Dans un article paru il n’y a pas si longtemps, un journaliste du Figaro, Hervé Bentégeat, écrit à propos du Laos : « Le petit État tampon du Laos, coincé entre la Thaïlande prospère et le Vietnam conquérant, est resté tel qu’il était à l’époque coloniale : rural, désuet, endormi. Plein de pagodes et de bouddhas, de montagnes secrètes, de tisserands habiles, de tigres rôdeurs, de danseuses chamarrées et de champs de pavot. Les eaux brunes du Mékong y glissent paisiblement. Cela fait des siècles que personne ne l’a dérangé. » [1] Ce jugement quelque peu réducteur semble toutefois reproduire en raccourci les images que, durant le siècle de domination coloniale française sur l’Indochine, soldats et administrateurs, missionnaires et romanciers, journalistes et politiciens, ont contribué à construire sur ce pays.
Il faut dire que, lorsque la France s’était installée en Indochine, l’intérêt porté à ce qui allait devenir le protectorat du Laos n’était pas tellement poussé par des considérations stratégiques ou économiques (surtout après la découverte que la non navigabilité du haut Mékong ne pouvait en faire une voie fluviale de pénétration en Chine). Dans une large mesure, il avait résulté plutôt d’initiatives individuelles d’aventuriers romantiques comme Henri Mouhot ou Auguste Pavie. Le premier à attirer l’attention sur le Laos était en effet le jeune naturaliste Henri Mouhot, qui partit seul en 1858, avec le soutien moral de la Société Royale de Géographie de Londres, pour une mission d’exploration au Siam, au Cambodge et au Laos. Entre 1858 et 1861, date de sa mort, Mouhot parcourut de vastes régions du Siam, du Laos et du Cambodge, souvent à dos d’éléphants ou au sein de longues caravanes de bœufs. De ce périple, il rapporta des notes précieuses sur la faune, la flore, les coutumes, les cérémonies, les spectacles, les marchés [2]. Il rencontra des tribus inconnues ; il chemina dans la « Forêt du Roi du Feu », infestée de dangers. Il découvrit Angkor, qu’il fut le premier à révéler au monde occidental. Il fut aussi le premier Français à visiter Luang Prabang, dont le roi lui donna droit de vie et de mort sur ses sujets. Il fit des gens du pays une description souvent reproduite depuis : « Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, sobres, confiants, crédules, superstitieux, fidèles, simples et naïfs... Les femmes sont généralement mieux qu’au Siam. Elles portent une seule courte jupe de coton et parfois un morceau d’étoffe de soie sur la poitrine... Leur musique est très douce, harmonieuse et sentimentale ; il ne faut que trois personnes pour former un concert mélodieux. L’un joue un orgue en bambou, l’autre chante des romances avec l’accent d’un homme inspiré et le troisième frappe en cadence des lames d’un bois sonore dont les cliquetis font bon effet... ».
Par certains côtés, Henri Mouhot inaugura un nouveau genre de littérature de voyage se rapprochant davantage du renseignement militaire et politique que du récit de voyage à proprement parler. Ce nouveau genre allait se développer lorsque, installés en Cochinchine puis au Cambodge, les Français commencèrent à vouloir remonter le Mékong en vue de découvrir les possibilités de pénétrer en Chine méridionale et centrale. En 1863, le lieutenant de vaisseau Francis Garnier, affecté au corps de l’Inspection des Affaires indigènes, fut nommé administrateur à Cholon ; il fit paraître à cette époque des écrits où apparaissait l’idée de la reconnaissance du Mékong au cours encore inconnu. Séduit, le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la Marine, commandita la commission française d’exploration du Mékong. Confiée au capitaine de frégate Ernest Doudart de Lagrée qui mourut d’épuisement en cours de route, cette mission fut achevée par Francis Garnier. L’exploration de 1866 à 1868 du bassin du Mékong permit ainsi de recueillir d’innombrables renseignements importants sur les populations riveraines, que Francis Garnier publia en 1873 [3]. La beauté des paysages, la grande diversité des peuples de la région et les anciens monuments exotiques (en particulier les ruines de Vientiane envahies par la végétation) étaient remarquablement enregistrés par Delaporte, et reproduits par des lithographies et gravures somptueuses [4].
Dix ans après l’expédition du Mékong, Jules Harmand, qui avait participé comme médecin à diverses campagnes civiles ou militaires, au Tonkin ou en Cochinchine notamment, accomplit de 1875 à 1878 des missions d’exploration scientifiques au Siam, au Cambodge, au Laos et en Annam, dont la relation fut publiée en 1878-1879 dans Le Tour du Monde sous le titre “Le Laos et les populations sauvages de l’Indochine” [5]. En raison de sa connaissance de la région et des qualités dont il avait fait preuve, il fut nommé consul de France à Bangkok le 7 octobre 1881.
Mais la plus importante mission fut sans conteste celle que dirigea pendant quinze ans, de 1879 à 1895, Auguste Pavie. Celui-ci était établi depuis quelques années au Cambodge comme agent du Télégraphe de Kampot lorsqu’il réussit à convaincre les autorités coloniales de l’utilité d’une mission d’exploration géographique à travers toute l’Indochine. Réunissant quelque quarante collaborateurs parmi lesquels les capitaines Cupet, de Malglaive, Friquegnon, le colonel Pennequin, les civils Vacle, Lefèvre-Pontalis, Macey, le docteur Le Duntec, etc., la mission explora méthodiquement, en différentes expéditions, le Cambodge et le Laos et détermina les voies de communication entre ces deux pays et les régions limitrophes, Siam, Birmanie, Tonkin, Annam, recueillant une quantité considérable de renseignements scientifiques et historiques et dressant les cartes des régions frontalières disputées entre le Laos, le Siam, le Cambodge, le Yunnan et le Vietnam. Pavie lui-même se mit en route en 1886 pour une première exploration du Laos. Arrivé à Luang Prabang le 16 février 1887, il y resta jusqu’à l’invasion de la ville par Ðèo Văn Trí, le chef tay de Lai-châu dans les Sip Song Chu Tay (région frontalière entre le Laos et le Vietnam). Il devait finir par obtenir la soumission de Ðèo Văn Trí en 1890 et le protectorat de la France sur le Laos en 1893.
Attaché à la reconnaissance du Cambodge et du Laos, de leur identité et de leurs frontières, Auguste Pavie avait parcouru sans cesse ces pays voisins du Mékong, faisant preuve d’un réel courage physique et témoignant d’un authentique charisme. Loin de nourrir des vues politiques ambitieuses, il s’attacha surtout à « conquérir les cœurs », conquis lui-même par les cultures et les peuples qu’il rencontrait [6]. En 1895, après un quart de siècle passé en Indochine, il rentra en France dans la situation d’un diplomate dont la notoriété se situait aux confins de l’histoire et de la légende. Il se consacra alors à l’exploitation intellectuelle des notes recueillies pendant ses explorations. Allaient voir le jour, entre 1898 et 1921, les fameux volumes de la Mission Pavie [7], À la conquête des cœurs [8], des Contes du Cambodge et du Laos. De leur côté, certains collaborateurs de Pavie avaient aussi publié leurs écrits, comme Pierre Lefèvre-Pontalis avec ses Chansons et fêtes du Laos [9], ou Emile Lefèvre avec Un voyage au Laos [10].
Dès la fin du XIXe siècle cependant, on constate l’apparition d’individus isolés, voyageant pour leur propre compte et de leur propre gré, non mandatés par aucun pouvoir, qu’il fût politique, militaire ou ecclésiastique. Si leurs motivations étaient diverses, leurs écrits étaient également de qualité fluctuante. Mais le caractère extraordinaire de leurs aventures et le côté désintéressé de leurs pérégrinations rendaient leurs récits attractifs. Ainsi, à l’issue de son voyage à Hanoi, dans la vallée du fleuve Rouge, dans la haute vallée de la rivière Noire jusqu’à Lai Châu, à Luang Prabang et dans certaines parties du Siam, le prince Henri d’Orléans publia en 1894 sa relation Autour du Tonkin [11], en partie un récit de voyage, en partie une interprétation politique des renseignements recueillis : l’auteur s’intéressait en effet à tous les aspects du commerce et de l’industrie qui pourraient se révéler profitables pour l’aventure coloniale de la France en Extrême-Orient ; il visita aussi et décrivit en passant plusieurs tribus montagnardes, les Yao, Kha, Sa, Yan et autres.
De nature plus personnelle était le récit de Marthe Bassenne, publié dans Le Tour du Monde en 1912 sous le titre « Au Laos et au Siam » [12]. Avec son mari médecin, l’auteur remonta le Mékong de Saigon à Luang Prabang en cinq semaines ; ils redescendirent ensuite le fleuve sur la canonnière La Grandière, puis traversèrent les provinces de Nongkhai, Uttaradit et Phitsanuloke dans le nord-est du Siam à dos de cheval. A la fin de 1909, la situation territoriale de l’Indochine était largement consolidée et l’ouvrage de Marthe Bassenne donnait un aperçu de l’étendue des efforts faits par les Français pour ouvrir le Laos. Mais le Mékong et les jungles lao étaient restés sauvages et dangereux et ce voyage à Luang Prabang pour assister aux festivités du Nouvel An s’avérait plein d’imprévus. L’auteur décrivait de façon vivante les paysages, les enfants, les animaux, la nourriture, les boissons. Ses préjugés reflétaient cependant le courant d’opinion de l’époque et révélaient les impressions et sentiments personnels d’une des rares voyageuses à s’être rendue dans cette région : l’empire était fermement assis ; l’auteur voyait un peuple paresseux mais gentil et soumis ; le jeune roi Sisavang Vong avait une attitude digne mais c’était un drôle de petit roi.
Enfin, la princesse Achille Murat, née Chasseloup-Laubat, livrait dans un ouvrage collectif sur l’Indochine [13] ses impressions sur un pays et un peuple qui lui paraissaient habités par la grâce et la douceur de vivre, tout en rejoignant, sans le savoir sans doute, Louis de Carné, l’un des membres de la commission du Mékong susmentionnée, dans son attribution aux peuples du Laos de « ce défaut caractéristique des enfants et des sauvages, l’imprévoyance qui est une des formes de la confiance absolue dans la nature » [14]. Les notations de la princesse méritent d’être reprises in extenso, tant elles reproduisent les représentations devenues habituelles du Laos :
« Mais il est certainement de hardis voyageurs qui rêvent d’inconnu. Ceux-ci aimeront explorer les chemins peu battus et se donner parfois l’illusion de faire une découverte. Qu’ils pénètrent au Laos, où les routes sont rares, les voies ferrées inexistantes, les hôtels inconnus. Les seuls moyens de locomotion sont le cheval, la pirogue, le radeau...
Il est doux parfois d’ignorer les complications de la vie civilisée, d’errer pieds nus dans les lointains sentiers, de se pencher, le soir, brisé de fatigue, sur le feu clair où cuit l’oiseau fraîchement abattu ! Un langage muet fait de gestes et de sourires, suffit à obtenir du riz et des bananes. Les Laotiens, nonchalants, doux, affables et hospitaliers vous reçoivent en chantant, les mains pleines de fleurs, et invoquent pour vous la bénédiction du Bouddha...
Tout est fête à Luan-pra-ban. Fête pour nos oreilles : le rire clair des jolies jeunes filles, des “pou-sao”, la plainte mélancolique du “khen”, une sorte de flûte de Pan aux tubes de bambou, la voix grave du gong qui égrène les heures de la colline sacrée, enfin la mélodie joyeuse des cymbales et des xylophones de l’orchestre laotien ! Fête des yeux : le divin paysage, le soleil qui colore les claires écharpes des Laotiennes et les robes jaunes des bonzes, les silhouettes harmonieuses des femmes aux seins d’ambre et aux chignons fleuris !
... Ainsi douze journées passant comme un seul jour. Et la “Cité du Santal”, Vien-chan aux dix mille bouddhas nous retient quelques heures. Puis, le fleuve nous reprend : vieilles chaloupes trépidantes, berges basses qui s’éloignent, haltes dans un petit poste fleuri où des Français solitaires vous accueillent avec joie. Encore quelques rapides : leurs eaux sont parfois si basses qu’on est obligé de les descendre en pirogue et de reprendre plus loin une autre chaloupe. Enfin, les chutes de Khône ! Le fleuve entier s’écroule en d’immenses cataractes qui sont comme des barrières splendides entre le Laos mystérieux et le reste du monde. »
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L’abondante littérature de l’exploration du Laos a pourtant relativement peu fourni de thèmes aux romanciers. La littérature dite indochinoise porte en effet surtout sur les pays vietnamiens et ne s’intéresse que plus rarement au Laos et au Cambodge [15]. La raison de cette apparente indigence résiderait dans le fait qu’on n’avait pas du pays un savoir suffisant, selon Roland Meyer, qui s’est fait connaître par sa description des mœurs de la cour cambodgienne à travers la vie de la danseuse Saramani au palais royal de Phnom Penh [16], et qui a publié en 1924 à Vientiane un cours de langue laotienne : « Pour un auteur consciencieux, entreprendre le livre d’un pays et d’une race, c’est consacrer dix ans à leur observation attentive, s’adapter à leur milieu, s’imprégner de leur substance, publier d’abord à titre d’essai une étude approfondie de la langue indigène, afin de s’assurer qu’on est passé maître es sciences locales. De telles références peuvent seules garantir la fidélité d’un écrivain. » [17]
Même Charles Rochet, le directeur de l’enseignement du Laos à partir des années trente, qui avait pourtant fait preuve d’incontestable talent littéraire avec une pièce de théâtre publiée sous un pseudonyme pour expliquer les raisons cachées de son expatriation volontaire à Vientiane, ne s’était jamais risqué à produire une autre œuvre romanesque. Dans son ouvrage Pays lao. Le Laos dans la tourmente, 1939-1945, il se bornait à décrire, à travers des anecdotes de la vie quotidienne, « les années heureuses qui précédèrent la tourmente dans le plus aimable et le plus perdu des pays indochinois » [18].
Mais pour Louis Malleret, si rien n’était venu enrichir la littérature d’inspiration laotienne depuis la parution en 1905 du roman Sao Van Di de Jean Ajalbert [19], cela tiendrait au fait que cet ouvrage était apparu du premier coup comme une œuvre définitive : « Dès 1905, Jean Ajalbert a non seulement peint au vif les mœurs des Lao, mais il a projeté sur leur mentalité profonde d’originaux aperçus... [Il] a senti que pour comprendre l’âme laotienne, il fallait dépouiller le rationalisme européen. Dans l’évolution générale de la littérature indochinoise, cet écrivain fait figure de précurseur. Sao Van Di est le premier en date des romans qui font agir dans la surprenante jeunesse de leur sens et de leur esprit des personnages indigènes » [20].
Cependant, la douceur de vivre, la simplicité, l’harmonie et la sérénité associées à la vigueur inaltérée de la nature primitive sont les traits caractéristiques mis en avant par les quelques auteurs dont l’imagination s’était portée sur le Laos. La séduction de ce pays pittoresque a d’ailleurs rendu lyrique le gouverneur général de l’Indochine Pierre Pasquier lorsqu’il s’est exclamé : « La limpidité de tes ciels, Laos lointain, encerclé par ton hallucinante forêt clairière, ensorcelé par les chants de tes khène harmonieux » [21]. Le goût exprimé pour la nature primitive s’accompagne encore d’une prédilection instinctive pour le rythme lent de l’existence indigène. Roland Meyer énonce de la sorte la placide indolence des êtres dans ce paradis terrestre : « Dans cette ambiance de prime nature, chiens-loups, chats-tigres, porcs sangliers, volailles sauvages, singes, enfants et hommes se laissaient doucement vivre et mourir su-su... Su-su, c’est-à-dire nature, tel quel, tout simplement, sans apprêt ni arrière-pensée, sans costume ni apparat, sans assaisonnement ni mensonge, sans explication plausible, sans soucis jusqu’au lendemain, chauffés par le soleil, nourris par la terre avec l’amour pour seule passion » [22].
Par ces mots, Roland Meyer fournit une interprétation des plus proches de la réalité du terme su su dans lequel le caractère du peuple lao paraît se résumer, tout comme dans l’expression bo pên nhang signifiant à peu près « cela ne fait rien », « ce n’est pas grave ». Mais alors que ces locutions semblent refléter le détachement et la maîtrise de soi, la conscience de l’impermanence de toutes choses, on a plutôt tendance à leur rattacher abusivement une idée de paresse, d’insouciance et d’infantilisme, d’autant plus qu’on est enclin à considérer comme une marque distinctive de la nature lao le goût pour la fête. Il n’empêche que ce que les écrivains ont apprécié de préférence, c’est l’immobilité des races, la vie sans désir, l’indifférence à toutes les convoitises, l’absence de toute obligation impérative.
Or, comme l’a si bien formulé Louis Malleret [23], trouvant le pays aimable, les écrivains occidentaux ont par similitude de sentiment et de pensée décerné au Lao soit des attestations de vertu, soit d’émouvants témoignages d’élégance, de grâce et de beauté. Telle a été la conception qui a prévalu en faveur des phu sao, charmantes créatures ordinairement représentées l’écharpe négligemment jetée sur l’épaule, avec à l’oreille une fleur de frangipanier (dok champa). Ces silhouettes menues et fragiles apparaissent toutes ravissantes dans la blonde lumière du crépuscule au bord du Mékong. On s’explique ainsi que presque tous les romans ont pour titres des noms de femmes : Sao Van Di ; Sao Tiampa [24] ; Sao Keo [25]
Du reste, la beauté de la phou sao lao n’est pas chantée que dans les romans ; elle va encore être immortalisée par le peintre Marc Leguay à travers l’image de sa femme sur plusieurs billets de banque et un grand nombre de timbres du Royaume du Laos.
[26].
Mettant l’accent sur la phu sao, les auteurs insistent sur l’importance que revêt l’amour dans la société lao. L’amour et la fête, qui vont de pair, sont présentés comme les passions dominantes de la population. Jean Ajalbert dessine à travers les amours de Sao Van Di un portrait des comportements et des mentalités populaires, peignant l’amour sur un fond de religiosité profonde mêlant bouddhisme populaire et croyance aux génies dont on s’assure la complaisance ou le pardon par l’accomplissement de rites. Il se fait par suite l’illustrateur du Laos des fêtes populaires, décrivant excellemment les boun, fêtes au cours desquelles phou bao et phou sao, garçons et filles, échangent avec l’accompagnement du khène des couplets alternés et généralement improvisés pour se provoquer à l’amour [27].
Mais il n’y a pas que les phou bao et les phou sao. L’évocation des amours exotiques entre Européens et femmes lao occupe en outre une place importante [28]. L’amour illumine d’ailleurs les unions mixtes auxquelles les hommes blancs sont conduits par la solitude affective, les unions de Sao Keo et de Payel [29], de Kham et de Morgat [30]. Vebaud, l’administrateur délégué à Paklay dans le nord du Laos voit dans sa future femme Sao Tiampa « la confidente réclamée par sa nature sentimentale et son impérieux besoin d’aimer, le trait d’union qui l’attacherait à cette population laotienne si amène dans son ensemble et si accueillante » [31]
Toutefois, de la peinture idyllique de la vie laotienne à la mise en doute de la civilisation blanche, le pas est vite franchi. Dans Sao Keo ou le bonheur immobile, Pierre Billotey raconte l’histoire de Payel qui, au lendemain de la guerre, s’en va dans le lointain Laos à la nature vierge et grandiose trouver Sao Keo et un peuple pastoral et serein, qui sait que le bonheur est immobile. Se tournent de la sorte vers le Laos encore épargné par la laideur occidentale les contempteurs de la civilisation. Dans Mékong [32], J. A. Pourtier oppose les méandres de la mise en valeur du Laos, les intrigues des blancs, petits et grands colonisateurs, à la vie simple et heureuse des indigènes, pour montrer un microcosme colonial dénué de tout mobile civilisateur aussi bien pour le pays que pour ses habitants.
Le thème de la déchéance de l’homme blanc découle naturellement de cette vision des choses. Louis-Charles Royer raconte dans Kham la Laotienne, roman sensuel dans la veine des autres ouvrages de cet auteur, les amours entre Kham, une Laotienne de mauvaise vie, et Morgat, un Français sans grande envergure, qui se trouve entraîné dans une sorte de périple initiatique à l’issue duquel il s’aperçoit que les colons sont des êtres mauvais alors que les colonisés sont des hommes bons. Morgat « vit à la laotienne, couche sous un toit de bambous, mange du riz et, chaque soir, retrouve sur sa natte de jonc la jeune fille aux seins dorés pour laquelle il a tout quitté. Ne le plaignez pas : il est heureux » [33].
C’est aussi le thème déjà abordé quelque vingt ans plus tôt par Jean Ajalbert dans son roman Raffin Su-Su [34]. Raffin s’est longtemps occupé de tracés de routes et de gisements miniers dans la région reculée de Xieng-Khouang, au « climat de France ». Mais le mouvement ralenti de la vie indigène a fini par exercer sur lui une déplorable influence, et il a subi rapidement l’emprise captieuse du pays laotien. Son énergie s’affaiblit, son esprit d’initiative s’émousse puis s’assoupit. Raffin ne pense plus à transformer le pays par des entreprises ambitieuses. Il épouse une Laotienne, puis une autre ; il vit avec sa grande famille à la mode laotienne, définitivement prisonnier. L’Européen est ainsi vaincu par l’Asie triomphante, « décivilisé » selon le mot d’Henri Copin, puisqu’il a désavoué les valeurs de sa propre civilisation [35].
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Dans la décennie quarante, la production littéraire d’inspiration laotienne déjà pas très riche semble se tarir complètement. Il se passe toutefois pendant cette période une expérience des plus intéressantes. Pour contrer les idéologies nippone et thaïlandaise, le directeur de l’enseignement du Laos, Charles Rochet, créa à Vientiane avec l’intelligentsia lao une asso¬ciation culturelle éditant un journal, le Lao Nhay (Grand Lao), pour encourager les jeunes Lao à retrouver les sources de l’identité culturelle lao [36]. Cette association diffusa des idées nationa¬listes s’opposant à la propagande du mouvement pan-thai Thai Nhay (Grande Thaïlande). Mais en 1944, quand Rochet voulut développer l’usage de l’alphabet romain pour écrire le lao, il se heurta à une vigoureuse résistance de la part du prince Phetsarath, alors premier ministre à la cour de Luang Prabang, qui estimait que l’écriture dérivant du pali était un élément essentiel de la culture lao, au même titre que la langue lao et le bouddhisme Theravada.
Pour ce qui est des années 50 et 60, deux noms se détachent, Jean Hougron et Jean Lartéguy. Du cycle de La nuit indochinoise [37] de Jean Hougron, seulement deux volumes ont vrai¬ment pour cadre le Laos, Tu récolteras la tempête (1950) et Rage blanche (1951) ; le troisième, Soleil au ventre (1952), met en scène le même héros du premier, Georges Lastin, mais ce dernier y a abandonné sa vie au Laos ainsi que son métier de médecin pour arriver à Saigon et devenir transporteur sur les pistes de Cochinchine. Traitant dans ces romans du problème colonial dans une tradition réaliste, Jean Hougron décrit surtout la difficulté des rapports sociaux et humains, ses héros s’intéressant beaucoup plus au pays qu’à l’aventure et qu’à la guerre. Le paysage est décrit minutieusement : les terres sèches et pauvres, pluvieuses, le Mékong, la luxuriance de la forêt. L’auteur préfère le village à la ville, ses indigènes mystérieux et soumis, souvent révoltés ou cruels mais humains dans leur abandon. Quant aux Européens, ce sont des hommes pathétiques, intoxiqués par l’Asie. Henri Copin a souligné que Jean Hougron leur plaque le thème des déclassés échoués à la colonie ou dissous dans son climat délétère pour dessiner les contours d’une métaphysique du ratage [38]. Ces personnages de peu, petits trafiquants aventureux, ratés de villages, déclassés de la ville, puisent toutefois en eux-mêmes une force nouvelle quand il n’y a plus que souffrance et doute, boue et sang dans ce déclin du colonialisme, où l’amour et l’honneur ne suffisent plus.
Dans ses récits chargés d’affect, Jean Lartéguy transcrit le même « mal jaune ». Mais Les tambours de bronze [39] constituent le seul de ses romans dont l’action se passe au Laos. Jean Lartéguy commence par faire dire à l’un de ses personnages que le Laos est un paradis, mais seulement, comme le paradis, le Laos n’existe pas, c’est une création de l’imagination de quelques administrateurs français. Le roman met en scène un agent secret, Ricq, conseiller du premier ministre lao, qui fait et défait le gouvernement tandis que grondent les tambours de bronze. Les tambours de bronze symbolisent la guerre qui n’est pas véritablement la guerre, car selon la légende ils avaient été utilisés des siècles auparavant pour que leur roulement fît croire aux peuplades des montagnes qu’il y avait des troupes dans la vallée.
Les œuvres de Hougron et de Lartéguy mettent en scène des personnages apparemment fictifs mais qui sont en fait le plus souvent bien réels et dont seule l’identité a été modifiée [40]. Cependant, se déroulant sur fond de guerre d’Indochine et de décolonisation, elles laissent toutes une même impression de paralysie et de pourrissement, bien loin des poncifs qui se sont formés sur le Laos. Pourtant, tous les anciens clichés semblent être réunis dans un roman paru tout récemment, Rouge d’Orient [41], qui conduit les lecteurs dans « la partie la plus mystérieuse de l’envoûtant pays du Laos » : arrivé en Indochine en 1948, son protagoniste, le père Martin Launay, est envoyé à Luang Prabang, puis à la mission catholique de Muong Sé, dans le nord du Laos. Depuis quinze ans, les missionnaires n’enregistrent que des échecs dans ce « pays à convertir qui ne se convertit pas ». Lancé sans préparation adéquate dans l’aventure indochinoise, Martin Launay est bien décidé à réussir là où tous ont échoué. Mais il ne tarde pas à découvrir l’Orient extrême avec ses légendes, ses excès, ses fêtes et ses tentations surgissant de partout. De la belle phou sao à l’opium, du cynisme des athées aux pratiques des sorciers, le pays des douces tentations lui réservera des pièges dont il ne soupçonnait même pas l’existence.
C’est dire que les visions pleines d’exotisme, de romantisme et de lyrisme véhiculées sur l’ancien Royaume du million d’éléphants sont restées toujours bien vivaces.