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L’APPEL 

jeudi 1er juillet 2021, par Yann Leblanc

L’APPEL

I

Il remarque pour la première fois qu’une branche de lierre a atteint la fenêtre de son bureau, en observe les jeunes feuilles que la lumière traverse délicatement. Sur la tige, des pucerons, des fourmis qui agitent consciencieusement leurs antennes, sondent la présence et l’absence, méticuleusement. Il y a aussi une chenille, à la fois menue et dodue, gorgée d’un vert éclatant, parfaitement immobile. Pendant quelques instants il ne pense plus à rien. Son regard va et vient sur la branche qui contient tant de détails, abrite tant de vie que c’en est véritablement captivant.

Le bureau est encore plongé dans le calme. Il est très tôt. Dehors, aucune agitation, excepté les fourmis sur leur branche de lierre, quelques mouettes décrivant de longues courbes d’éternité sous un ciel sans nuage. C’est comme si quelque chose se préparait. Il ressent cela en lui. Un sentiment étrange, mais pas du tout inquiétant. C’est la vie qui prend son élan, s’apprête à surgir dans les moindres interstices de l’existence, les moindres recoins de l’être. Il retourne s’asseoir à son bureau, allume l’ordinateur, essuie de la main le clavier recouvert d’une très fine couche de poussière. Il se lève à nouveau, va dans le bureau d’à côté se faire couler un café. Approche la tasse de ses narines et en respire l’odeur âcre en fermant les yeux. C’est comme s’il accomplissait tous ces gestes au ralenti, comme si chaque chose, chaque objet avait été plongé dans une rêverie profonde.
« Et toi, tu feras quoi à la fin du confinement ? » L’expression était sur toutes les lèvres : « la fin du confinement ». Aller lui rendre visite ? Pas ce qu’on pouvait imaginer de mieux pour célébrer la liberté retrouvée. Mais dès que l’épidémie avait commencé à prendre de l’ampleur, il avait pensé à l’appeler. Cela faisait plus d’un mois maintenant. Pourtant il ne s’était jamais décidé à prendre de ses nouvelles. Chaque fois il imagine la scène : son vieux père qui décroche avec le ton habituel : « oui ? ». Juste ce mot en forme de question appuyée, pressante, presque agressive. Lui à l’autre bout du fil, déjà décontenancé par ce seul mot, le premier, et incapable de répondre. Dire simplement « c’est moi papa ». Il pense qu’il est peut-être branché à un respirateur à l’heure qu’il est. Mais non, le vieux est coriace.

II

Le vieil homme s’est levé très tôt comme à son habitude. Il se tient à la fenêtre, immobile, un café à la main. Le vent frais passe sur son visage creusé de rides, s’engouffre dans l’appartement encore imprégné de torpeur nocturne. A l’intérieur de l’immeuble tout le monde dort. Dans quelques heures il entendra la cafetière des voisins, leurs voix s’élever, indifférentes à tout ce qui les entoure. Puis le roulement de leur machine à laver peut-être, ou un bruit de vaisselle manipulée sans ménagement. Assiettes, verres qui s’entrechoquent, éclats de paroles sans importance. Mais pour l’instant il n’entend que le vrombissement passager des voitures, très peu nombreuses à cette heure. Les voitures de ceux qui partent quand même travailler. Il aurait été de ceux là, s’il n’avait pas été aussi âgé. Toute sa vie il avait été du côté de celles et ceux qui triment, généralement dans l’indifférence ou le mépris le plus complet. Aujourd’hui on applaudit les infirmières, les soignants. On félicite les éboueurs, caissiers et caissières. Il ne participe pas à ces démonstrations. Plus personne ne s’intéresse à lui depuis longtemps. Il ne s’intéresse à personne. Les anciens comme lui, il n’en restera bientôt plus beaucoup, de toute façon. Fatigué de rester debout, il traverse la cuisine d’un pas traînant, s’installe sur le fauteuil du salon, le plaid sur les cuisses. Son regard passe sur le téléphone. Posé sur son socle on dirait une petite statuette, muette, depuis fort longtemps. Pour chasser les absents tout à l’heure il allumera la télé. Il croise les jambes et s’enfonce davantage dans son fauteuil.

III

À huit heures, sa responsable arrive. Les commandes sont nombreuses. Sur une équipe de douze, ils ne sont plus que cinq à venir travailler, mais l’entreprise doit tout de même continuer à tourner. Une scission s’est opérée entre ceux qui viennent chaque jour au bureau et ceux qui restent à la maison. Pour les premiers, les confinés sont des planqués. Les confinés, eux, se donnent bonne conscience en reprenant à qui mieux mieux les slogans « restez chez vous, sauvez des vies », « s’en sortir sans sortir ». Il faut toujours que des clans se forment et s’affrontent, que certains profitent et d’autres pâtissent, toujours. Devant son écran il vérifie les bons, répond aux mails, se sent tour à tour utile, inutile. Parfois la responsable passe. En entrant elle remet son masque en place, donne ses instructions, repart aussi sec. Dans le bureau d’à côté son collègue allume la radio. C’est le décompte quotidien des morts. Quelques années seulement en arrière, ça ne lui aurait fait ni chaud ni froid que le vieux en fasse partie. Il aurait accueilli la nouvelle sans sourciller. Peut-être même… oui peut-être même avec un sourire. Un léger bruit se fait entendre dans son dos. Sans doute un oiseau venu se poser sur le rebord de la fenêtre. Il songe tout de suite à un moineau mais c’est une pie, juste là, derrière la vitre, qui s’affaire. Sautillements brefs et mouvements saccadés de la tête qui soudain pivote pour le fixer d’un œil noir comme un morceau d’obsidienne.

IV

Le vieil homme s’est assoupi un moment, ses traits ont perdu de leur dureté. Un faisceau de lumière s’est posé sur le tapis et a lentement progressé à travers la pièce. Jusqu’à atteindre ses pieds, éclairer le plaid qui recouvre ses jambes, réchauffer ses mains parcourues d’un léger frémissement. A ce moment-là tout son corps semble pris de petits soubresauts nerveux qui vont s’amplifiant. Il ouvre brusquement les paupières en retenant son souffle. Cauchemar. De ceux qui troublent ainsi son sommeil depuis des années. Il prend une longue inspiration et pousse un soupir pour chasser les images du rêve, le passé qu’elles ont une nouvelle fois convoqué inutilement. Il se penche en avant, le bras tendu, les sourcils froncés par l’effort, afin de saisir la télécommande de la télé sur la table basse. L’écran s’allume. Le journal. Décompte quotidien des morts. Ça ne lui ferait ni chaud ni froid de se savoir condamné par le virus. Un chiffre parmi d’autres, ne faisant qu’allonger un tout petit peu une liste déjà longue : sa modeste contribution au bilan gouvernemental. La seule raison pour laquelle il met un masque lors de ses rares sorties, c’est qu’il a peur de l’hôpital. Mourir seul c’est une chose. Loin de chez soi, entouré d’inconnus qui s’activent en vain au-dessus du lit, sans qu’on puisse même simplement voir leur visage, c’en est une autre. Il ne veut dépendre de personne, il a toujours pensé qu’il prendrait les mesures qui s’imposent, le temps venu.

V

La journée est ponctuée par le lavage des mains, le port du masque, les commentaires échangés sur l’évolution de la pandémie. Le travail est passé à l’arrière-plan, tout est passé à l’arrière-plan et il a parfois l’impression que plus rien n’a de réalité. La situation, le confinement du monde, les réanimations saturées, les morts comme les vivants. C’est une impression plus angoissante encore que ce virus dont la prouesse est d’avoir pris, invisible, imperceptible, tout le devant de la scène. Il reste pourtant de petites choses auxquelles se raccrocher : la branche de lierre contre la fenêtre du bureau, les mouettes, cette pie qui l’observait tout à l’heure, à la fois interloquée et peureuse. C’est dans ce flot de pensées désordonnées qu’il s’étonne de voir surgir, à plusieurs reprises, son père. Pas la figure désespérément dure du passé. Plutôt celle d’un vieillard seul et usé dont l’existence s’est prolongée bien malgré lui, ne se résumant plus qu’à une succession d’habitudes figées. Il prend son téléphone portable à côté de l’ordinateur, fait défiler les numéros du répertoire. Celui de son père est là, enregistré avec le prénom et le nom de famille, comme les contacts qu’il connaît à peine. Ce pourrait être une vague connaissance ou un collègue, sauf que ce nom de famille est aussi le sien.

VI

Affublé d’un masque trop grand pour son visage émacié, il sort faire quelques achats de première nécessité à l’épicerie du coin. Il n’a pas rempli d’attestation. Si des policiers l’arrêtaient il pourrait toujours les attendrir en jouant au vieillard esseulé et sénile. Il avance en s’appuyant sur sa canne le long de la ligne de tramway, à petits pas rapides. Devant l’épicerie il faut faire la queue, en respectant l’intervalle réglementaire d’un mètre. Heureusement il n’y a pas beaucoup de monde. Devant lui une femme entre deux âges avec son chien. Un beau molosse, digne, attentif aux moindres gestes de sa maîtresse. Il s’écarte pourtant un instant et va flairer les jambes du sdf qui fait la manche à quelques mètres de l’entrée du magasin. Touché qu’un être vivant lui témoigne enfin un peu d’attention, le sans abri sourit à l’animal et le caresse. La maîtresse laisse faire, entre dans l’épicerie tandis que le chien s’assoit juste à côté de l’homme. Aux anges, ce dernier lui parle à voix basse : « t’es beau toi, oh oui t’es beau mon ami, t’es un bon chien tu sais ». Tout chez cet homme, sa voix, son expression, l’émotion dans ses mains qui vont et viennent avec tendresse sur le pelage de l’animal, trahit un besoin colossal de compagnie et d’amour. Mais déjà la femme ressort du magasin et aussitôt son chien se lève pour lui emboîter le pas. Le sans abri le suit un moment du regard.
De retour chez lui le vieil homme ouvre le répertoire usé où sont inscrits tous les numéros qu’il a jadis pu composer. Il y figure celui de son fils. Mais ce n’est probablement plus le bon à présent.

VII

En rentrant du travail il fait quelques courses au supermarché. Un petit vieux, dos voûté, se déplace avec peine entre les rayons. Il porte un masque artisanal, peut-être cousu par sa fille ou ses petits-enfants, orné de beaux motifs de couleurs vives qui contrastent de façon très nette avec ses vêtements ternes et passés. Des vêtements beaucoup trop amples pour ce corps chétif. Au-dessus du masque, deux petits yeux vifs scrutent anxieusement la trajectoire des autres clients. Il le croise à plusieurs reprises, l’observe, espère simplement qu’il va tenir bon et passer au travers.
De retour chez lui il jette tous les emballages qui ne servent à rien, nettoie scrupuleusement le reste des courses et file prendre une douche. Ce n’est qu’après s’être lavé puis changé qu’il parvient enfin à se détendre. Il est en train de couper quelques légumes quand soudain les premiers coups de casseroles se font entendre. Petit à petit la clameur s’élève. Huit heures. Pour beaucoup ce joyeux tintamarre est devenu un repère, une balise dans le brouillard du confinement, une percée, dans cette longue parenthèse. Combien de temps qu’ils ne s’adressent plus la parole ? Depuis combien de temps dure-t-elle, cette parenthèse-là ?

VIII

Il fait nuit depuis longtemps. Le bruit des rares voitures forme comme des vagues sur l’étendue du silence. Ce n’est pas encore l’heure de dormir, mais déjà les objets du quotidien se sont assoupis, les rideaux sont tirés. Tout à coup pourtant, une sonnerie retentit : un appel.

Yann Leblanc

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