Fragment d’un journal du dehors — 6/7
Hier j’ai emprunté une piste en voiture. Elle semblait se diriger au pied des montagnes qui attiraient mon regard depuis des jours. Je comptais bien y trouver des départs de randonnée, des sentes à explorer. La piste serpentait, cahotante, ravinée par endroits. Il devenait de plus en plus difficile de passer. Le volant vibrait entre mes mains fermement agrippées, la voiture toute entière, peu adaptée à ce type de terrain, était secouée de tremblements, de soubresauts incessants. Il devenait de plus en plus difficile aussi de trouver un endroit où faire demi-tour. Au bout d’un moment j’ai renoncé. Je manquais de temps pour continuer à pied, le soir allait tomber. Il fallait rebrousser chemin, mais où ? Je commençai une longue marche arrière, très concentré, jusqu’à un tournant un peu moins étroit où j’amorçai ma manœuvre. J’avançais et reculais avec la plus grande prudence, m’y reprenant à plusieurs fois par petites touches, pour ne pas heurter le talus ou me retrouver une roue dans le vide. Au moment où je terminais enfin mon demi-tour, je remarquai un vieil homme qui s’avançait dans ma direction. Démarche lente mais remplie d’assurance. Au moment où il est passé à côté de la voiture, je lui ai adressé un bonjour cordial. Le vieillard a plissé les yeux et plongé son regard dans le mien, puis simplement répondu "bonjour". D’une voix qui toise, mais sereine. Je lui ai demandé "elle va où la route ?” et avec tout le sérieux du monde il m’a rétorqué mot pour mot : "oh, jusqu’au bout". Amusé par cette réponse pleine de malice j’ai renchéri : "et alors c’est quoi, le bout ?" Sourire en coin du vieil homme : "ça je ne sais pas, ça dépend de vous." puis après un silence : "elle monte au col, et puis redescend et ensuite, ça continue...". Geste ample du bras, comme pour désigner une étendue aussi vaste que le monde.
J’y suis retourné aujourd’hui. J’ai garé la voiture dans un renfoncement, un peu avant le tournant. Je regardais partout, scrutais le chemin et les champs, m’attendant à y trouver la silhouette du vieux, comme si elle était déjà devenue dans mon esprit un élément à part entière du paysage. Mais il n’y avait personne. Il était encore très tôt, l’air était frais, le ciel sans le moindre nuage mais avec une sorte de brume légère qui s’élevait des forêts. Au bout d’une trentaine de minutes, marqué d’un petit cairn, un sentier pentu semblait partir droit vers les sommets. Je m’y engageais. La terre sous mes pieds était humide. Au loin, j’entendais un grondement sourd, continu. C’était une énorme cascade dont j’aperçus bientôt le déferlement blanc, haut d’une vingtaine de mètres, se détacher de la falaise et poursuivre sa course verticale sous le couvert des arbres, invisible. Le sentier me mena quasiment à son pied. Le bruit y était intense et le souffle puissant de la chute déplaçait un crachin quasi glacial qui venait cingler mon visage. Malgré tout je restai un moment immobile, avec l’impression que mon corps se chargeait d’une énergie colossale qui le purifiait. Quand je repris mon ascension mes vêtements étaient tout humides et, sur le devant, mon pantalon me collait à la peau. L’être d’une cascade : un élan qui s’exprime sans retenue, un bondissement continu de fauves rugissants ou de chevaux aux crinières immaculées d’écume, un bouillonnement de fraîcheur sonore, des trombes libérées par le vide.
Le sentier longea longtemps le torrent, puis se mit à serpenter au milieu d’une interminable pente herbeuse jusqu’à un immense plateau minéral, cerné de parois abruptes et de cimes vaporeuses. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que soudain tout était trop grand, trop vaste et ouvert, mais je fus pris d’une sorte de malaise. Je m’assis sur un rocher et tentai de retrouver l’apaisement dans une respiration plus lente et plus ample. Une nuit d’insomnie en refuge me revint alors en mémoire. Allongé dans le noir complet, les ronflements d’autres corps fourbus tout autour, je ressentais les battements de mon cœur comme des coups de boutoirs. Ils produisaient un tel martèlement dans mes artères que j’en étais venu à craindre leur rupture. Un déchirement intérieur brutal, fatal, me paraissait imminent et j’en éprouvais une véritable panique, à chaque instant. Pourtant, cette nuit-là il s’était finalement produit tout autre chose : les montagnes m’avaient bercé. Et j’avais ressenti ce rythme avec tout mon corps. Un rythme sans âge, sans mesure, au fondement de tout. Et dans ce bercement immémorial, peut-être halluciné mais assurément vécu, je m’étais rapidement laissé gagner par un profond sommeil.
Ce souvenir me fit du bien. Je parcourus du regard l’étendue et les reliefs. Une herbe rase, très verte, parsemée de pierres grises. Plus haut des amas de roches curieusement de plus en plus sombres, contrastant avec les grandes plaques de neige et leurs lambeaux blancs. Plus haut encore le ciel, d’un bleu très clair. Un espace de pure présence où l’on chemine à découvert. Je retrouvai l’envie de pousser plus loin. Pousser, peut-être, jusqu’au bout, à la fois livré à moi-même et délivré de moi-même, dans le bercement des montagnes.
Yann Leblanc —
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