Fragment d’un journal du dehors — 2/7
J’ai découvert une sente que je ne connaissais pas. Elle s’élevait le long d’une falaise imposante, jusqu’à se transformer en vire étroite. Verticalité démesurée de chaque côté de mes pas. D’un côté plongeon abrupt, de l’autre soulèvement massif et compact. Le trop plein qui surplombe et le vide qui sape. Je progressais sur une cassure, une diagonale dans la falaise. Sans savoir où j’allais mais avec la joie d’avoir trouvé, peut-être, un passage. Par endroits la vire était plus large et peuplée de pins noueux. Accroupi, j’ai suivi un moment les courbes de leurs racines à la surface du sol. Impossible de me représenter leur croissance, de quelle manière elles avaient poussé, avec leur temporalité d’arbre, jusqu’à trouver des fissures, des creux où s’engouffrer. Prospectant la roche afin d’y puiser les rares ressources, l’agrippant de mille ramifications. En me redressant je vis, sur les hauteurs, des masses d’air en mouvement. Leur blancheur absorbait par instants le sommet des falaises, rendant la roche fluctuante et dénuée de limite. Je reprenais ma marche. La progression était lente, paisible. Une grande baume se dessinait à une centaine de mètres, vraisemblablement peu profonde mais très large et haute. J’y accédais par une petite pente d’éboulis, avec le sentiment de pénétrer dans un temple. Sur les parois des concrétions grossières conférant à la roche formes, textures et couleurs variées. Calme infini dans cet abri grand ouvert, au creux même du monde. Je trouvais au sol un petit morceau de roche incrusté de cristaux rouge orangés. J’eus immédiatement envie de me l’approprier, comme un fragment précieux du paysage dans lequel se seraient condensées sa force et sa beauté. Je le glissais dans ma poche, chassant de mon esprit l’impression coupable d’être alors l’auteur d’un arrachement. La pierre n’appartenait-elle pas à ce lieu, avec une évidence bien plus irréfutable que toute revendication humaine d’appartenance à un territoire ? En prendre possession était comme ramener chez moi une relique, mais aussi commettre un larcin, un sacrilège. Je laissais néanmoins de côté ces pensées confuses et me remis en route.
Le vent s’était levé. À mesure que je progressais vers l’extrémité de la falaise, il se faisait plus insistant. Je remarquais aussi que la brume descendait le long des pentes et des parois, telle une avalanche vaporeuse qui bientôt s’étendit partout, emplissant la vue de vide. « Je sentais monter en moi quelque chose de drôle, en même temps que j’avais froid : comme si j’avais été supprimé de dessus la terre, comme si j’étais hors du monde. J’étais seul avec moi-même, comme il arrive à l’heure de la mort […/…] comme si je n’avais jamais été attaché à rien. » Ces quelques lignes sont de Ramuz [1]. Elles correspondent peu ou prou à ce que je pouvais moi-même ressentir tout à coup. L’absence d’horizon, l’absence de chemin, l’absence de but…ma propre absence, sans attaches, à la surface de la terre. Je grimpais sur un rocher. Le vent me fouettait maintenant le visage. Son sifflement semblait émerger d’un silence absolu. Je lançais un regard vers ce qui auparavant s’étendait là, proche et lointain, s’offrant directement à mes yeux. À présent, tout cela n’existait plus pour moi que par un effort tremblant de représentation. Hormis ce nébuleux bout de falaise flottant dans la grisaille, mes seuls repères étaient intérieurs.
Entre deux bourrasques, je perçus une odeur inhabituelle, de celles qui saisissent le corps et soulèvent le cœur. Mais je n’y prêtais pas vraiment attention et sautais au bas du rocher. Là l’odeur se fit plus forte encore, assaillant les narines puis s’insinuant partout. En tournant la tête vers la gauche je tressaillis de peur. Je crois même que je poussais un cri, aussitôt englouti par le vent et le brouillard. À quelques centimètres de mes pieds se trouvait le cadavre en putréfaction d’un sanglier massif. Je reculais instinctivement, portant la main à mon nez pour atténuer l’odeur de mort. Les pattes arrières étaient tendues, raides ; les pattes avant repliées. Le groin gisait dans un buisson. Le pelage était rêche, humide, sale. Je l’imaginais grouillant de vers et d’insectes. En m’éloignant je sus qu’il était temps pour moi de rentrer. J’avais prévu une marche bien plus longue, mais tout me disait de repartir, de ne pas persister. J’ai toujours pensé que les lieux nous perçoivent de mille manières, accueillant le plus souvent notre présence, la repoussant parfois. Interpréter les événements en tant que signes n’est évidemment qu’un réflexe d’humain présomptueux ou apeuré. Mais il y a aussi une forme de sensibilité qui, loin de nous placer au centre de tout, nous rend au contraire plus humbles et respectueux, nous met en relation. Une part d’animisme peut-être.
Avec un peu d’appréhension, je descendis un ressaut puis une sorte de lapiaz incliné qui devait selon mes estimations me ramener sur un sentier balisé. Je sentis alors la pierre dans ma poche, celle que j’avais ramassée dans la baume. Je la sortis et la contemplais un moment au creux de ma paume. Puis je trouvais une petite anfractuosité dans la roche, dans laquelle je la déposais précautionneusement.
Peu de temps après, le brouillard se dissipa totalement.
Yann Leblanc —
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