Repères historiques
Les deux siècles et demi (Ve-IIIe siècle av. J.-C.) qui précèdent l’unification des pays
chinois en 221 av. J.-C. sont connus sous le nom de « période des Royaumes combattants »
(Zhan guo). C’est une période de guerres acharnées entre les grandes principautés chinoises
dont les seigneurs, ayant empiété de plus en plus sur l’autorité des Zhou (1100-256 av. J.-C.),
se sont arrogé le titre de rois. À l’intérieur de ces principautés, la lutte qui opposa aux chefs
l’ancienne noblesse héritière de privilèges politiques et religieux a abouti à des divisions du
pouvoir, à des usurpations et des changements de lignées princières. Elle a aussi conduit à un
renforcement du pouvoir central et au développement d’institutions monarchiques dans la
plupart des royaumes. Au conseil des grands dignitaires, les chefs de royaumes ont substitué
un conseil privé, formé de spécialistes de la guerre, de la diplomatie ou de la politique. Ils
s’appuient sur la petite noblesse, classe de clients en quête de protecteurs. L’ébauche d’un
corps de fonctionnaires payés et révocables apparaît dans certains royaumes. Le pouvoir
central cherche à faire passer sous son contrôle une paysannerie qui était jusqu’alors sous la
dépendance des grandes familles nobles, tout en faisant appel au concours et aux conseils
d’une petite classe de marchands et d’entrepreneurs s’occupant d’extraction minière, de production
du sel, de commerce des grains, et développant la nouvelle industrie du fer.
Ces transformations de la société et du pouvoir politique coïncident avec l’apparition
d’un nouvel esprit plus positif. Dans les relations entre royaumes, les considérations morales
et religieuses cèdent le pas à l’analyse des rapports de forces. L’influence des marchands et
des entrepreneurs se manifeste par un intérêt croissant pour les questions économiques.
Surtout, des courants de pensée et de nombreuses écoles indépendantes prennent naissance
dans le contexte des clientèles princières.
Le premier en date des chefs d’école est Confucius (Kongzi, 551-479 av. J.-C.), sage du
pays de Lu, principauté située au sud de l’actuelle province du Shandong qui avait conservé
les traditions anciennes des Zhou et devait les transmettre après la destruction de la maison
royale en 256 av. J.-C. Cherchant à définir un idéal aristocratique de l’honnête homme, il se
situe à cette époque où la noblesse est sur le point de perdre sa prééminence politique. Peu
écouté toutefois par les maîtres de sa principauté, il tente de convaincre les princes d’autres
États. Il se rend dans différents royaumes, mais se heurte à l’indifférence et connaît le même
insuccès partout. Il se peut qu’il ait rencontré vers 525 Laozi, qui l’aurait ridiculisé. Après un
périple de plus de dix ans, il rentre dans son pays d’origine où il meurt à l’âge de soixante-douze
ans. Pourtant, en raison de sa sagesse exceptionnelle et du rôle qu’on lui attribue dans
la compilation des Classiques, Confucius devint le représentant le plus éminent de l’école
classée comme celle des lettrés par l’historien Sima Qian au premier siècle avant notre ère.
En effet, ce que les missionnaires occidentaux ont affublé du nom de confucianisme est désigné
en chinois de l’expression rujiao, qu’on peut rendre approximativement par « doctrine
des lettrés ». Cette doctrine doit à Confucius la première élaboration de ses sources scripturaires
: la compilation de tout ce qui s’était conservé jusque-là, depuis la fin du IIe millénaire,
d’archives de divination, de chants liturgiques et courtois, de règles administratives et rituelles,
d’actes officiels et d’annales. En outre, Confucius tira de ces sources des enseignements
touchant les pratiques traditionnelles en matière de religion, d’éthique, de politique et de
comportement social, enseignements qu’il a systématisés dans le cadre d’une vision du
monde fondée sur la cosmologie divinatoire. Les traditions de l’école des lettrés, soumises à
des interprétations diverses tout au long de l’histoire, vont occuper la première place dans
l’évolution de la pensée chinoise : empêché de son temps de tenir le rôle du personnage politique
qu’il rêvait d’être, Confucius est devenu, grâce à la puissance de ses maximes, l’éducateur
incontesté de la société impériale chinoise.
Confucius a effectivement commencé à l’âge de trente ans à rassembler quelques disciples
à qui il communique ses réflexions et son savoir. Il aurait eu trois mille élèves, dont
soixante-douze constituaient l’élite. Ce sont ces disciples ou leurs descendants qui ont transmis
la pensée de Confucius. Deux maîtres célèbres surtout se réclament de sa tradition, à
l’époque des Royaumes combattants : Mencius (Mengzi, fin du ive- début du iiie siècle av.
J.-C.) et Xunzi (300-230 env. av. J.-C.) : le premier affirme les vertus de la morale en politique
et sa foi dans l’homme ; le second insiste au contraire sur les bienfaits de l’éducation et
des contraintes sociales.
Très vite aussi sont apparus pourtant des idéologues qui rejettent l’enseignement de
Confucius. Le premier d’entre eux est Mozi (479 env.-390 env. av. J.-C.), qui dénonce l’esprit
de clan, les luttes de prestige, la passion des richesses et les goûts de luxe propres à la
noblesse ; à l’égoïsme familial qui inspire l’aristocratie, il entend substituer un idéal égalitaire
et altruiste. Partisan d’un pouvoir autoritaire qui s’appuierait sur la classe des petites
gens à laquelle il appartient, Mozi apparaît comme le fondateur d’une véritable secte organisée,
dont les membres font voeu de pauvreté et se mettent au service des opprimés.
Moins utopistes que les tenants de Mozi sont les théoriciens ’64e l’État qui apparaissent
aux IVe et IIIe siècles. L’efficacité qu’ils attribuent à un système public de peines et de
récompenses les a fait qualifier de « légistes ». Partisans d’une centralisation absolue, ils
entendent substituer à la complexité des coutumes, des droits et des pouvoirs hérités du passé,
l’uniformité d’une réglementation étatique.
Confucius n’a rien écrit, mais la tradition lui attribue la compilation ou la rédaction des
grands textes qui vont être fixés à l’époque des Han (206 av. J.-C.-220) sous la désignation
des Cinq Classiques : le Canon des Mutations (Yijing), le Canon des Documents historiques
(Shujing), le Canon des Odes (Shijing), le Mémorial des Rites (Liji), et les Annales des
Printemps et des Automnes (Chunqiu). Sous les Song (960-1279), sont inclus au nombre de
ces classiques les Analectes ou Entretiens de Confucius (Lunyu), le Canon de la piété filiale
(Xiaojing), et le Livre de Mencius. Egalement sous les Song, les Entretiens de Confucius, le
Livre de Mencius, et deux autres textes, La Grande Étude (Daxue) et la Doctrine du Juste
Milieu (Zhongyong), sont réunis sous l’appellation des Quatre Livres (Sishu) pour constituer
avec les Cinq Classiques les fondements d’une éducation confucéenne.
C’est en 479 av. J.-C. que mourut Confucius et, dès l’année suivante, le duc Ai de Lu lui
fit ériger un miao (temple) à Qufu, son lieu de naissance. Mais c’est à partir des Han qu’est
officialisé son culte, dont l’importance ne fera que croître dans la Chine impériale : en 48 av.
J.-C. fut pour la première fois anobli un descendant de Confucius, Kong Ba. Cet anoblissement
avait avant tout pour finalité de permettre que Confucius reçoive un culte régulier. En
effet, seules les lignées de titulaires de titres féodaux avaient le privilège d’entretenir de
génération en génération un culte à leur ancêtre fondateur. L’anoblissement était donc la
condition rituelle indispensable à l’établissement du culte liturgique. Puis, le fils aîné de
Kong Ba, Kong Fu, obtint le transfert d’immatriculation de son statut à Lu, au pays natal du
Maître, où depuis lors fut entretenu sans interruption le culte de Confucius.
Des consécrations impériales successives ont par la suite consolidé le culte de Confucius
sur un double support de liturgie sacrificielle pleine et entière à Qufu, et de vénération à
laquelle prend part la population tout entière dans l’accomplissement des rites d’offrande qui
se déroulent au cours des assemblées conviviales locales, d’un bout à l’autre du pays.
Progressivement, la convergence va se réaliser entre le culte familial rendu à Kongzi par ses
descendants à son temple à Qufu, et le culte officiel dans les temples impériaux où les représentants
du trône célèbrent les cérémonies rituelles au Maître et à ses disciples. Ces temples
sont appelés Kongmiao (temple de Kongzi), mais aussi Wenmiao (temple de la littérature),
parce que le titre de « roi de la propagation de la littérature » (wenxuan wang) a été décerné
à Confucius depuis 739.
Toutefois, Jacques Gernet a écrit qu’il n’y aurait eu de confucianisme en Chine qu’à
partir du XIe siècle. Plus exactement, le confucianisme n’avait pas dans la société chinoise
des époques antérieures la place et les fonctions capitales qu’il a acquises à partir de l’époque
des Song du nord. Les néo-confucéens du XIe siècle disaient eux-mêmes que la tradition
confucéenne s’était interrompue à Mengzi et qu’ils étaient les premiers à lui redonner vie.
Si le confucianisme prend ses véritables dimensions à partir des environs de l’an 1000,
c’est parce que ce phénomène est en relation étroite avec un nouveau type de société. Les
aristocraties qui avaient dominé du IIIe au IXe siècle ont été éliminées : ce n’est plus sur elles
que s’appuie le pouvoir impérial des Song, mais sur la base élargie d’une classe de plus en
plus nombreuse de familles lettrées. Le très net essor économique et urbain que connaît la
Chine à partir de cette époque, la reproduction courante et bon marché de l’écrit, le rôle des
concours comme système normal de recrutement des agents de l’État, toutes ces conditions
modifient profondément à la fois le type de société et le type de système politique : elles leur
donnent une physionomie qui demeurera en gros celle de la Chine jusqu’au milieu du xixe siècle.
Dans cette Chine des XIe-XIIe siècles, les problèmes d’éducation apparaissent comme une
tâche prioritaire, et les institutions d’enseignement se multiplient. L’importance continuera à
être attribuée aux époques Ming (1368-1644) et Qing (1644-1911) à l’éducation des gens du
peuple par les moyens les plus divers. Cette insistance mise sur l’éducation se retrouve à tous
les niveaux de la société. Elle nous invite, déclare Jacques Gernet, à considérer le confucianisme
beaucoup moins comme une doctrine que comme un projet de société, un idéal de
perfectionnement moral jamais atteint mais toujours repris depuis les XIe-XIIe siècles.
Le confucianisme ne semble pas non plus devoir s’assimiler à une religion. La question
de savoir si cette doctrine est une religion ou non ne s’est jamais posée du reste dans le
contexte culturel chinois. Car, ce que l’Occident traduit par « confucianisme » est désigné en
chinois par deux termes interchangeables : rujiao et ruxue. C’est-à-dire que l’autorité reconnue à Confucius n’est pas la même que l’autorité religieuse dont sont investis le Christ ou le
Bouddha. Le « isme » du christianisme ou du bouddhisme, que rend le caractère jiao, n’est
pas le même que celui du confucianisme où le « isme » (xue) signale une origine lettrée. Nous
avons ici une opposition « sagesse » (religieuse) / « savoir » (académique). D’autre part,
contrairement au christianisme ou au bouddhisme, le confucianisme n’est pas organisé en
« église », si bien que l’aspect jiao de rujiao ne comporte pas le sens qu’il a dans « secte » ou
« église religieuse ». Le terme de li qui désigne les pratiques rituelles confucianistes a
d’ailleurs paru si impropre à caractériser les rites d’une religion proprement dite qu’il a été
dans cette acception délibérément abandonné par le bouddhisme et le taoïsme.
Mais, si l’on replace le confucianisme dans son contexte politique, économique et social,
on peut y distinguer six aspects : 1- règles rituelles ; 2- philosophie ; 3- économie politique ;
4- notion de la responsabilité de la classe dirigeante ; 5- morale communautaire ; 6- morale
individuelle. Ces six aspects forment un système cohérent à partir des Song : si Jacques
Gernet considère que le confucianisme n’est véritablement établi qu’à partir des Song, c’est
qu’il veut mettre en relief cette systématisation de la pensée confucianiste.
La doctrine de Confucius
a) Une éthique sociale
Typiquement, la pensée confucianiste est marquée d’un profond anti-individualisme. La
morale qui en découle, s’intéressant non pas au statut des âmes mais à la répartition des rôles
dans la société, est rebelle à toute idée de nivellement égalitaire des différenciations sociales,
mais affirme avec force, là où l’Occident parle d’égalité des droits, la réciprocité des devoirs.
Réciprocité de l’amour paternel et de la piété filiale, de la bienveillance et de la reconnaissance,
de la justice et de la loyauté, qui est inscrite dans la conscience humaine par la nature
des choses. Mais, aucunement encombrée de croyances religieuses, la morale confucianiste
est entièrement débarrassée de toute finalité métaphysique, pour ne s’occuper que de l’harmonie
sociale, traitée comme un reflet de l’harmonie cosmique. Les lois de l’organisation et
de la morale sociales sont interprétées d’ailleurs comme des lois naturelles, les mêmes que
celles qui régissent l’organisation du cosmos et règlent les rapports du yin et du yang, du Ciel
et de la Terre, des saisons, etc.
Ce qui fait la dignité de l’homme, ce n’est pas sa personnalité individuelle, c’est sa
nature d’être social. C’est donc la société qui donne son sens à l’individu et non pas l’individu
à la société. Cette société, c’est dans la nature des choses qu’elle est donnée d’abord ;
son modèle est prescrit par la nature. Quant à l’individu, il n’est pas simplement conditionné
par son existence en société : il ne réalise sa personnalité que dans son être social déterminé
par la nature. Le mot célèbre de Confucius : « Que le Prince agisse en Prince, le sujet en sujet,
le père en père, le fils en fils », constitue la règle d’or de sa philosophie sociale. Elle insiste
sur les relations familiales, car ce sont ces relations qui manifestent le mieux que les rapports
sociaux sont commandés par des lois naturelles. Dans l’espèce humaine, en effet, ces relations
s’établissent tout naturellement à partir de l’accouplement. Directement modelée par la
nature, la famille devient à son tour le modèle de toute la société.
Pour Confucius, la société est première. La famille l’emporte sur les personnes, le clan
sur la famille, la société sur les clans. Qui plus est, chaque personne est conçue dans une
relation de dépendance à l’autre. La société est un ensemble de subordinations structurelles à
l’image de la Nature, où la Terre est totalement assujettie au Ciel. Dans cette société essentiellement
hiérarchique, chacun doit reconnaître les différences, accepter les inégalités et se
tenir à la place fixée par sa condition, sans chercher à en sortir. Il importe que chaque membre
de la société adopte une conduite convenant à sa condition naturelle et à son rang social. Cinq
relations fondamentales (wulun) sont ainsi distinguées, à l’image desquelles se déterminent
toutes les autres : celles qui s’établissent entre le père et le fils, entre le prince et le sujet, entre
l’époux et l’épouse, entre l’aîné et le cadet, entre collègues et amis. Ces relations interpersonnelles,
mis à part la seconde qui figure parmi les relations fondamentales en raison de l’importance
qui lui est attachée mais qui est en réalité dérivée de la première, sont les relations
types régnant à l’intérieur de la famille. Chacune donne lieu, dans chaque sens, à certaines
obligations spécifiques dont la parfaite exécution définit une vertu particulière. Les obligations
les plus importantes sont celles du fils à l’égard du père, à travers lesquelles se définit la
vertu cardinale dont procèdent toutes les autres vertus de la morale confucianiste : la piété
filiale (xiao).
Toutes les règles du comportement social découlent, par modulation, de celles qui régissent
les rapports familiaux. Les rapports sociaux peuvent se développer, se complexifier à l’infini,
pour chacun d’eux il est toujours possible de trouver une qualification adéquate en nuançant
celui des rapports familiaux duquel il se rapproche le plus. La délicatesse de sentiment
avec laquelle est perçue, vis-à-vis de chaque membre du corps social, la nuance exacte de la
relation particulière qui existe entre lui et soi, l’exactitude avec laquelle sont accomplies toutes
les obligations qui découlent de cette relation particulière ainsi nuancée, définissent, au pendant
de la piété filiale, une autre vertu cardinale du confucianisme appelée ren, mot intraduisible
qu’on peut rendre cependant par bienveillance, ou vertu d’humanité. Et de fait, le ren est l’essence
de l’humanisme confucianiste : parmi les qualités fondamentales de l’homme supérieur,
l’homme de bien (junzi), opposé à l’homme de peu (xiaoren), la plus importante est celle du
ren. À cela s’ajoutent la loyauté (zhong), la fidélité (xin), la sagesse et le courage (yong).
b) Le ritualisme confucianiste
Pour que l’ordre politique règne, il est essentiel que soient mises en relief tant les cérémonies
marquant certains actes auxquels procède le souverain ou certains faits de la vie
populaire, que les attitudes convenant à la position sociale de chacun. Ces comportements de
conformité à la tradition et à l’ordre social, ce sont ces formes élaborées appelées rites (li).
Toute la vie politique de l’empire doit être centrée sur le respect des rites, respect qui exige
que chacun soit fidèle à la fois aux règles transmises par la tradition et au comportement que
lui impose son rôle dans la société. L’observation des rites est la garantie de la stabilité, de
l’harmonie et de la paix de l’empire. Le premier responsable de cette tranquillité dans l’ordre
est évidemment l’empereur : elle n’est possible que si le Fils du Ciel lui-même se plie à l’observance
des rites, autrement dit s’il est fidèle à l’exigence du respect de la tradition et de la
hiérarchie dans la société, s’il représente pour ses sujets un modèle qui est le sens de la rectitude
et de la justice. Il est sous-entendu par là que, si le souverain ne traite pas son peuple
avec bienveillance, il perd son droit à la loyauté de ses sujets et est passible d’un changement
de mandat céleste (tianming) : la révolution est alors justifiée.
Originellement, les rites sont les formes des cérémonies du culte, dont tous les détails
ont été peu à peu mis au point à la lumière des résultats de très nombreuses divinations, des
siècles durant. Mais l’éthique confucianiste a extrapolé le principe du formalisme des cérémonies du culte pour l’appliquer à la régulation des comportements sociaux. Le ritualisme est
ainsi l’art d’exploiter le rituel à des fins non plus religieuses, mais sociales. Dans l’ordre
social fondé sur la famille, il n’y a que des devoirs prescrits a priori par la loi du Ciel et que
les institutions précisent dans les moindres détails. Il ne reste plus dès lors qu’à induire les
partenaires sociaux à se conformer entre eux, spontanément, à tout ce qui est prescrit. C’est
à cette fin qu’ont été soigneusement élaborés des rituels qui définissent minutieusement,
geste par geste, le cérémonial à observer pour toutes les occasions types au cours desquelles
se règlent les rapports humains : mariages, funérailles, banquets, culte des ancêtres, etc.
Le confucianisme fonde par suite sa philosophie politique non pas sur le juridisme, mais
sur le ritualisme. Pour lui, le mécanisme essentiel de régulation de la société est le mécanisme
des rites. Confucius l’indique à son prince, le duc Ai de Lu, qui l’interroge sur les principes
du gouvernement : « Dans la pratique politique, les rites passent avant tout : les rites sont en
vérité l’essentiel de la politique. » Et il conclut : « Les rites englobent toutes les institutions,
tous les comportements civilisés : leur pratique est le propre de l’homme. » Il déclare encore,
dans un passage célèbre du Lunyu : « Quand on fait régner le bon ordre par des règlements
d’État sous l’astreinte des châtiments, le peuple prend garde à ne pas commettre d’infraction,
mais pas parce qu’il en aurait honte. Quand on fait régner le bon ordre par la vertu, sous
l’astreinte des rites, c’est par le sentiment de honte que l’on se corrige. »
Les rites sont par conséquent un mécanisme d’astreinte à la vertu, qui est ici opposé au
mécanisme des sanctions pénales conçues, elles, pour contraindre à respecter des règlements
d’État (zheng). Ce qui oppose ces deux mécanismes, c’est que l’un, celui des châtiments, est
mis en oeuvre par une contrainte exercée par la puissance publique, tandis que l’autre n’a pas
besoin de cette contrainte parce qu’il joue beaucoup plus subtilement sur le sentiment de la
honte. La loi pénale ne saurait qu’empêcher par coercition l’homme de faire le mal. Seul le
sentiment de la honte, que développe la pratique des rites, entraîne un véritable dégoût de la
mauvaise conduite.
Le sentiment de honte est développé par les rites, parce que le formalisme rituel extériorise
la conduite, et rend par conséquent celle-ci manifeste aux yeux de tous. Le ritualisme
attache aux devoirs de chacun tant de signes extérieurs que celui qui manque à ses devoirs
affiche immédiatement son inconduite devant tout le monde, et du coup perd la face. Les
signes extérieurs de la bonne conduite (du sujet vis-à-vis du prince et du prince vis-à-vis du
sujet, du fils vis-à-vis du père et du père vis-à-vis du fils, du cadet vis-à-vis de l’aîné et de
l’aîné vis-à-vis du cadet) sont considérés comme indissociables de la bonne conduite elle-même.
C’est qu’en effet il ne saurait y avoir de rites qu’accomplis sincèrement dans l’esprit
de leur sens profond ; sinon, il ne reste que de simples gesticulations. Le rite est en effet
inséparable de la sincérité (cheng), qui est une valeur aussi essentielle que l’est la bonne foi
dans le juridisme.
La théorie des rites culmine avec l’idée que par l’instrument des rites la vertu de l’homme
de bien (junzi) retentit sur la société tout entière et l’entraîne à se moraliser. Le comportement
rituel parfait de l’homme de bien traite ceux qu’il touche exactement comme il convient ; et
ceux-ci, traités comme il convient, intériorisent par le sens des rites le traitement dont ils sont
l’objet, et qui leur révèle à eux-mêmes ce que doit être leur conduite droite. De cette manière,
la vertu de celui qui est parvenu au plus haut degré de sincérité rayonne de proche en proche.
On voit par là que l’idée de progrès social, et même de progrès en général, est loin d’être
aussi étrangère au confucianisme qu’il est courant de le prétendre.
La dialectique du ritualisme joue sur l’extériorisation de la conduite et l’intériorisation
de la vertu, sur la pression sociale à travers le sentiment de honte et de la face, ainsi que sur
le rayonnement dans la société de la droiture et de la sincérité de l’homme de bien.
Fondamentalement, le comportement rituel part du respect des autres, et le respect que nous
témoigne autrui répond au respect que nous avons pour autrui. La vertu par excellence pour
le confucianisme, le ren, est précisément le dosage exact du comportement vis-à-vis d’autrui.
Ce sont les rites qui modulent ce comportement comme il convient, et qui font ainsi régner le
bon ordre par la vertu au lieu du bon ordre par les règlements d’État que font régner les châtiments.
c) Le modèle confucianiste de la société civile
Il s’ensuit que la philosophie politique confucianiste est porteuse d’une forte aspiration
au non-interventionisme de l’État. Elle vise en fait un idéal de non-agir (wuwei), quoiqu’il ne
s’agisse pas du tout du même non-agir que celui du taoïsme. Le non-agir du taoïsme est le
refus de toute forme humaine d’action, et notamment de toute action par les rites, pour laisser
s’exprimer dans chaque être le dynamisme de la nature cosmique retrouvé à l’état brut, car
c’est dans cet état brut, entièrement débarrassé de toute volonté particulière d’agir par soi-même,
que la nature se retrouve pure. Dans le confucianisme par contre, la véritable nature
de tout être est sa nature morale, qui doit être restaurée par une discipline de rectification des
déviations égocentriques de l’affectivité individuelle, discipline appuyée précisément sur les
rites ; mais une fois restaurée la nature morale, il n’y a plus qu’à laisser celle-ci se déployer,
sans nécessité d’autres interventions.
Léon Vandermeersch a montré que cet idéal de non-agir a marqué les institutions chinoises
d’un esprit qui trahit une conception fortement réductionniste de l’État, tendant à restreindre
le plus possible les interventions des pouvoirs publics dans la vie sociale. Dans la Chine
de l’ancien régime, l’État est si peu présent socialement que, sous l’angle de la vie quotidienne,
il arrive qu’il s’estompe jusqu’à disparaître hors de vue. La philosophie politique
confucianiste a toujours fait de l’appareil d’État un appareil conçu pour affecter le moins
possible la vie sociale, pour fonctionner à part de la société, quoiqu’en y puisant bien évidemment
ses ressources. Autrement dit, l’État en Chine n’a jamais été considéré comme pouvant
avoir des liens organiques avec la société civile : l’État avec son appareil existe d’un côté, et
la société civile avec ses propres structures existe de l’autre. En disjoignant l’État de la
société, la philosophie politique chinoise fait des membres de la société civile non pas des
citoyens, mais de pures personnes sociales, et de l’État un appareil purement administratif.
C’est en ce sens que l’État chinois se réduit à une bureaucratie pure et simple. Cependant,
suivant le confucianisme, l’État réel paraît toujours beaucoup trop lourd, beaucoup trop interventionniste par rapport à l’État idéal.
Le confucianisme, toujours pour cette même raison qu’il a de l’État une conception très
réductionniste, a toujours porté une attention extrême au contrôle de l’administration, il a été
constamment à la recherche des cas de mauvaise conduite de fonctionnaires propres à justifier
ce contrôle. Mais, dans le cadre d’une conception non politique et purement administrative
de l’État, il ne pouvait s’agir d’autre chose que d’un contrôle de l’administration par
elle-même. Les principaux mécanismes en sont : système de recrutement perfectionné sous
les Tang en une procédure de concours remarquable pour l’époque ; inspection régulière des
fonctionnaires, commandant leurs promotions ou leurs rétrogradations ; procédure écrite très
élaborée, canalisant rigoureusement les décisions suivant la voie hiérarchique ; sévérité du
censorat ; fréquence des mutations pour empêcher l’exploitation de situations acquises ;
interdiction d’affectations à des postes où les fonctionnaires risqueraient de céder à la pression
des relations personnelles, et notamment à des postes dans leur province d’origine… Ces
mécanismes remarquablement sophistiqués ont toutefois été grandement faussés par le détour
de leur finalité au profit du renforcement de l’autocratie impériale, ou plus exactement au
bénéfice de la plus influente, sous tel ou tel règne, des factions de l’entourage du souverain.
Dans cette perversion des mécanismes d’auto-contrôle de l’administration, un rôle particulièrement
néfaste a été joué par les dynasties de conquérants étrangers, qui ont systématiquement
biaisé le sens des institutions chinoises pour mieux les faire servir à consolider leur
propre domination. On interprète parfois en termes de développement de l’absolutisme l’évolution
de l’État chinois des Han aux Qing. C’est, selon Léon Vandermeersch, un abus de
langage : il ne saurait être question d’absolutisme là où il n’y a pas de conception politique
de l’État. Il s’agit simplement d’un perfectionnement continu des techniques de contrôle de
l’administration, mais pas de contrôle des populations, qui, en l’absence de tout contrôle
politique de l’État, tourne forcément à l’avantage seulement du pouvoir en place.
La conception non politique de l’État fonde par contre les rapports sociaux sur les
devoirs qu’ont d’emblée les individus les uns vis-à-vis des autres, dans le cadre des communautés
auxquelles ils appartiennent. Dans la pensée confucianiste, le concept de devoir, dont
l’expression yi est synonyme de « forme rituelle », tient une place essentielle, alors que la
notion de droit n’est même pas conceptualisée. Et c’est la charge de devoirs que porte, dans
les deux sens, toute relation interpersonnelle, qui crée la tension par laquelle les deux termes
de la relation sont rendus fortement solidaires l’un de l’autre. Il y a dix devoirs pour les hommes
qui veulent mériter l’appellation de renyi : la bienveillance affectueuse du père, la piété
filiale du fils, la bonté de l’aîné, la soumission du cadet, la droiture de l’époux, l’obéissance
de l’épouse, la mansuétude de ceux qui ont l’autorité de l’âge, l’obligeance des jeunes, l’humanité
du prince, la loyauté du sujet.
Mettre l’accent sur les devoirs, c’est considérer la société sous son aspect hiérarchisé,
alors que le juridisme, qui met l’accent sur les droits, fait abstraction des hiérarchies sociales
pour partir de l’égalité théorique de tous les individus. Ce n’est pas que le ritualisme se désintéresse
de la justice ; c’est qu’il recherche celle-ci, désignée en chinois du même nom yi que
le devoir, non pas à partir de l’idée d’une égalité de principe de tous les individus, mais à
partir d’une analyse des différences de positions sociales qui sont bien fondées, qu’il intègre
dans des modèles de structures communautaires tels que les inégalités dues à ces différences
soient compensées par un juste calcul des devoirs réciproques imposés par les positions
sociales. Le modèle par excellence de l’intégration communautaire est la famille, dont tous
les membres reconnaissent spontanément le bien-fondé des inégalités marquant les rapports
qu’ils ont entre eux, parce que ces inégalités sont compensées par le sentiment naturel des
devoirs que l’on a vis-à-vis de son père et de sa mère, de son époux ou de son épouse, de ses
enfants, de ses frères aînés et de ses frères cadets. L’idéalisation confucianiste du modèle de
structuration sociale que représente la famille a conduit à concevoir la société comme un
ensemble de structures intégrées composées d’abord de communautés familiales proprement
dites, puis développées en communautés d’une autre nature mais où les relations interpersonnelles
sont néanmoins calquées sur celles dont la famille donne l’exemple. Tel est l’esprit de
ce que Léon Vandermeersch appelle le communautarisme chinois, qui transfère dans tous les
rapports sociaux les devoirs réciproques du fils et du père, de l’aîné et du cadet, de l’oncle et
du neveu, etc. La société communautariste est une société très compacte, où les relations sont
d’une texture à la fois serrée et fortement tendue par le sens du devoir exacerbé par la pression
sociale (le sentiment de la honte). Le côté positif du communautarisme est de développer
puissamment les solidarités et d’empêcher les conflits ; d’où la profonde résistance de la
société chinoise à l’émergence de la conscience de classe. Le côté négatif est bien sûr le risque
d’étouffement des individualités.
Le postulat selon lequel les intérêts de l’État, de la communauté comme un tout, ont
toujours le pas sur les droits d’un individu fait qu’il n’existe pas de concept d’opposition
politique comme en Occident. Il ne peut y avoir de moyen terme : soit on accepte totalement
le gouvernant, soit on le rejette absolument. L’homme vertueux qui désapprouve la politique
de son souverain a donc fort peu de choix : il peut adresser un placet au monarque, risquant
de la sorte presque inévitablement la colère royale ; il peut enregistrer par écrit ses objections
et se laver du péché de déloyauté par le suicide ; il peut se retirer de la société qu’il rejette et
vivre la vie d’un ermite solitaire, ou il peut prendre le maquis (ou le bord de l’eau) et espérer,
en galvanisant la colère du peuple, renverser la dynastie pour la supplanter.
Dans une société communautariste, le progrès social consiste dans la reconnaissance de
plus en plus complète des relations interpersonnelles à travers lesquelles l’individu trouve
son identité comme membre à part entière de la société. Cette reconnaissance ne saurait être
que rituelle. Dans la Chine ancienne, « les rites ne descendent pas jusqu’aux gens du commun
(shuren) ». Seule l’aristocratie était rituellement reconnue. La masse paysanne de la
population ne l’était pas : elle était traitée comme une main-d’oeuvre livrée à l’administration,
qui l’organisait sur la base d’une solidarité pénale artificielle, au mépris de la solidarité
familiale naturelle. L’encadrement du peuple se reproduit sous diverses variantes partout
dans la Chine ancienne. Sa caractéristique est de casser les liens de parenté en leur superposant
un quadrillage de la population, ici par groupes de cinq et de dix unités, ailleurs par
groupes de dix et de cent unités, soudés non plus par les sentiments naturels de parenté, mais
par la crainte d’une responsabilité pénale collective imposée de façon autoritaire.
Dans ces conditions, le progrès social ne va pas consister en des dispositions qui permettraient
à l’individu de se détacher de ces structures répressives : en milieu communautariste
un individu ne se détache pas de son entourage, sous peine d’être marginalisé et perdu. Le
progrès va consister à dépénaliser le système, en élevant les relations entre paysans du même
village, du niveau du quadrillage répressif imposé par l’administration au niveau de véritables
relations interpersonnelles consacrées par les rites. On assiste alors à une mutation qui
conduit à la formation de véritables communautés villageoises, structurées rituellement, et du
même coup échappant à l’administration en devenant autonomes, en s’intégrant à la société
civile à l’intérieur de laquelle l’administration est censée intervenir le moins possible. Dès
lors que les anciens rites de convivialité autrefois réservés à l’aristocratie ont été transposés
et généralisés en milieu paysan, la famille paysanne elle-même peut accéder aux rites qui la
consacrent socialement : rites de mariage, rites de funérailles. La personnalité sociale de ses
membres est reconnue : ils peuvent accéder à l’éducation, et par là entrer dans l’administration.
Dès les Han postérieurs se sont multipliés les exemples, jusque-là très exceptionnels, de
lettrés pauvres, d’extraction paysanne. Sans doute réapparaîtront souvent dans la société
rurale chinoise, au cours de l’histoire, de nouveaux avatars de l’ancien quadrillage pénal des
populations : le système du baojia sous les Song, le système du lijia des Ming, la combinaison du baojia et du lijia sous les Qing, notamment. Ce sont là des exemples typiques du
mélange des institutions d’inspiration légiste aux institutions confucianistes, qui caractérise
le régime impérial chinois depuis les Han. Mais dans ce mélange c’est le communautarisme
qui l’emporte.
L’intégration sociale des artisans et des marchands a été beaucoup plus lente à venir, car
le préjugé anti-mercantiliste des confucianistes a longtemps rejeté ces catégories professionnelles
dans la marginalité sociale, ce qui n’a d’ailleurs jamais empêché certains marchands
de faire de florissantes affaires. C’est seulement vers la deuxième moitié de la dynastie des
Tang que commencent à se constituer des communautés d’artisans et de marchands (semblables
aux guildes occidentales), elles aussi soudées par les rites (culte du saint patron, culte des
esprits particulièrement honorés au pays natal pour les associations de commerçants et d’artisans
venus d’une même province, célébration de fêtes communautaires). Ces rites affichent
socialement la particularité du groupe constitué dans le respect des usages, et en particulier
dans le respect de rapports de type père/fils, aîné/cadet, etc., établis entre ses membres. Le
groupe est dès lors reconnu dans sa spécificité, et ses membres élevés à la dignité d’un statut
social. Là encore, c’est l’accès aux concours mandarinaux qui est le signe de l’intégration
sociale. À partir des Song, les fils de marchands seront de plus en plus nombreux à se présenter
aux examens.
Naturellement, l’intégration sociale des différentes couches de population s’accompagne
de leur confucianisation. À l’intérieur des groupes communautaires formés suivant les
rites, les rapports des membres se règlent suivant le modèle confucianiste des relations interpersonnelles.
La hiérarchie interne de la communauté villageoise, de l’association professionnelle,
de la guilde marchande est strictement déterminée. Les devoirs réciproques des uns
et des autres, aussi bien en matière d’argent et de contributions matérielles qu’en matière de
préséance relève de l’esprit de la morale confucianiste. Et en même temps que le confucianisme
pénètre toutes les couches de la société s’efface la coupure que les rites canoniques
marquaient autrefois entre l’aristocratie et le peuple. La démocratisation du ritualisme sera
portée à son terme par une proposition faite en 1536 par le chef du département des rites, Xia
Yan (1482-1548), d’autoriser toute la population à sacrifier dans les familles à l’ancêtre fondateur
de lignée et à ériger des temples des ancêtres.
La renaissance du confucianisme aujourd’hui
Depuis peu, se manifeste un renouveau d’intérêt pour les valeurs spirituelles confucianistes
dans les pays d’Asie orientale dont les sociétés ont été façonnées par le confucianisme,
mais où ce dernier n’a pas idéologiquement survécu aux grandes ruptures politiques ayant
marqué leur modernisation. En Chine notamment, le confucianisme fait l’objet d’une active
réévaluation. Par exemple, en octobre 1988 s’est tenu à Qufu un congrès international sur le
confucianisme et, en décembre, a eu lieu à Xiamen un autre congrès international sur le
thème du néo-confucianisme.
Une des particularités de cette « renaissance du confucianisme » est qu’elle se produit
en conjonction avec le rapide développement du Japon et des États nouvellement industrialisés
en Asie. On croit en effet établir un lien entre la rapidité de ce développement et le rôle
dynamique qu’y joue l’éthique confucéenne. On est même allé jusqu’à parler de « capitalisme
confucéen ».
Il faut néanmoins distinguer la réévaluation du confucianisme en Chine de celle qui
s’opère ailleurs. Dans les pays occidentaux, le regain d’intérêt pour le confucianisme se fonde
sur le souci de trouver une explication au développement économique rapide du Japon et
d’autres pays d’Asie, développement lié, imagine-t-on, à ces valeurs sociales que sont la
loyauté envers le groupe, le respect de la hiérarchie sociale, les rapports humains structurés
par l’esprit de famille. Mais ce renouveau semble aussi conduire à une relecture critique de
la civilisation européenne : c’est une remise en question de l’individualisme ou du système
contractuel qui, par contrecoup, revalorise l’harmonie et le sens communautaire confucéens.
L’Europe fait, pour ainsi dire, son autocritique à travers l’intérêt qu’elle porte au confucianisme.
Par contre, dans le contexte chinois, trois aspects semblent se dégager : d’abord, la
concrétisation, dans le monde intellectuel, de la « libre discussion entre les diverses tendances
», autrement dit de la liberté d’expression ; ensuite, la quête d’une nouvelle pensée qui
permettrait de sortir de l’instabilité engendrée par les tensions entre l’orthodoxie socialiste et
l’adaptation aux réalités contemporaines ; enfin, une politique qui privilégie l’économique et
la restauration d’une société fondée sur le « lien », lien du sang, du sol, ou de la fonction.
Si du point de vue de la liberté d’expression, personne ne s’oppose à cette réévaluation
du confucianisme, il n’en va pas du tout de même quand il s’agit de réintroduire les valeurs
confucéennes pour dynamiser le processus de modernisation. Un des arguments essentiels
des opposants à ce recours au confucianisme est tiré des fondements mêmes de la société
civile : en effet, l’éthique communautaire confucéenne est, historiquement, très étroite et, par
dessus tout, la doctrine du « lien » ne fait que renforcer la cellule sociale constituée par l’individu
et son entourage immédiat, et fait perdre le sens de l’intérêt général. Le sens communautaire
confucéen tel qu’il est perçu par ses opposants ne fonde pas aux yeux de ceux-ci une
communauté d’individus libres ; avec sa doctrine du « lien », il empêche au contraire les
individus d’exercer également leurs droits. Par exemple, le fils dont le père est notable, profitant
du réseau de « lien » paternel, pourra entrer dans une bonne université, trouver un
emploi intéressant et bénéficier d’une situation avantageuse. C’est pourquoi ceux qui sont
préoccupés non seulement par la modernisation économique, mais aussi par une véritable
démocratisation politique et sociale respectant les droits individuels, ceux-là se montrent
extrêmement méfiants et critiques à l’égard d’une résurrection du confucianisme.
Il est vrai que les inconvénients d’une éducation confucéenne qui développe parfois
l’hypocrisie et forme des individus introvertis, mal préparés à l’action, ont été fort bien analysés
et dénoncés par les Chinois eux-mêmes depuis le xie siècle jusqu’à l’époque contemporaine.
On ne doit cependant pas pour autant oublier les aspects positifs de l’éducation et de la
morale confucéennes : la conviction que la nature humaine est perfectible et que l’homme
possède en lui tout ce qui est nécessaire à son perfectionnement, l’importance de la discipline
personnelle, le goût de l’étude.
Quant à ceux qui parlent de « capitalisme confucéen », leur principal argument inspiré
par l’ouvrage de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, consiste à dire
que travail, frugalité et rationalisme tels qu’ils apparaissent dans l’éthique protestante se
retrouvent dans celle du confucianisme. C’est oublier que Max Weber, pour qui l’éthique
protestante se fonde sur une conception du travail en ce monde comme une mission confiée
à l’homme par Dieu, définit le capitalisme comme « la poursuite organisée et rationnelle d’un
juste profit par l’accomplissement de sa mission (c’est-à-dire son métier) ». Or, ce qui manque le plus au confucianisme, c’est de reconnaître au métier ou au travail une valeur de mission
sacrée, avec ce que cela implique de quête rationnelle du profit.
En second lieu, ceux qui parlent de « capitalisme confucéen » occultent la contradiction
qui existe entre la doctrine traditionnelle du confucianisme concernant le partage égalitaire
(jun) et le « bien commun » (gong), et ces fondements du capitalisme que sont « l’intérêt
personnel » et « le profit d’abord ». C’est ce qu’illustrent deux faits historiques, pris comme
exemples : le premier eut lieu en 1872 dans la préfecture de Nanhai (province de Guangdong),
lorsque après l’attaque livrée par les artisans des villages d’alentour contre une fabrique pilote
de tissage mécanique, le préfet en ordonna la fermeture ; parmi les raisons justifiant cet ordre,
figurait le fait que « le profit d’un seul » s’opposait au « bien commun ». Le second correspond
à la visite faite en 1876 par un fonctionnaire chinois à l’imprimerie du London Times à
Londres : quand on eut expliqué à ce fonctionnaire que, grâce à la mécanisation, un petit
nombre d’ouvriers suffisait à imprimer d’énormes quantités de papier, il fit remarquer que
des opérations manuelles auraient permis à un plus grand nombre d’ouvriers de vivre du
partage des salaires gagnés par quelques-uns. Ces épisodes ont pris place en pleine période
d’évolution de la Chine vers le capitalisme ; ils montrent à quel point le système économique
capitaliste va à contre-courant de la doctrine égalitaire des lettrés confucéens.
Bibliographie
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1996, pp. 89-107.
Paru dans “Grandes figures aux origines des religions”, in Les Cahiers
de l’Institut de Science et de Théologie des Religions (Toulouse),
n° 2 (1998/1), pp.81-102.
Repris dans Parcours d’un historien du Viêt-Nam - Recueil des articles écrits par Nguyễn Thế Anh, Les Indes savantes, 2008, 1026 p.