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La Photographie éloquente de James Goddard 

lundi 31 mars 2014, par Márcia Marques-Rambourg

« L’image ne joue ni le rôle de l’illustration ni celui de support de la pensée. C’est qu’elle n’est rien hétérogène à la pensée. Une conscience imageante comprend un savoir, des intentions, peut comprendre des mots et des jugements. »
Sartre

La photographie est un support. Un support ouvert, et formidablement complexe.

Organisée dans sa plasticité imageante (dans sa capacité à former d’autres images, à élargir les limites du cadre), elle absorbe la perception du spectateur et redonne à celui-ci, dans la générosité intrinsèque à l’Art, l’attention qu’il doit au monde, à l’Autre, à lui-même. L’attention que le monde lui prête. Perçu et percevant, le spectateur se met ainsi en scène, et redéfinit l’espace de sa propre observation.

La photographie est une toile. Un espace composé d’éléments picturaux, inévitablement ordonnés par notre logique, par notre jugement. Un support pictural, et, parce qu’imageant, fractal, reproductif. Elle comprend des pensées à venir, des paysages alignés, pensés, réfléchis, biaisés. La photographie devient ainsi familière, quelque peu réchauffée par la construction de la mémoire, par la synchronicité réactive au monde.

Dans la mobilité du regard humain, la scène se crée en multipliant les actions du décor, les mouvements quasi audibles, quasi palpables, des personnages, des sujets actants dans les mondes. Des jambes, des mains, des danses, des discussions, des paroles que je vois, que j’organise, que je juge et que j’imagine sur un support photographique. Cet ensemble d’images que je sculpte mentalement me donne une parole active, sensorielle, perceptive ; me dévoile la voix et la plasticité de l’image.

Je regarde les mains de Dorothea Lange. Des mains qui donnent à créer, à recréer, à ordonner, à vivre. Je regarde ses mains teintes d’une argile fragile qui dénude le sujet, qui m’expose à lui, et l’expose à moi. Je vois les mains de la photographe qui recouvre mon espace de formes et de pensées ondulantes. Je les vois sur la photographie, comme je regarde les mains du poète, ouvrières, patientes, qui trans-forment les formes de mes yeux, qui reformulent et redistribuent les voiles du Réel.

Et je tombe dans la scène. Mise en musique par le regard de Lange, cette célèbre photographie met en perspective Florence Owens Thompson et ses deux enfants. Trois éléments composent le cadre. Je fixe le regard de cette femme. Il se meut, statique, accroché à un chemin invisible. Scrute l’horizon, sans le savoir, sans le voir, sans le sentir. Florence Thompson tient ses enfants sous des ailes fragiles faites en fer et en os. Des ailes maternelles, inébranlablement solides. Ils se meuvent, ainsi, mère et enfants, assis, sur les yeux du spectateur, en défiant l’art de la vue, en ouvrant une série de fenêtres d’imperceptibles contours :

Florence Owens Thompson pose avec ses deux enfants. Migrant Mother, célèbre photographie de Dorothea Lange, printemps 1936.

La photographie de Lange est ainsi, dramatique. Elle ouvre la théâtralisation de l’espace, manipule l’action et le discours des personnages ; crée le corps des décors de l’observation.

À cette dramatisation du regard, si recherchée par les grands photographes poètes, dont Lange, Édouard Boubart, Kertesz, s’unit inévitablement la parole ; le discours. Cette force imageante qui établit la musique de la pensée.

La Parole, cette musique mallarméenne, l’origine du verbe, « Tutta quella Musica ! », le commencement de l’état poétique – comme nous le rappelle Yves Bonnefoy – , est la force de l’art photographique si singulier chez James Goddard.

Poète, éditeur, voyageur, écrivain, James Goddard décrit le monde dans l’exploitation du sensible. Photographe anglais, flâneur universel, Goddard parcourt le monde en observant l’espace, les gens, leur Temps.

Dans son travail de photographe, je retrouve une structure nouvelle, une sorte de mise en abyme territoriale de la Parole.

Comme si les paysages se construisaient dans une harmonie géométrique déconcertante, oxymorique : les lignes informent, déforment, forment des images qui transcendent non seulement le cadre de la photographie, mais celui de la lecture. Les rues, les immeubles, les territoires visités, parfois très éloignés, sont des structures vives, vivantes, minutieusement conçues dans la perfection de la représentation de la scène, qui basculent pourtant vers une multiplicité langagière dérangeante, nouvelle, comme une « chute de l’horizon d’attente », ressentie sur cette photographie de l’album Spain in Monochrome  :

“Part of the collonaded walkway that surrounds the Plaza Mayor at Salamanca.”


Ici, toutes les formes géométriques sont représentées. Sur tous les plans, la géométrie est harmonieuse. Le point de fuite, espace normalement ouvert à la « fin » de l’espace, s’ouvre au fond de la galerie, en annonçant des formes contrastantes à celles représentées sur les plans antérieurs de la scène. Comme si Goddard nous montrait toute la géométrie possible des lignes réunies pour ouvrir notre regard à l’invisibilité ou à une a-géométrie du point de fuite. Comme si la photographie prenait la parole pour manipuler un discours dissimulé, un « PSOS » sur la partie droite de la galerie, énigmatique, décalé.

James Goddard tisse une couture inattendue, une courbe éloquente sur ce cliché d’Almagro, ville espagnole, du même recueil :

Se construisent des paysages historiques, critiques, reculés dans une parole suggérée, mouvante, presque mordante, répandue sur des interrogations spatiales, comme sur la photographie ci-dessous, prise à l’intérieur d’une mosquée espagnole, expliquée par l’auteur comme une « vision intérieure de la mosquée où l’Église Romaine Catholique doesn’t intrude » :

“Here’s an interior view of the Mesquita where the Roman Catholic cathedral doesn’t intrude. Note that the sign on the left fails to mention that this was a mosque for many hundreds of years.”



Plastique, esthétique, mais aussi mentale. Chez Goddard, l’espace est recherché dans l’infini de la courbe, dans la suggestion de la forme. C’est une parole susurrée dans le détail, une note discrète qui se révèle, qui se montre, que l’on attend, au loin :

Cette photographie prise à Dinant, en Belgique, dans l’album Belgium in Monochrome, nous renvoie à la probabilité de la perspective fractalisée des photographies chez Goddard : l’arrière-plan, très souvent mis en relief paradoxalement dans sa position reculée, prend le poids (ou le rôle) de l’explication de l’espace et du discours. C’est un mécanisme de recherche interprétative qui revendique, systématiquement, l’analyse du probable, du possible, de la présence dans l’absence de l’image.

James nous donne ainsi à voir l’angle que la photographie ne montre pas. Il nous renvoie vers la porte semi-ouverte d’une image qui est presque là, vers un discours sensible, complexe, vers une exploration presque docile de l’espace, vers un territoire familier, une caverne-mémoire non sélective, figée.

Goddard ausculte alors l’esprit des lieux en en captivant ce qu’il est de l’Homme, ce qu’il reste du temps et du corps de l’Homme, en faisant parler la présence humaine, en son solipsisme inexorable, inflexible.

Je vois les visages sur les photographies de James Goddard, et entends la symétrie entre parole et vide, entre discours et éthique. Je repense à Lévinas et à sa perspective philosophique sur l’éthique du visage. Et ce n’est certainement pas pour définir les limites entre le Moi et l’Autre que Goddard s’inspire du visage d’autrui. C’est, à mon sens, tout simplement pour nous renvoyer au regard premier de l’essence de l’Homme ; à sa couleur vive, à ses nuances écarlates, à sa palpable immatérialité :

De l’album "Portraits"
De l’album "Portraits"
« Waiter in Bruges », album "Belgium in Monochrome"

En gris, en noir & blanc, mes yeux accompagnent ainsi les recoins de la lumière, des formes, et des sons dans les perspectives du regard de l’humain vu par Goddard. Ils y retrouvent des espaces en blanc, bavards, des traces d’un discours interrompu et, pour cette raison, persistant. Des profils, des suggestions, des regards, des corps en scène et en suspension, des textures en relief.

Plus haut, ce sont trois scènes. Trois photographies ; trois visages. Des mouvements distincts et pourtant semblables dans une même recherche commune : celle de la liberté et de l’expression discursives. Celle de l’esprit humain éloquent, en son silence, en suspens.

James Goddard cherche la parole de l’Homme dans la voix de ses photographies. Comme Vivian Maier (1926-2009), il cherche l’image dans l’image ; la parole dans le silence, l’acte dans l’Homme. L’Homme dans son semblable.

Mother and son do the laundry in the River Ganges, Madhya Pradesh, India. Cette photographie de Goddard m’a habitée pendant plusieurs mois, plusieurs Temps. Elle reste ici, grandiloquente, à écorcher ma vision, à bouleverser mon regard logique, critique. Plongés l’un dans l’autre, prolongés, mère et fils resteront courbés et imprimés dans ma mémoire. Cette image décortique les mailles de mon existence dans le monde, reformule, dans moi, l’image de l’Amour et de mon amour de l’Autre.

Cette photographie, qui devait faire l’objet de ce court essai, restera désormais silencieuse. Pour exister, librement, éloquente ; pour dessiner ma parole et mon regard à l’extérieur du portrait.


James Goddard by himself

James Goddard is an English editor, publisher, writer and sometime photographer who has no formal training in anything. He has travelled extensively in India, the Middle East and Europe in pursuit of photographs of ordinary people and interesting places. His love of monochrome photography started with his first camera and he still firmly believes that only black and white images enable us see our world as it really is. His photographs have been featured in the arts and literature annual, Le Zaporogue, edited by Seb Doubinsky ; Invierno : A Cantata of Spain in Winter (John Lewis) and on several book covers. He publishes books under the Leaky Boot Press imprint and has worked with well-known authors acting as freelance editor for several other publishers. He has published articles and reviews in a number of books and magazines, but is now more interested his photography and fictionion. He was born in Bournemouth, a university town and resort on the south coast of England, lived in London for a short time and now lives with his 10,000 books and three cameras in Driffield, a small East Yorkshire town. He doesn’t blog or have a personal website, but might one day have both, is a libertarian in all things and is currently working on books of both his Indian and Spanish photographs.

Selections of his photographs can be seen at :

http://www.lulu.com/shop/search.ep?type=&keyWords=LE+ZAPOROGUE+14&sitesearch=lulu.com&q=&x=8&y=6
http://www.lulu.com/gb/en/shop/various-authors/zaporogue-xv/ebook/product-21451634.html
http://goddardmeister.deviantart.com/
https://www.flickr.com/photos/94917120@N04/
https://www.facebook.com/goddardmeister

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