Le messianisme est défini comme étant essentiellement la croyance religieuse en la venue d’un rédempteur qui mettra fin à l’ordre actuel des choses soit de manière universelle soit pour un groupe isolé et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et de bonheur. Pratiquement, ce terme revêt souvent une signification voisine de celle de millénarisme, qui désigne le mouvement socioreligieux se plaçant sous la direction d’un chef charismatique, d’un héros culturel, d’un messie donc, dans l’attente d’un royaume de repos et de paix. Les deux notions impliquent une liaison essentielle des facteurs religieux et des facteurs sociaux, du spirituel et du temporel, des valeurs célestes et des valeurs terrestres, aussi bien dans le désordre dont ils préconisent l’abolition que dans l’ordre nouveau dont ils annoncent l’instauration. Ainsi, Stanley Tambiah définit le bouddhisme millénariste comme une somme de croyances, d’attentes, de pratiques et d’actions qui ont pour objet la reconstruction d’un ordre existant en fonction d’un ordre idéal, d’une utopie future, qui est en même temps un retour à un commencement idéal et positif [1].
Cependant, dans le Viêt Nam ancien confucianisé, l’emprise du pouvoir central sur les régions où il avait été contesté par les idées millénaristes de la population rurale ne semblait jamais pouvoir être complètement consolidée. Il y avait toujours eu une tension constante entre les conceptions culturelles du pouvoir fondées sur les croyances aux esprits d’une part et sur le mandat du Ciel d’autre part [2]. Car s’il était la doctrine d’une élite instruite gardienne de l’orthodoxie morale et de l’harmonie sociale, le confucianisme n’était pas à même d’englober toute la masse de la population. Par conséquent, une grande diversité d’activités et de croyances religieuses pouvait perdurer en dehors de lui. Toutefois, aussi longtemps que les croyances aux esprits et la foi en un Ciel impersonnel restaient fonctionnellement séparées et associées à des institutions différentes, la contradiction potentielle entre elles ne constituait pas une menace. Mais lorsque les conditions économiques, politiques ou démographiques devenaient intolérables pour certaines régions, il était tout à fait courant qu’un mouvement mît au défi l’autorité de l’Etat en considérant le pouvoir d’un esprit ou d’un dieu, ou d’un Bodhisattva, comme supérieur au mandat du Ciel qui légitimait l’empereur. Dans la mesure où de tels mouvements de caractère fortement millénariste bénéficiaient d’un soutien important, ils pouvaient poser de graves menaces à la société. Ainsi, en 1379, le rebelle Nguyễn Bổ, recourant à des procédés magiques, se proclama roi [3] ; en 1389, le bonze Phạm Sư Ôn leva une armée de vagabonds, prit un titre, et occupa la capitale pendant trois jours [4]. Jusqu’à la fin du XIVe siècle, les mentions étaient fréquentes de bandes de révoltés essayant de capter les sources de pouvoir surnaturel.
Les tendances millénaristes inhérentes au bouddhisme faisaient en effet que cette religion était susceptible d’inspirer la révolte populaire contre les autorités. Dans les moments de perturbation sociale, des dirigeants religieux se tenant en marge de l’ordre officiel pouvaient être considérés comme détenteurs d’une autorité légitime de rechange. La croyance selon laquelle il était possible pour une personne même d’humble origine d’acquérir des pouvoirs extraordinaires et de prétendre à des relations spéciales avec le surnaturel pouvait provoquer des éruptions soudaines de mouvements religieux locaux utilisant comme armes les prophéties, les songes, la magie, les amulettes, les prétentions à l’invulnérabilité et à des révélations divines. Ainsi en 1518, dans l’atmosphère de l’affaiblissement de la dynastie des Lê, une rébellion éclata-t-elle dans la province de Hải Dương sous la direction d’un gardien de pagode, Trần Cao. Se déclarant descendant de la dynastie précédente des Trần et l’incarnation de Ðế Thích (Indra), le souverain du Ciel et des dieux, Trần Cao accomplit des miracles, et attira des dizaines de milliers de partisans. Son pouvoir d’attraction fut tel qu’il put se proclamer roi du Ðại Việt pendant un court moment. [5]
De telles figures pouvaient aussi être entretenues par la tradition messianique recelée dans le bouddhisme. A ce point de vue, ce qui était habituellement exposé était la doctrine de la descente sur terre de Maitreya – le Bouddha du futur, qui selon la croyance vivait dans “le ciel des dieux satisfaits” avant son incarnation sur terre – et l’arrivée avec lui, après des secousses cosmiques, d’un univers politique, économique et religieux réorganisé. Ceux auxquels il était permis à ce moment d’écouter le sermon final de Maitreya atteindraient le nir¬vāna dans cette vie même, sans avoir à passer par un nombre infini de renaissances. Bien que les textes bouddhiques spécifient que des éternités devraient passer avant l’apparition de Maitreya, des rumeurs circulaient épisodiquement pour prédire que l’événement pourrait se produire beaucoup plus tôt que prévu.
La plupart du temps, cette doctrine ne dépassait pas l’essentiel d’une religion cherchant à atteindre la félicité pour soi-même et sa famille, car Maitreya symbolisait les aspirations des bouddhistes vietnamiens au salut et à la renaissance dans sa Terre Pure. Mais elle pouvait aussi coexister avec un engagement idéologique à l’action d’un descendant d’une dynastie destituée, qui se manifesterait soudainement soi-disant pour renverser l’ordre établi corrompu. Lorsqu’un tel “supplément” était ajouté à la doctrine, le Bouddha messianique pouvait devenir rapidement le dieu de révoltes sanglantes. Celles-ci pouvaient se comparer aux mouvements de protestation dirigés dans les pays de bouddhisme theravāda par des “saints hommes” tenus pour posséder le pouvoir sacré (phu mi bun en thai, ou weikza en birman), qui pouvaient mettre en accusation les rois pour manquement à leur devoir. [6]
En fait, les rébellions proliférèrent au cours du XVIIIe siècle. Un certain développement de l’activité bouddhiste pendant cette période était révélateur des tensions dans la population rurale et du mécontentement populaire à l’égard des efforts faits par l’élite dirigeante pour renforcer le confucianisme. Les temples bouddhistes devinrent fréquemment les foyers du malaise social ; les bonzes y organisèrent parfois leurs partisans en des milices armées. La crise était telle qu’en 1767, sous le règne de Lê Hiển Tông, le seigneur Trịnh Sâm dut faire procéder à une révision du code des cultes rendus aux esprits disséminés dans le royaume, dans le but inavoué de mobiliser le monde surnaturel au secours de la dynastie des Lê en déclin [7].
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La résistance populaire à cet ordre impérial fondé sur les théories légalistes se fit jour vers le milieu du XIXe siècle parmi une secte religieuse appelée Bửu Sơn Kỳ Hương ou “Le parfum miraculeux de la montagne précieuse”. [8] Conçue à partir d’une dynamique semblable à celle qui avait produit les mouvements du Lotus Blanc et des Taiping en Chine, cette secte combinait les enseignements du bouddhisme, les vieilles prophéties vietnamiennes et une direction charismatique pour offrir une solution de rechange à l’orthodoxie. Elle opposait à la perspective confucéenne fondamentalement optimiste de la bonté et des bienfaits du gouvernement impérial une vision apocalyptique de l’histoire fondée sur la doctrine de la descente de Maitreya, même si l’idéal de Maitreya n’était pas principalement lié à la peur de l’apocalypse. Selon cette interprétation, le cosmos évoluait en des séries de cycles. Chacun de ces cycles comprenait une phase de prospérité, de déclin et de ruine. A la fin d’un cycle, lorsque régnaient la ruine, le désastre et le mal, il y aurait un événement apocalyptique, un déluge peut-être, ou une conflagration cosmique, qui engloutirait le monde et le purifierait. Tout mal disparaîtrait, et ne resterait que ce qui était bon et vertueux. Les forces du cosmos se réarrangeraient, une nouvelle ère de paix, de prospérité et de vertu commencerait. La croyance était que l’ère présente, placée sous le signe du Bouddha historique Gautama, allait prendre fin, et qu’elle serait remplacée par l’ère de Maitreya, le Bouddha futur, qui descendrait pour introduire un nouveau millénaire de paix et de prospérité. Le lieu exact de sa descente devrait se situer dans une région sauvage de collines (Thất Sơn, les Sept Montagnes, dans la province de Châu Ðốc) près de la frontière cambodgienne, dans le sud-ouest du Viêt-Nam. [9]
Le fondateur de la secte Bửu Sơn Kỳ Hương était Ðoàn Minh Huyên, un habitant de la province de Châu Ðốc, une région pionnière en ce temps, un espace de rencontre pour divers groupes ethniques, culturels et religieux, donc un endroit fertile pour l’éclosion d’hétérodoxies. Prétendant que le Bouddha du Ciel de l’Ouest lui était apparu, il formula ses propres principes religieux et les prêcha aux autres. On lui donna le titre de Ðức Phật Thầy Tây An ou Révérend Bouddha maître de la Terre de Paix de l’Ouest. Son intention était d’offrir un système de croyance par le moyen duquel on pourrait obtenir la sérénité bouddhique tout en menant une vie séculière. Il annonça qu’à l’approche de l’apocalypse et la fin de l’ère du bouddhisme mahāyāna, seuls les bons seraient sauvés et autorisés à entrer dans le Paradis de l’Ouest du Bouddha. Il y aurait une grande assemblée, le Congrès de la Fleur du Dragon (Hội Long Hoa), au cours de laquelle les mérites et les péchés humains seraient mis en jugement. Un Roi éclairé (Minh Vương) présiderait à cette assemblée. Les gens de vertu seraient désignés pour être ses sujets bienheureux au paradis. Ceux qui souhaiteraient se préparer pour ce jour du dernier jugement n’auraient besoin que de suivre le chemin religieux de la culture de la bienfaisance et de l’étude du bouddhisme. Ni prêtres, ni pagodes ne seraient nécessaires pour le salut. Tout individu pourrait contrôler sa propre vie pour atteindre le mérite, et n’aurait qu’à remplir les quatre obligations d’obéissance – envers ses ancêtres et ses parents ; envers la nation ; envers le Bouddha, le dharma et le sangha ; et envers ses semblables. La dévotion à la nation devait prendre la place de la loyauté envers l’empereur, tandis que le bouddhisme et la compassion devaient remplacer l’éthique confucéenne de la loyauté vis-à-vis de ses supérieurs. Ðoàn Minh Huyên modifia de la sorte les enseignements traditionnels du bouddhisme pour exiger un engagement politique envers la nation comme faisant partie de la foi.
Ce que le mouvement Bửu Sơn Kỳ Hương avait à offrir aux occupants d’une région encore essentiellement une zone frontalière quasi-sauvage était une idéologie d’intégration morale, sociale et culturelle, une idéologie qui donnerait un sens aux épreuves et dangers dont ces pionniers avaient à faire l’expérience, et qui leur donnerait de l’espoir dans l’avenir. Réagissant contre le monachisme rigide du bouddhisme du XIXe siècle, cette idéologie était présentée comme un retour à la pureté et la simplicité originelles de la religion, tandis que le mythe millénariste servait de motivation puissante pour donner aux pionniers le courage de demeurer dans une région aussi inhospitalière. Or, même si ces gens ne contestaient pas ouvertement l’autorité de l’empereur, ils mettaient Maitreya, et les prophètes qui prétendaient être sa réincarnation, au-dessus du monarque. Ce fait seul suffirait à les exposer à la répression en tant qu’hérétiques. Néanmoins, étant donné les ressources limitées de l’Etat des Nguyễn, il n’était pas commode d’empêcher les gens de mener à leur guise leur vie religieuse dans ces endroits lointains.
A la mort de Ðoàn Minh Huyên en 1856, les fidèles du Bửu Sơn Kỳ Hương se rattachèrent localement à des moines-guérisseurs (Ông Ðạo) s’autoproclamant gardiens de la doctrine. Certains de ceux-ci réactivèrent des pratiques magico-religieuses courantes dans la région pour asseoir leur prestige. Prétendant bénéficier de pouvoirs d’invulnérabilité avec leurs bùa gồng (amulettes protégeant leurs porteurs contre les balles), ils s’engagèrent aussi dans la lutte contre les Français qui s’étaient alors installés en Cochinchine, en associant à leur prosélytisme l’appel à la révolte contre les nouvelles autorités. Parmi ces dirigeants de groupes politico-religieux se faisant appeler Ðạo Lành (la “Voie Bénéfique”), se trouvait par exemple un certain Năm Thiếp qui, après avoir fomenté un soulèvement de la province de Mỹ Tho en 1879, se réfugia dans le village d’An Ðịnh sur le canal de Hà Tiên, à l’Ouest des Thất Sơn, pour continuer à prophétiser que la restauration de son royaume au souverain légitime du Viêt Nam transformerait le pays en un paradis terrestre [10]. Le gouvernement colonial l’ayant déclaré illégal, le Ðạo Lành prit le nom de Ðạo Phật Ðường (la Voie du Bouddhisme à la maison), dont les diverses branches allaient offrir aux agitateurs politiques ayant obtenu la confiance des moines dirigeants des dépôts d’armes inviolables dans leurs lieux saints et un réservoir d’effectifs unis par des liens familiaux et locaux aussi bien que par un mélange de crainte physique et superstitieuse.
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La dislocation de l’encadrement confucéen créa en tout cas un vide culturel profond qui appelait la profusion des idéologies syncrétiques de substitution. Amalgamant les traditions millénaristes, la spiritualité bouddhique et l’éthique confucéenne, elles se manifestaient comme des mouvements de protestation religieuse, fournissant aux individus un sentiment d’identification tout en servant de structures décentralisées de refuge à des éléments dissidents. Ces messianismes prolongèrent les mouvements d’origine religieuse et mystique qui avaient joué à la fin du XIXe siècle un rôle actif dans le processus de la résistance anticoloniale, offrant exactement ce que l’Etat confucéen n’était plus à même de procurer : la solidarité, la justice et le salut. [13] Ainsi apparut vers 1912 dans les provinces du delta du fleuve Rouge le culte des Tam Thánh (culte des “trois génies”), dont la doctrine était inspirée du taoïsme, et donnant lieu à des prophéties concernant la libération prochaine du pays. A la même époque, se fit jour dans le Sud un mouvement messianique paysan qui préconisait l’affranchissement de la Cochinchine de la domination française, avec comme porte-drapeau un adolescent du nom de Phan Phát Sanh, affublé de l’appellation à connotation magique de Xích Long (dragon rouge). Illuminé ayant assis sa réputation de thaumaturge, celui-ci croyait à l’intervention d’esprits célestes pour la délivrance de sa patrie. Dans plusieurs cérémonies clandestines célébrées à Cholon, il apparut sur un trône en costume d’apparence impériale, paré d’attributs royaux et portant une épée en or massif. Se donnant tantôt comme le fils du monarque déposé Hàm Nghi, tantôt comme un descendant de la dynastie chinoise des Ming, il prétendait disposer de puissances surnaturelles. Mais l’insurrection prévue pour la fin de mars 1913 se termina dans un lamentable fiasco.
La partie occidentale du Sud Viêt-Nam surtout, région tardivement touchée par le centralisme autoritaire de la royauté vietnamienne, constituait le terrain le plus propice au syndrome millénariste, comme le confucianisme et le bouddhisme mahayana n’y étaient pas suffisamment implantés pour résister à la dépersonnalisation culturelle et religieuse. Du coup, l’aliénation coloniale y créa une disponibilité religieuse, ainsi que le besoin d’un substitut d’Etat et du pouvoir sacré. Cela explique le succès populaire de mouvements religieux se présentant comme des forces médiatrices entre le ciel et la terre, chargées de traduire les attentes spirituelles d’une population paysanne déstabilisée et menacée par l’irruption d’une nouvelle classe de latifundiaires favorisés par les autorités coloniales, et l’introduction de nouveaux rapports de production capitalistes. Le Caodaïsme [14] notamment représentait en quelque sorte une réaction à la situation de désagrégation culturelle et de dislocation des mécanismes sociaux qui traditionnellement assuraient la cohésion dans les communautés villageoises du Sud.
Si l’on en croit les publications de la secte du Cao Ðài, c’était le Très Haut lui même (Cao Ðài = “Palais suprême”, nom énigmatique d’un dieu unique et salvateur) qui l’aurait fondée en 1919 et en aurait dicté les bases par le truchement du spiritisme à son premier missionnaire, Ngô Văn Chiêu (1878 1932), un fonctionnaire colonial ; celui-ci eut en 1921 la vision d’un Œil divin (Thiên Nhãn) et l’adopta comme le symbole du culte qu’il allait développer avec deux autres médiums choisis par l’esprit du Cao Ðài pour propager la religion, Lê Văn Trung et Phạm Công Tắc. La secte [15] fut formellement inaugurée le 18 novembre 1926 au cours d’une cérémonie près de Tây Ninh où elle allait faire ériger une immense cathédrale. Ses fondateurs, tout en alliant des cérémonies solennelles au spiritisme et à l’occultisme pour les rites, s’inspiraient de plusieurs croyances, faisant largement appel au bouddhisme, au taoïsme, au confucianisme ainsi qu’aux enseignements moraux du christianisme : invoqué en 1927, le poète taoïste chinois du VIIIe siècle Li Taibo révéla que Cao Ðài avait jadis fondé les cinq branches de la “Grande Voie”, celles du confucianisme, du culte des génies, du christianisme, du taoïsme et du bouddhisme ; en raison du rapprochement spatial des peuples et de leur antagonisme croissant à cause de la multiplicité des religions, il décida de les ramener à l’unité primordiale. Dans la décennie 1930, les groupes cao¬daïstes déjà nombreux se mirent à proliférer à Saigon, à Mỹ Tho, à Bến Tre, au Cambodge. A la suite de la crise économique de 1931, la secte mit en œuvre, là où elle avait une communauté, des associations amicales et des plans d’aide sociale, reliés entre eux par la transmission de messages “divins”, de plus en plus chargés d’allusions et d’avertissements politiques aux fidèles. Son audience devint telle qu’en juin 1940 le gouvernement colonial français dut fermer ses sanctuaires et déporter ses dirigeants aux Comores. Mais en 1945, l’occupant japonais encouragea la levée des troupes chez les Caodaïstes, grâce auxquelles la secte allait se transformer au cours de la première guerre d’Indochine en véritable État dans l’État, contrôlant et administrant une vaste région à l’ouest de Saigon. Son conservatisme devait cependant l’amener après 1945 à prendre une forme d’anticommunisme populaire, à adopter une alliance tactique avec les Français entre 1946 et 1954.
Mais plus que le Caodaïsme peut-être, une autre secte, appelée Hoà Hảo (harmonie suprême) d’après le nom du village d’origine de son prophète, semblait être la réactualisation dans le contexte colonial des pulsations millénaristes séculaires caractéristiques de la culture paysanne du delta occidental du Mékong [16]. Elle s’inscrivait en effet dans la trame historique du mouvement religieux Bửu Sơn Kỳ Hương. C’est aussi dans la province de Châu Ðốc qu’elle apparut initialement. Son fondateur, Huỳnh Phú Sổ, dit le Bonze dément (Ðạo Khùng), naquit en 1919 dans une famille paysanne aisée ; atteint de fièvre, l’enfant fut soigné par un ermite spécialisé d’acupuncture, qui le guérit et lui enseigna, outre le bouddhisme, certaines pratiques de magie et d’hypnotisme. En 1939, Huỳnh Phú Sổ eut une nouvelle crise, à la fois de fièvre et de mysticisme. Se déclarant alors être une réincarnation du “Phật Thầy Tây An” (le Bouddha maître de la paix occidentale), il prétendit avoir reçu du Ciel l’ordre de propager une nouvelle foi bouddhique, dont il consigna la doctrine dans quatre recueils connus sous le titre de Sấm Giảng (les Oracles).
Il s’agit d’un syncrétisme mélangeant à des notions d’origine confucéenne (notamment celle du mandat céleste) des conceptions relevant d’un amidisme rénové, surtout la croyance au Bouddha maître de la Terre de l’Ouest. Cette foi refuse les pratiques complexes et l’adoration des images saintes ; elle encourage la recherche de la vertu par l’auto-perfectionnement, la prière, la piété filiale et le respect du Bouddha, de sa loi et de la communauté monastique. La perspective de l’apocalypse prophétisée par Huỳnh Phú Sổ et la promesse de la grande fête Long Hoa (la fête de la “fleur du dragon”, où les survivants de l’apocalypse se rassembleraient pour recevoir le nouveau Dharma) constituaient les thèmes clés de la doctrine Hoà Hảo et rencontraient les aspirations les plus ardentes de la paysannerie des provinces de Cần Thơ, Long Xuyên, Châu Ðốc, Sa Ðéc... qui rêvait, elle aussi, de construire sous l’égide du prophète une ère radieuse. Vénéré par des disciples et des adeptes de plus en plus nombreux conquis par ses prodiges, le Bonze dément fut très vite craint de l’administration et enfermé dans un asile psychiatrique ; toutefois il convertit son médecin. Il fut mis ensuite en résidence surveillée à Bạc Liêu, mais sa demeure devint un centre de pèlerinage et de propagande antifrançaise. L’administration française pensa à le condamner au bannissement, mais il fut sauvé par la police militaire japonaise, la Kempeitai, et placé sous protection japonaise. Pendant la guerre du Pacifique (1941-1945), il continua à multiplier le nombre de ses adeptes, tout en demandant l’indépendance pour le Viêt Nam. La secte Hoà Hảo atteignit son apogée aux alentours de 1946 lorsque Huỳnh Phú Sổ la dota d’un instrument politique résolument anticommuniste, le Parti démocrate social (Dân Xã), et d’une force armée dont les membres étaient les adeptes de la secte. Dans ce processus, elle se transforma en une véritable contre-société dans l’Ouest du delta du Mékong, de la frontière cambodgienne jusqu’à Cần Thơ, même après la disparition de Huỳnh Phú Sổ aux mains du Việt Minh en 1947.
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P.-S.
Article publié dans Việt Học Niên San – Annalen der Hamburger Vietnamistik, 4 & 5, 2009/10, pp. 53-65.
Notes
[1] Cf. The Buddhist saints of the forest and the cult of amulets. Cambridge U.P., 1984.
[2] Néanmoins, la conception confucéenne de la nature du pouvoir et de la légitimité des empereurs pouvait bien se concilier avec la croyance qui avait toujours eu cours au Viêt Nam selon laquelle la vertu des souverains était susceptible d’attirer les innombrables esprits du royaume pour qu’ils viennent sanctionner leur autorité : les rois devaient donc se donner pour tâche d’établir des relations de confiance et de loyauté avec les diverses forces surnaturelles afin de les attirer dans le “dedans”, et ce ralliement des puissances mystérieuses demandait une active politique de reconnaissance de leurs mérites, dans la mesure où ceux-ci étaient conciliables avec les thèses dynastiques. Ainsi s’était amorcé dès le XIe siècle un processus d’incorporation des cultes locaux et des croyances populaires dans un culte national de l’autorité royale : comme le culte des esprits tutélaires des villages, intercesseurs des communautés locales auprès des puissances surnaturelles, échappait au cadre de l’orthodoxie confucéenne, les souverains tenaient à désigner les génies de village formellement, par ordonnance royale, afin de contrôler leurs cultes et par voie de conséquence de rassembler toutes les différentes localités dans un cadre national. Les génies officiellement patentés, qui avaient fait l’objet d’une relation écrite de leurs exploits portée jusqu’à la cour, reçurent leur brevet du roi, qui s’arrogeait de la sorte le pouvoir de diviniser les esprits, ou au moins de reconnaître leur caractère surnaturel. Les génies clandestins, non brevetés, aux mérites extravagants et peu présentables dans une optique confucéenne, devaient se réfugier derrière l’écran des génies officiellement patentés pour se faire vénérer par la population villageoise. Mais c’étaient en fait eux qui allaient conserver la charge émotionnelle résultant du magique, du sacré et du religieux, alors que les cultes officiels n’étaient plus régis que par la morale confucéenne et le souci du bien commun (cf. Nguyễn Thế Anh, “La conception de la monarchie divine dans le Viêt Nam traditionnel”, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, t. 84, 1997, pp. 147-157, et “Le bouddhisme dans la pensée politique du Viêt Nam traditionnel”, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, t. 89, 2002, pp. 127-143).
[3] Ðại Việt Sử Ký Toàn Thư [Mémoires historiques du Dai Viêt au complet]. Hanoi, NXB Khoa Học Xã Hội, 1985, t. II, p. 166.
[4] Ðại Việt Sử Ký Toàn Thư, op. cit., p. 179.
[5] Khâm Ðịnh Việt Sử Thông Giám Cương Mục,[Miroir complet de l’histoire Viêt].Hanoi, NXB Giáo Dục, 1998, t. II, pp. 64-73.
[6] Voir par exemple Chatthip Nartsupha, “The ideology of holy men revolts in North East Thailand”, History and peasant consciousness in South East Asia, A. Turton & S. Tanabe ed., Osaka, National Museum of Ethnology, 1984 ; J.L. Taylor, Forest monks and the nation-state. An anthropological and historical study in northeastern Thailand. Singapore, ISEAS, 1993, 377 p. ; Constance M. Wilson, “The Holy Man in the history of Thailand and Laos”, Journal of Southeast Asian Studies, 28, 2 (Sept. 1997), pp. 345-364 ; Paul T. Cohen, “Buddhism unshackled : The Yuan ‘Holy Man’ tradition and the nation-state in the Tai World”, Journal of Southeast Asian Studies, 32, 2 (June 2001), pp. 227-247.
[7] Lê Quý Ðôn, Kiến Văn Tiểu Lục [“Notes des choses vues et entendues”, ouvrage composé vers 1777]. Hanoi, NXB Khoa Học Xã Hội, 1977, pp. 62-63.
[8] Le nom venait d’une prédiction faite par l’éminent lettré du XVIe siècle, Nguyễn Bỉnh Khiêm, qui prophétisa la naissance d’un Fils du Ciel dans une montagne précieuse ou une rivière dans le delta du Mékong.
[9] Voir Hue-Tam Ho Tai, Millenarianism and peasant politics in Vietnam, Harvard U. Press, 1983 ; “Perfect world and perfect time : Maitreya in Vietnam”, Maitreya, the future Bud¬dha, Alan Sponberg & Helen Hardacre ed., Cambridge U. Press, 1988, pp. 154-170.
[10] Centre des Archives d’Outre-Mer, Fonds des Amiraux, registre B 21(47), pp. 234-235.
[11] Cf. Nguyễn Thế Anh, “Les principaux courants de pensée religieuse au Viêt Nam au XXe siècle”, Dòng Việt (Southeast Asian Culture and Education Foundation, Huntington Beach), n° 5, 1998, pp. 220-221.
[12] Cf. Nguyễn Thế Anh, “Le nationalisme vietnamien au début du XXe siècle : son expression à travers une curieuse lettre au roi d’Angleterre”, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, t. 65, 1978, pp. 421-430.
[13] Cf. Nguyễn Thế Anh, “Les principaux courants de pensée religieuse au Viêt Nam au XXe siècle”, art. cit., pp. 225-226.
[14] Voir Ralph B. Smith, “An introduction to Caodaism”, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, t. 33, 1970, pp. 335-349, 574-589 ; Victor Oliver, Caodai spiritism : A study of religion in Vietnamese society. Leiden, E.J. Brill, 1972 ; Jayne Werner, Peasant politics and religious sectarianism : Peasant and priest in the Cao Dai in Vietnam. New Haven, Yale University Press, 1981.
[15] Son nom officiel est Ðại đạo Tam kỳ Phổ độ (Grande Voie de la Troisième Evangélisation du Monde), l’Être suprême Cao Ðài s’étant déjà manifesté au cours des deux grandes “périodes” antérieures en la personne du Bouddha et de Jésus-Christ.
[16] Voir Hue Tam Ho Tai, Millenarianism and peasant politics in Vietnam, op. cit. ; Nguyễn Long Thành Nam, Hoa Hao Buddhism in the course of Viêt Nam’s history. New York, Nova Science Pub., 2004 ; Pascal Bourdeaux, Emergence et constitution de la communauté du Bouddhisme Hòa Hảo : Contribution à l’histoire sociale du delta du Mékong (1935-1955). Thèse de Doctorat de l’EPHE, Paris, 2003.