance unitaire à l’indépendance frac¬tionnée. Paris, Lib. Gle de Droit et de jurisprudence, 1961.
Frédéric Mantienne, Monseigneur Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran, dignitaire de Cochinchine. Paris, Eglises d’Asie, 1999, 256 p.
David Marr, Vietnamese Tradition under Trial, 1920 1945. Berkeley, Univ. of California Press, 1981.
Nguyên Thê Anh, Monarchie et fait colonial au Vietnam (1875 1925). Le crépuscule d’un ordre tra¬ditionnel. Paris, L’Harmattan, 1992.
Jean Claude Pomonti & Hugues Tertrais, Vietnam, communistes et dragons. Paris, Le Monde Éditions, 1994.
Ralph Smith, Vietnam and the West. London, Heinemann, 1968.
Yoshiharu Tsuboi, L’Empire vietnamien face à la France et à la Chine. Paris, L’Harmattan, 1987.
Alexander Woodside, Community and Revolution in Modern Vietnam. Boston, Houghton Mifflin, 1976.