Voici le cas particulier de notre temps, le temps de désintégrer le spectacle. Le détournement s’est avéré un énorme mouvement social et global, en tout sauf le nom. Des millions de personnes sont là, à partager la culture pour une raison ou pour une autre, à partager des fichiers et à les refaire. Mais il y a deux problèmes en soi. D’abord, la refonte — le détournement — n’est pas critique. Cela ne copie ni ne corrige dans le sens de l’espoir. Deuxièmement, le spectacle a récupéré le détournement à un niveau d’abstraction plus élevé. Google, Facebook et la suite, sont tous basés sur nos efforts et les reconquérir pour en extraire de la valeur.
En sorte que le détournement doive peut-être évoluer. C’est pourquoi j’ai décidé de faire la performance Guy Debord Action Figure, ou #3Debord, un objet imprimé en 3D. Faire de la vidéo est maintenant facile, mais faire ces objets imprimés en 3D est encore assez difficile. La technologie n’est pas nouvelle, mais n’est pas encore « grand public ». S’il existe un « art conceptuel », alors pourquoi pas un « design conceptuel » ? Selon moi #3Debord est une pièce de design conceptuel, une sorte d’emblème de la question de savoir qui va contrôler ce nouveau moyen d’abstraction par la technologie numérique.
Pour les Américains, bien sûr, la pièce de design conceptuel parlante du moment est l’arme imprimable en 3D. Mais pour nous, peut-être que l’impression en 3D de Guy Debord pose des questions plus pertinentes sur l’endroit où la culture libre n’est pas dans le XXIe siècle. J’ai reçu quelques commentaires négatifs provenant de la troupe des pro-situs — ils existent encore. Debord est quelque peu sacré pour eux. Je dois avouer que lorsque quelqu’un a suggéré de convertir la conception graphique en distributeur de confiserie j’ai tout de même pensé qu’une frontière était franchie. Mais tant qu’il s’agit d’une application non commerciale il n’y a rien à empêcher. Mes #3Debord sont sous licence Creative Commons et les gens peuvent les modifier, tant qu’ils n’essaient pas d’en vendre le produit.
McKenzie Wark, Du détournement et du design conceptuel (Extrait)
2013 McKENZIE WARK @ Carnet de mai_Notebooks of May Trad. Aliette G. Certhoux, Criticalsecret, Paris, le 23 mai 2013
L’Action Painting a une traduction en français prêtée en contresens par certains dictionnaires, le « tachisme ». En fait ce mot permet d’expliquer un malentendu de la traduction plus correcte, la « peinture active ». En effet, le mot américain désigne non pas l’aspect de la chose faite, mais l’action de faire, (la peinture active non pas dans le sens qu’elle soit animée, mais dans le sens de l’action de peindre et de créer au-delà, des protocoles poétiques et des installations, puisque cela finit par englober l’art conceptuel américain). Les termes anglophones de McKenzie Wark pour désigner sa création de Debord imprimé en 3D, qu’il a imaginé et produit, est Guy Debord Action Figure, qu’il qualifie de « design conceptuel », tandis que le résultat nous donne à voir une représentation naturaliste en ronde-bosse qui ressemble à Debord. Mais, bien sûr, il s’agit de la conception et du mode de production, la modélisation et l’impression numériques ; et à ce titre du faire comme au premier exposé au sujet de l’Action Painting, et pour les mêmes raisons, nous n’avons pas traduit par « Action Figurine Guy Debord » (ni « Figure d’action Guy Debord » écartant la référence de l’art pour centrer sur l’action comme pratique militante de la théorie représentée — égale au fétichisme de la marchandise), ni même littéralement « Figurine Guy Debord » (parce que la traduction littérale de action figure c’est figurine — les personnages pour jouer, ce qui ferait radicalement disparaître la référence critique à l’Action Painting). Tout cela aurait installé à la fois le malentendu de la figuration aux dépens de la cible de la conception, et celui de la marchandise des jeux de figurines, dont c’est au contraire un détournement, par le triple de décalage du mot Action culturellement entendu par l’auteur dans sa propre langue.
Ce n’est pas de l’industrie mais du techno maison. Il s’agit d’un design activiste gratuit historiquement situé par l’arrivée des imprimantes 3D, comme outil, comme d’autres purent se servir de pellicule et de caméras pour faire des films lettristes, ou des techniques de l’imprimerie pour faire une revue situationniste.
S’il y avait fétichisme du moins pas celui de la marchandise, à voir le premier #3Debord copié sur une autre imprimante, avec un fichier modifié, tenu dans la main qui le présente en plongée sur New York, ça pourrait se comprendre. C’est beaucoup plus sympathique que de voir les films de Debord sous le pouvoir d’une veuve peu prodigue, ou de devoir prendre une réservation afin d’être filtré dans l’espoir de visiter le fonds Debord à la Bibliothèque Nationale [1], exposition au public délibérément restreint après que l’achat du fonds ait coûté cher au Trésor Public — Grand Public n’y a pas accès c’est Trésor National Mon Cul.
S’il y avait au contraire désacralisation du mentor, déplacé de son piédestal de Commandeur pour se polymériser en multiple objet de Maker : qui pourrait en trouver non situationniste l’hilarante insolence ?
Figure en anglais c’est aussi une statuette, ou encore un modelage — ici un modelage numérique en 3D, — etc...
(A. G-C.)
01. L’ « Action Figurée Guy Debord »
02. L’« Action Figurée Guy Debord » a été conçue par Peer Hansen avec le logiciel de modélisation FreeForm. Peer a élaboré la ressemblance avec des photographies. Le stylet à retour haptique utilisé pour façonner la figure peut-être vu dans l’image au-dessus. Il donne au designer l’illusion du toucher.
03. Les travaux de Peer résultent en un fichier de stéréo-lithographie 3D (.stl) qui peut être interprété par une imprimante 3D. Dans l’industrie cela produit des prototypes d’objets en 3D ; jusqu’à récemment les plans du designer étaient interprétés par des maquettistes du bois, du métal, ou des matières plastiques, dont les méthodes étaient la plupart du temps soustractives, dans le sens de creuser, tailler, couper, percer, ou plier, les matériaux. Par contraste l’impression 3D est un processus additif, à travers lequel une machine directement guidée par le fichier .stl construit le modèle. Ce qui a déjà modifié les conditions du travail pour réaliser des prototypes dans de nombreuses industries.
04. La machine utilisée pour imprimer Debord est une imprimante Z-form ; elle se sert de quelque chose, comme une tête d’impression d’imprimante à jet d’encre, qui se déplace à travers un lit de poudre. Lentement la tête construit l’objet couche par couche au fur et à mesure de chaque passage selon des sections transversales. Tandis que la machine continue à superposer les couches en sections transversales, lentement la figure 3D s’accomplit. Contrairement à d’autres formes d’impression 3D, la Z-form permet la structure en ronde bosse par le recours à une polymérisation chimique au lieu de la fusion par une résistance chauffée. Cela favorise une plus grande flexibilité des formulaires imprimables les rendant moins lourds à produire. Cependant, par rapport à la méthode de la résistance chauffée, lorsque l’impression est hors de la machine elle est encore fragile, et nécessite une trempe avec un durcisseur chimique.
08. Voici quelques exemplaires de la deuxième série imprimée en couleur, prêts à être trempés avec le produit qui va les durcir.
09. Solution du trempage pour les gammes Z-form depuis la résine liquide (qui a été utilisée dans le premier lot) jusqu’au mélange de sels (qui a été utilisé dans le deuxième lot). La résine liquide produit une surface plus dure avec une plus grande résilience, mais elle doit être pratiquée dans l’environnement d’une salle neutre par rapport aux effets potentiels des émissions gazeuses. Le mélange des sels est un concentré de sels Epsom avec 70% de sulfate de magnésium pour 30% d’eau chaude. Utiliser ce moyen de trempage produit moins d’effets chimiques secondaires que la résine liquide, mais l’impression ne présente pas la même dureté ni la même sauvegarde du détail.
10. Il faut trois couches de concentré de sels Epsom pour durcir les modèles. Le processus peut être accéléré avec un sèche-cheveux, au grand dam des autres personnes du studio !
11. Voici un gros-plan pour montrer la texture plutôt belle laissée par un dépôt de couches avec la tête d’impression de la Z-form. Concrétiser un fichier numérique en objet matériel peut quand même donner une sorte de tactilité intéressante.
12. Voici l’Action Figurée Guy Debord posée devant les deux livres écrits par McKenzie Wark sur l’Internationale Situationniste. Le premier, The Beach Beneath the Street, comprend un compte-rendu sur la découverte du détournement par Debord dans le domaine de l’image fixe, où les artefacts culturels sont réappropriés comme un bien culturel commun et corrigés dans le sens d’un espoir. Le second, The Spectacle of Desintegration, comprend un compte-rendu de l’ouvrage filmique de Debord — chefs-d’œuvre du détournement de l’image en mouvement.
13. Et en sorte de petit hommage, voici l’Action Figurée Guy Debord, à l’acte de fumer, mais dont la super-puissance est le détournement. La conception de Peer Hansen est disponible gratuitement sous licence Creative Commons, donc n’importe qui peut produire ce modelage. Mais comme toute chose dans la société du spectacle, la capacité de faire et de refaire notre propre culture doit trouver ses propres tactiques aux marges de la vie mercantilisée.
14. Voici les membres de l’Internationale situationniste 3D. Ceux-ci pour offrir lors du lancement du « Spectacle de la désintégration », The Spectacle of Disintegration.
McKenzie Wark
(Texte et photographies, Mai 2013)
Trad. Aliette G. Certhoux
Les deux fichiers .stl de #3Debord sous copyright en CC BY-NC-SA 3.0 certains droits réservés (peuvent être adaptés mais non à des fins commerciales, ni les objets obtenus) sont accessibles dans le site mediafire, ici — le corps, — et là, — le pied séparé à surtout ne pas oublier. Suivre les liens. (Source @_situationist_).
– McKenzie Wark, Totality for kids, conception graphique par Kevin Pyle, programmation par Erik Loyer, avec des musiques par Erick Varillas et la chanson traditionnelle Aux Marches du Palais arrangée et interprétée par The Love Technology. Bande dessinée situ des posters de couverture des deux livres de McKenzie Wark chez Verso — 16 planches animées interactives en ligne, avec des phylactères par l’auteur.
« Premier #3Debord imprimé en autonomie, et premières modifications des fichiers (qui ainsi seront imprimables par quelques autres imprimantes) par Bryan Vaccaro. Le détournement à l’œuvre » (McKW, 27 mai 2013)
Notes
[1] Du 23 février au 13 juillet 2013, Grande galerie, Bibliothèque François Mitterrand, Paris : Guy Debord. Un art de la guerre.