EST-CE POUR CELA QUE NOUS NOUS SOMMES BATTUS ?
Chaque année, les pluies de printemps arrivent lourdes et drues sur une terre desséchée et affamée. La vie renaît de la longue torpeur de l’hiver. La beauté de cette transformation annuelle me pique comme une épine de rose qui m’accrocherait les doigts. Ces jours qui s’allongent me rappellent un autre temps où j’étais un jeune homme. À l’époque, les rayons du soleil étaient tout autant sensuels et chauds, mais au milieu de la splendeur de la nature en train de renaître, la beauté de la saison était entachée par la mort. C’était en 1945 et l’Europe était toujours fermement tenue dans les poignes moribondes d’une Guerre mondiale cruelle et impitoyable.
C’était ce conflit qui avait consommé près d’une centaine de millions de vies à travers des batailles militaires, des bombardements aériens, et le meurtre de masse pur et simple. Pendant cinq années de guerre, au long des défaites et des luttes acharnées, le calendrier était passé des étés humides aux couleurs crépitantes de l’automne à l’amertume de l’hiver, puis de nouveau à l’optimisme du printemps. En même temps que les aiguilles des horloges dans chaque foyer et sur la place de chaque ville avançaient, marquant de jour en jour notre temps mortel dans cette lutte entre le bien et le mal, les soldats étaient tués ou mutilés sur nos fronts militaires, les convois coulés dans le froid de l’Atlantique Nord, les villes réduites à des gravats, laissant affamés les enfants orphelins.
Partout la mort recouvrait le monde, depuis trop d’années verrouillées depuis les semailles jusqu’aux récoltes. Nous étions un monde en guerre. Et pour ceux d’entre nous, britanniques, le coût en vies ruinées et perdues fut énorme. Mais cela n’avait pas d’importance parce que nous croyions que la cause était juste, et que nous venions des souches les plus humbles ou les plus huppées, nous étions tous ensemble dans cette guerre. C’était cette foi commune et partagée entre nous-mêmes, dans l’idée que chacune de nos contributions de la plus grande à la plus petite était importante pour l’effort de guerre, que nous connûmes à travers ces heures sombres. C’était ce qui nous avait empêchés de lâcher [4] en attendant que nos chances aient tourné — quand la guerre contre l’Allemagne nazie atteignit sa fin sanglante au printemps 1945.
Dans ces jours grisants menant à la paix j’avais juste vingt-deux ans — aussi vert que l’herbe qui avait commencé à se dresser parmi les charniers silencieux. En transitant de la libération de la Hollande aux restes de l’Allemagne nazie en train de s’effondrer, je fus sûr d’une chose : j’étais un homme verni. J’avais eu ce qu’on appelait à l’époque une bonne guerre et je ne fus pas déçu d’avoir survécu. J’avais fait ma part sans jamais me soustraire aux ordres de mon agent payeur, pourtant j’étais un des rares à avoir eu de la chance, tandis que je servais dans la RAF : la mort m’avait évité.
Je me sentais béni par la bonne fortune alors que plusieurs autres — qu’il s’agît d’amis, de voisins, de connaissances ou de parfaits inconnus — furent loin d’être aussi chanceux. Jamais il n’allaient connaître d’avoir vingt-cinq ans ni de pouvoir s’enraciner et de s’accroître d’une famille ni de goûter les fruits de la paix. Je savais ce que le reste de mes compatriotes savait : les morts avaient sacrifié leur existence à contre-cœur pour préserver la civilisation de la vie.
Cela peut-être la raison pour laquelle chaque printemps je me rends toujours, en dépit d’avoir maintenant 90 ans, jusqu’au cénotaphe commun de ma localité, aux noms de ceux que je ne connais pas gravés dans la pierre. Je lis à haute voix leurs simples épitaphes, leur âge et je me demande ce que seraient devenus ces jeunes gens s’ils avaient vécu. À quoi auraient pu ressembler leurs vies ? Auraient-il trouvé le véritable amour, le bonheur d’une profession gratifiante et celui d’avoir des enfants sains. Auraient-ils été contents de la démocratie pour la préservation de laquelle ils avaient combattu avec tant d’abnégation ? Voilà bientôt 70 ans depuis que les armes de la Seconde Guerre mondiale se sont tues, mais je ne suis plus certain que ceux qui sont morts auraient été d’accord pour que la société d’aujourd’hui vaille le prix de leur vie.
À mes yeux, ce nouveau monde à l’air de tout avoir faux, en désaccord avec ce que les hommes et les femmes de la Deuxième Guerre mondiale accomplirent avec « leur sueur de sang et leurs larmes ». Concernant nos politiciens, nos grands pontes des médias, notre complexe militaro-industriel, il paraît tout simplement trop désinvolte, trop facile, trop profane, qu’ils entonnent les noms des plages du Jour J., Sword, Juno, Gold et Omaha, comme si c’était le catéchisme de la liberté — alors que nos libertés individuelles et collectives sont aujourd’hui plus en risque qu’elle ne le furent jamais depuis la fin du nazisme.
Nous avons en quelque sorte rompu notre lien solennel avec ces guerriers d’hier et oublié que lorsque les survivants de la Seconde Guerre mondiale étaient rentrés chez eux, ils étaient comme la grande marée, celle qui soulève tous les navires. Les gens de ma génération, nous avons partagé l’expérience de la souffrance, le témoignage du génocide, du nettoyage ethnique, et celui de la persistance des privations indicibles, quand rassemblés, civils et soldats, au moment d’exiger notre dividende de la paix, nous fîmes preuve de vigilance. Nous savions ce que nous méritions : un futur qui ne ressemblât pas à notre passé âpre et dur. « La terre verte et plaisante » fut pour tout le monde après la guerre [5] parce que nous avions saigné et des nôtres étaient morts pour elle. Nous avons exigé une société véritablement démocratique où le mérite soit récompensé et personne ne soit laissé pour compte de la pauvreté, de la mauvaise santé ou du manque d’éducation.
Après la guerre nous avons révolutionné le Monde Occidental et introduit la notion que tous les gens aillent mériter la dignité, la liberté de mouvement, le processus du recours légal devant la justice, et les protections de la sécurité sociale pour préserver ceux affectés par des incertitudes économiques. Nous savions que le coût de ne pas créer une société juste aurait été la fin de la démocratie et une condamnation à la misère à perpétuité pour trop de personnes dans notre pays. Nous savions que le prix de ne pas créer et de ne pas maintenir des services médicaux universels aurait été un retour à une société à deux niveaux où les moins nombreux auraient dominé le plus grand nombre.
Pourtant, aujourd’hui, dans un monde où nos réserves de richesse sont aussi profondes et énormes que tous les grands fleuves du monde réunis, nos politiciens, les institutions financières et les industries mégalithiques nous disent que nous ne pouvons plus nous permettre ces droits, au sujet desquels les hommes sacrifièrent leur vie pour la liberté de vivre dans la dignité d’une société charitable. On se fait dire par les responsables que nous ne pouvons plus vivre avec ces produits de luxe tels les soins de santé, les fonds propres de pension d’État, des salaires décents, des syndicats et la plupart des aspects du réseau de nos services publics et sociaux.
A 90 ans je suis trop vieux pour reprendre le combat, trop vieux pour me tenir dans les manifestations avec une pancarte dénonçant cette folie. Tout ce que je peux faire, c’est témoigner de mon époque et de notre lutte héroïque d’avoir combattu il y a longtemps Hitler, puis les hommes détruisant les fondations qui avaient rendu la civilisation tolérable et décente pour ses habitants.
Le problème avec la société d’aujourd’hui n’est pas le manque d’argent ni la dette, mais le manque d’idées, le manque d’engagement de nos gouvernants à réaliser que leurs électeurs soient les gens, pas les banquiers des villes, gérants des hedge funds dont la seule loyauté s’adresse à leurs grands livres plutôt qu’à la communauté. Je ne sais pas si nous allons sortir de ce monde de ténèbres. Peut-être que l’humanité va simplement se retirer dans les grottes d’où nos ancêtres sont venus parce que nous aurons été intimidés par des partis égoïstes et les dirigeants politiques d’entreprises douteuses. Pour le bien des générations à venir, j’espère que non. Mais il y a une chose dont je suis certain, vu les politiciens et les mandarins d’affaires au pouvoir aujourd’hui, qu’en 1939 ils n’auraient pas eu le jus de combattre le nazisme. Il n’y aurait pas eu de Dunkerque, aucune Bataille d’Angleterre, aucune Heure de Gloire [6]. Nos dirigeants actuels de part et d’autre de la maison [7] auraient permis que les lumières s’obscurcissent à travers l’Europe [8], ce qui après tout aurait été la solution, la moins coûteuse et la plus prudente, à la tyrannie d’Hitler.